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En 1958, les sportifs avaient du courage: Des footballeurs entre Paris et Alger

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  • En 1958, les sportifs avaient du courage: Des footballeurs entre Paris et Alger

    « Mon cœur est embêté », répondait Mme Carla Bruni-Sarkozy, l’épouse d’origine italienne du président français, lorsqu’on lui demandait quelle équipe elle soutiendrait au cours de l’Euro 2008, en juin dernier. La double fidélité des joueurs d’origine algérienne, lorsqu’ils l’expriment, est loin de susciter le même attendrissement. Guerre d’Algérie, immigration, malaise des banlieues, psychose de l’après-11-Septembre : depuis cinquante ans, le football a reflété chaque étape d’une histoire toujours à vif.

    Par Dominique Le Guilledoux

    Mustapha Zitouni (Monaco) et Amar Rouaï (Angers) s’affrontent à Saint-Etienne. L’un marque un but, l’autre le tacle. « Attention, ne va pas me blesser à la dernière minute ! », crie Rouaï. « Allez, joue. » L’arbitre siffle la fin du match. Les deux joueurs prétextent vouloir « boire un pot », s’échappent des vestiaires et s’éclipsent dans la nuit. Ils sont pris en charge par un « contact », l’ancien joueur Mohamed Boumezrag. Direction Rome, puis Tunis par avion. Rachid Mekhloufi, lui, a quitté le stade stéphanois pour les rejoindre, tout comme sept des dix plus illustres joueurs algériens du championnat français. A l’aube, on les filme sur le tarmac de l’aéroport de Tunis. L’équipe du Front de libération nationale (FLN) est née.

    A deux mois du Mondial 1958, la nouvelle prend l’allure d’un séisme. Zitouni, meilleur arrière central de la planète, pressenti pour le Real Madrid, et Mekhloufi, l’homme qui « a des yeux derrière la tête », ne feront plus partie de la sélection tricolore. Le football français est décapité. Les supporteurs sont cois. Ces joueurs étaient adulés. Insouciance, vie de stars, voitures, mariages mixtes, enfants... Ils avaient suscité une forte sympathie. A travers le football, la France découvre la guerre d’Algérie.

    Ces sportifs sont des enfants du 8 mai 1945. Sétif : Algériens et colons vivaient la liesse de la Libération. Des manifestations spontanées surgirent des drapeaux verts au croissant rouge. Signal insupportable. Des policiers, des militaires, puis des civils ouvrirent le feu. Quarante mille morts, répètent les vieux footballeurs ; entre six et huit mille morts, selon l’historien Yves Benot (1).

    Des Algériens enrôlés dans l’armée française retrouvent leurs familles décimées. Les footballeurs racontent leurs souvenirs de « mômes » : l’hommage des colons au maréchal Pétain, tous les matins à la levée du drapeau. « Pour nous, c’étaient des traîtres à la patrie, les Juifs algériens étaient avec nous, nous les protégions. »

    Les jeunes grandissent avec le ballon, quittent leur terre natale, le statut d’indigène, découvrent de l’autre côté de la Méditerranée la « belle France, celle de la liberté, de la justice », le plaisir de s’épanouir dans de grands clubs. Mais demeure la constance de la blessure, le cauchemar de la Libération. « On nous avait promis l’indépendance... » Sur le tarmac de Tunis, les footballeurs invitent l’opinion publique à les comparer, comme tout combattant du FLN, aux résistants français contre l’occupation nazie.

  • #2
    Leurs femmes et leurs enfants se tiennent à leur côté. L’équipe part en tournée au Proche-Orient, en Europe de l’Est, en Chine. On découvre un style fait de vivacité, de liberté d’improvisation, de finesse technique, une vision du jeu. Un football à l’algérienne où l’on cultive l’art de bien se placer, de récupérer et de faire circuler le ballon, d’éviter les contacts, bref, de nourrir une jolie fluidité. On retrouvera cette marque de fabrique dans la sélection nationale qui créera la surprise en battant l’Allemagne (2-1), à Madrid, lors du Mondial 1982. « La vérité, c’est que ces joueurs étaient sortis de notre moule. Ils étaient peut-être un peu plus physiques, un peu plus rapides », confie Mekhloufi, alors responsable de la formation.

    Lorsqu’il s’exile à Tunis, Mekhloufi tombe de haut :« Je n’avais pas de conscience politique. L’équipe du FLN m’a tout appris. » La star stéphanoise ouvre les yeux sur les camps de réfugiés, les atrocités de la guerre, les fins de mois difficiles. Après l’indépendance, il organise le football, la deuxième religion d’Algérie après l’islam. Plus que jamais, il s’intéresse à la vie dans les usines, aux chômeurs, aux sans-logis, aux candidats au départ. « Les gamins, on leur a fait comprendre la vie, la politique. » Il observe l’actuelle évolution des mentalités dans les milieux européens : « Les joueurs professionnels se moquent de la souffrance, du malheur des autres, y compris les joueurs français d’origine immigrée. Leur loi, c’est de gagner un maximum d’argent. Tôt ou tard, l’argent va tuer le foot. Les gens n’iront plus au stade. »

    Les années 1990 ont été terribles : les Algériens ont appris à slalomer entre la violence islamiste et celle de l’Etat. En plus de faire au moins une centaine de milliers de victimes, la guerre a ouvert un boulevard à la corruption. Des milliards de dollars se sont évanouis dans des coffres privés à l’étranger : des généraux, des ministres et des présidents en exercice ont tiré leur épingle du jeu, se désole la rue tout en déplorant le financement des « barbus » par des réseaux qu’ils supposent « iraniens », « afghans », « saoudiens », « algériens »...

    Côté football, l’équipe réitère l’exploit de 1982 : elle bat le Nigeria 1 à 0 en finale de la Coupe d’Afrique des nations (CAN), en 1990. La fierté d’être une grande nation du football s’exprime de manière passionnelle et complexe. La Fédération algérienne de football fait appel à des Français d’origine algérienne et à des Algériens évoluant dans des clubs hexagonaux. Elle les mêle à ses joueurs. Le public est aux anges, même si des clivages existent entre footballeurs. Lors du Mondial 1982, El Moudjahid et quelques journaux tentent d’attiser les braises nationalistes. Ils critiquent le sélectionneur Mekhloufi pour avoir recruté et trop privilégié les « Français ». Brisant un tabou, celui-ci explique qu’il a fait avant tout le choix de la qualité. « Jusqu’en 1978, le football était archaïque dans notre pays. Les joueurs s’entraînaient de midi à 14 heures, avec un sandwich. Nous leur avons libéré du temps. » Mekhloufi ne perdait pas pour autant ses réflexes d’ancien international français, en gardant les yeux rivés sur les performances des joueurs du championnat de l’autre côté de la Méditerranée.

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    • #3
      « Comme s’il fallait choisir entre son père et sa mère »

      Auteur du but qui donne la CAN à l’Algérie, le Lensois Chérif Oudjani, fils de l’ancien joueur professionnel Ahmed Oudjani, qui a aussi gagné les rangs du FLN en 1959, a fait partie de l’équipe de France jusqu’à l’âge de 18 ans. « J’étais pressenti pour aller plus loin chez les Bleus. Mais il y avait des concurrents plus forts que moi. L’équipe d’Algérie m’a alors appelé. » Ayant la possibilité d’une double nationalité footballistique, Oudjani constate : « Nous avions moins la cote d’amour parce que nous n’étions pas nés en Algérie. Ce n’était pas une rivalité, mais une sorte de gêne existait avec les joueurs ; pas avec le public. Je n’en avais pas moins des rapports courtois au sein de l’équipe. »

      Locomotive du Paris - Saint-Germain (PSG) des années 1970, Mustapha Dahleb, lui, ne se voyait pas annoncer un jour à son père qu’il était sélectionné en équipe de France. Né en Algérie, arrivé en France à l’âge de 9 mois, le jeune Mustapha a rêvé avec les exploits de Larbi Ben Barek, première vedette maghrébine du football français, puis avec les joueurs qui passeront au FLN. « C’étaient les premiers musulmans du football français. Pour nous, l’utopie devenait réalité. Malgré nos différences d’origine, nous comprenions que nous pouvions réussir. » La star du championnat déclare avoir été comme un poisson dans l’eau au sein de la formation algérienne : « J’avais la fibre nationaliste. Aujourd’hui, un émigré aurait du mal. »

      Les anciens joueurs du FLN, eux, ne reconnaissent plus leur football. « La corruption a gagné les clubs. L’argent a pris la place de Dieu. Les fonds alloués par le gouvernement sont détournés par leurs présidents, de petits fonctionnaires. » Dans le milieu, « plus personne ne paie d’impôt ». Le travail de fond est négligé. « On pense uniquement à l’équipe nationale alors que celle-ci doit émerger de la jeunesse des clubs. Pour cela, il faudrait prospecter, multiplier la construction de terrains au lieu de détourner l’argent. On n’investit pas assez dans la jeunesse. Nos dirigeants n’ont pas assez prêté attention à l’impact de ce sport sur le pays. S’il n’y avait pas le ballon rond au Brésil, il y aurait une révolte tous les dix ans. A Alger, le pouvoir n’a pas compris que le football apaise... »
      A l’inverse, en France, Dahleb n’est pas loin de penser que l’engagement sans limites des jeunes des cités dans le football ne résout pas le problème de leur ghettoïsation. « Quand le gosse sort de son match, il est confronté aux vrais problèmes. Le sport et la musique ont été des éléments fédérateurs, mais il faut aller plus loin. » Le énième plan banlieue n’y a rien changé. « Une coupure s’est faite entre eux et le pays. (...) L’absence de logement, de travail leur fait subir toutes les humiliations. Le sport, c’est bien beau, ça peut être un vecteur. S’ils étaient bien dans leurs baskets... »

      Un malaise qu’on retrouve dans les matches. « Ça devient horrible. On a l’impression que l’intérêt de la nation en dépend ! » Quant aux manifestations de racisme et à l’infiltration de certaines tribunes par l’extrême droite, l’ancien attaquant du PSG estime que tout le monde a été déficient. « Jusqu’en 1985, je n’ai pas connu ça. Les dirigeants auraient dû interdire le stade à ces gens-là depuis longtemps. A la moindre insulte, les joueurs auraient pu quitter le terrain tous ensemble. On a laissé le foot en otage. Je n’ai jamais vu un procureur ouvrir une procédure. Mais une femme qui a volé pour nourrir son enfant est poursuivie ! »

      Pour Oudjani, aujourd’hui entraîneur, « le foot est le reflet de la société ». Le mot « intégré » le fait bondir. « Je ne sais pas ce que ça veut dire. J’ai toujours respecté les lois. De par l’histoire, on nous embête avec ça : êtes-vous plus algérien que français ? Comme s’il fallait choisir entre son père et sa mère. Je suis né ici ! » Le match amical France-Algérie du 6 octobre 2001 a fait l’objet d’une incroyable mise en scène médiatique sur cette question. Pour la première rencontre officielle depuis la guerre d’indépendance, on veut croire à la réconciliation, tout en ayant très peur de la réaction des banlieues. Psychose de l’attentat, trois semaines après le 11-Septembre... On enjoint à Zinédine Zidane, comme à tous les jeunes issus de l’immigration, de se déclarer... français. Celui que les médias, les universitaires, les publicitaires célèbrent comme l’icône de l’intégration depuis le Mondial 1998 a eu le malheur de déclarer au Monde du 6 octobre 2001 : « Pour la première fois de ma vie, je ne serai pas déçu si l’équipe de France ne gagne pas. » A RTL : « J’espère que ce sera un beau spectacle pour nous, Français, et pour nous, Algériens. » La levée de boucliers est immédiate. Dans Le Figaro, Ivan Rioufol écrit : « Oui, on aimerait que Zinédine Zidane, qui ne cache pas sa tendresse pour l’Algérie de ses racines, se dise clairement, c’est-à-dire uniquement, français. »

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      • #4
        Une centaine de jeunes envahissent le terrain

        La crispation est telle que l’historien Yvan Gastaut décrypte l’état d’esprit : « Plutôt qu’à l’ouverture ou à l’amitié, ce match pousse insidieusement à l’exclusion : choisir ma terre natale, la France, contre celle de mes parents, l’Algérie, au nom d’un idéal républicain rigidifié au point d’être bloqué. » La présentation des enjeux de ce match a une telle valeur de test qu’il tourne au fiasco : La Marseillaise est conspuée — un encouragement à l’équipe la plus faible, expliquent les supporteurs ; à la 76e minute, alors que la France mène 4 à 1, une centaine de jeunes envahissent le terrain de manière pacifique, la plupart « pour protester contre le déséquilibre du score », une poignée d’entre eux tombant dans la provocation d’un « vive Ben Laden ! ». « C’était un acte de bêtise à l’état pur, d’une vacuité totale, des gamins qui voulaient aussi passer à la télé et s’approcher des joueurs, un acte tellement vide de sens qu’il a donné du grain à moudre aux adversaires de l’intégration et aux partisans de la France du déclin », analyse Gastaut, président de We are football (2).

        En décembre 2006, Zidane est reçu comme un chef d’Etat en Algérie. Le jeune retraité s’assure, entre autres, que les fonds collectés à la suite d’un match de solidarité ont bien été affectés aux victimes d’un tremblement de terre. Les anciens joueurs du FLN sont présents lorsqu’il est décoré par le président Abdelaziz Bouteflika. Rouaï : « Moi, personnellement, j’aime bien ce gars-là. Mais on a peut-être un peu trop fait pour lui. J’aurais aimé que le président honore aussi Zitouni. »

        Pour Mekhloufi, « Zidane est un grand bonhomme. Ses racines l’appellent. Il connaissait l’équipe du FLN à travers son père. Il est toujours resté un enfant de banlieue. Il a compris qu’il fallait rendre ce que le foot lui a donné ». Quant à l’entraîneur Oudjani, il n’est retourné en Algérie qu’à deux reprises depuis sa victoire en finale de la CAN. Après la tragédie des années 1990, il voudrait que le pays de son père décédé reparte de l’avant, lui, le footballeur français à l’accent bien lensois.
        Dominique Le Guilledoux.

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        • #5
          Notes:

          (1) Le Livre noir du colonialisme, sous la direction de Marc Ferro, Robert Laffont, Paris, 2004.

          (2) Association de chercheurs dont le but est de valoriser l’histoire et la mémoire du football, organisatrice d’un colloque à Marseille réunissant des universitaires et des représentants des différentes générations de footballeurs maghrébins de France afin d’en sonder les « itinéraires et les identités complexes ». Voir « Actes du colloque », Migrance, Paris, mai-juin 2008.

          Le Monde diplomatique

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