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UN ANCIEN HARRAG SE CONFIE:Ailleurs on est libre de rêver.

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  • UN ANCIEN HARRAG SE CONFIE:Ailleurs on est libre de rêver.

    UN ANCIEN HARRAG SE CONFIE À L’EXPRESSION
    «Ailleurs on est libre de rêver»


    Quand notre barque est tombée en panne, j’ai pensé à ma mère. Je voulais revenir un instant la serrer fortement dans mes bras.

    Il nargue le mépris et le racisme de l’Europe, il nargue les discours moralistes et pédants des responsables algériens. Tahar, un jeune, la trentaine, nous parle de son expérience en pleine mer.
    Il nous livrera les profonds sentiments qui l’ont poussé à monter dans une embarcation de fortune, une certaine nuit du mois d’août 2001 sur les rivages de Tigzirt. Il nous raconte les sentiments qui le traversaient tout au long de ses pérégrinations au milieu des vagues. Gardons-nous de responsabiliser une partie avant une autre sur l’émergence de ce phénomène.
    Selon les propos de Tahar, il apparaît que ce ne sont pas les conditions économiques seulement qui sont à l’origine de sa harga. Il semble qu’on ne part pas pour combler ce qui manque ou pour fuir ce qui ne plaît pas. Qualifier cette traversée d’émigration clandestine ne traduit nullement la réalité du phénomène. Beaucoup de motivations sont à la base de celui-ci. Plusieurs frustrations d’ordre social, économique, psychologique, voire familial convergent pour enclencher un sentiment de révolte inconsciente qui pousse jusqu’au suicide en haute mer. Tahar est révolté, il est parti. Il a déchanté à l’arrivée. Il n’est pas revenu de son gré, il a été reconduit à l’aéroport. La boucle n’est pas bouclée pour autant. A l’aéroport Houari-Boumediene, il n’a pas été reçu par ses parents ou par des psychologues. Des policiers l’ont menotté et conduit au commissariat. La même boucle n’est pas encore bouclée car il compte refaire le voyage mais, autrement cette fois-ci. Et, si au lieu de parler à sa place, on écoutait?

    L’Expression: Qu’est-ce qui peut bien pousser un jeune à braver les dangers de la mer dans une petite barque?
    Tahar: Selon vous, que cherche un jeune? Ce n’est pas compliqué pourtant: un travail qui permet de s’offrir les choses nécessaires dans la vie. Vous savez, même avec de l’argent on ne peut rien faire ici. Moi, je suis issu d’une famille riche. Si je voulais, je n’ai pas besoin de travailler. Un jeune comme moi a besoin aussi d’une vie sentimentale, familiale et conjugale. Je veux avoir la femme que j’aime, des enfants avec qui jouer, le soir, rentré du travail. Je veux aussi être libre et vivre comme je l’entends.

    N’es-tu pas libre ici dans ton pays?
    La liberté existe ici, mais ce n’est pas vraiment de la liberté. Ici, on croit qu’être libre, c’est faire ce que l’on veut. Déranger dans la rue les autres et vous devez bien en savoir quelque chose, est-ce de la liberté? Vous savez ici, je crois que la liberté se mesure aux rapports de force. Une fois, j’étais en train de discuter avec ma copine au téléphone et un policier m’a chassé par des mots vulgaires.

    Il n’y a pas uniquement ça...et puis, qu’est-ce qui différencie la liberté ici et en France?
    Tout. En France on est surtout libre de rêver. Oui, rêver de jours meilleurs, d’évoluer sur tous les plans de la vie. Rêver même d’être autre chose. Vous savez, le rêve américain. Il a un sens. L’être humain doit pouvoir rêver et élargir ses horizons. Ici, je ne fais malheureusement que des cauchemars. Enfin, pour être sincère avec vous, les gens ont des problèmes d’argent même s’ils en ont. Le drame c’est qu’ils ne peuvent rien faire avec.

    Quel a été le déclic pour ta décision de monter dans une barque?
    Je n’ai pensé à rien. Ni aux problèmes du pays ni à l’Algérie entière. C’est plutôt un problème familial. Enfin, à chacun son déclic. Un amour déçu, un problème de chômage, les problèmes familiaux comme l’autoritarisme du père et pour beaucoup, l’excès de zèle d’un policier, d’un administrateur et plein d’autres choses. Il y a des moments dans la vie où les choix ne sont pas multiples. On n’a que le suicide par pendaison ou se noyer dans la mer.

    On a tout de même besoin de courage...
    Oui, mais, on trouve toujours sur qui compter. Moi, j’avais un ami de Tigzirt, un très bon nageur. Je me suis dit qu’il pouvait m’aider au cas où...enfin, je ne sais pas vraiment.

    Que ressentais-tu une fois dans la barque?Au début, il y a une surexcitation. La peur ne commence que quand on ne peut plus voir la terre. On entendait le moteur. On se regardait en silence. On pense à l’Europe et à une autre vie qui nous attend une fois sur terre. La barque est tombée en panne et il a fallu sept heures pour la réparer. Une peur s’installait doucement. Certains ont paniqué. Mais, avec le temps, une certaine sérénité s’est installée. On avait même beaucoup rigolé. On se posait des questions sur le premier qui mourrait.

    A quoi as-tu pensé pendant ce temps-là?
    A ma mère. Je voulais revenir un instant la serrer dans mes bras. Je pensais aussi à mon village. J’ai espéré revenir pour contempler juste un moment les collines. Je désirais prendre aussi une bière avant de mourir. J’ai regretté aussi de n’avoir pas rencontré Jennifer Lopez, c’était mon idole à l’époque. On ne pensait déjà plus à l’Europe. J’avais plutôt beaucoup de remords d’avoir embarqué. Les heures passaient difficilement. Un moment, je vous le dis quand même, j’ai préféré être en prison en Algérie que de vivre l’enfer de ramer.

    Vous avez tout de même réussi à rejoindre la terre ferme...
    Ah, oui. Nous avons d’abord cru que nous étions en Italie. Mais, nous nous sommes rendus compte que les panneaux étaient écrits en français. Nous nous sommes donc séparés pour ne pas être arrêtés ensemble. Au moins quelques-uns allaient s’en sortir.

    Pourquoi alors n’as-tu pas pu réaliser ton rêve de t’y installer?
    Je n’ai pas été très intelligent. J’avais aussi des principes. Cela ne m’a pas aidé. J’aurais pu me marier pour avoir des papiers. Mais, je ne voulais pas le faire juste pour ça. Je voulais une vie sentimentale et familiale honnête. Je n’ai pas été aussi prudent. Sans papiers, j’ai réussi à visiter l’Allemagne, l’Italie et la Belgique. J’ai travaillé comme maçon. Et, je me suis fait surprendre par une brigade sur chantier. Si vous saviez quelle a été ma déception ce jour-là.

    Et on t’a reconduit à l’aéroport?
    Malheureusement! Vous savez que c’est notre pays qui paye les billets du retour? Drôles d’accords, n’est-ce pas? Notre pays mérite le contraire.

    Comment cela?
    Imaginez qu’un jour, ces mêmes Européens viennent dans notre pays en harraga. On les sauvera certainement, sur les plages de Tigzirt, Jijel, Oran ou Annaba. Ils ne viendront pas pour manger, ce qu’ils pensent de nous, mais juste pour se permettre de rêver. Juste pour ça.

    Une fois en Algérie?
    J’ai été gentiment accueilli et menotté par des policiers. Je m’attendais à rencontrer des psychologues. Maintenant, il paraît que les jeunes refoulés sont directement jetés en prison. C’est bizarre.

    Un mot à dire aux autres qui seront tentés par l’aventure?
    Ce n’est pas une bonne idée de partir. Il y a d’autres moyens moins dangereux.

    Pourtant, toi aussi, tu savais cela avant de t’embarquer...
    Oui, mais, je ne pensais pas de cette manière à l’époque. La vie est un cadeau qu’il ne faut pas jeter à la mer.

    Entretien réalisé par Kamel BOUDJADI
    L'expression
    Mieux vaut un cauchemar qui finit qu’un rêve inaccessible qui ne finit pas…
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