Par Ahmed R. Benchemsi et Abdellah Tourabi
Maroc - Iran. Rien ne va plusà la stupéfaction générale, le Maroc a rompu ses relations diplomatiques avec l’Iran… sans donner d’explication crédible. TelQuel a cherché à en savoir plus.
Rupture des relations diplomatiques !! “Aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais vu ça”, affirme ce diplomate marocain chevronné. Il est déjà arrivé au royaume de rappeler l’un ou l’autre de ses ambassadeurs “pour consultation”, quand la tension avec le pays où il était en poste devenait trop vive (cas de l’Espagne, suite à la visite du roi Juan Carlos
L’inexplicable escalade
Tout est parti, mi-février, d’une déclaration de l’ancien président du parlement iranien, Ali Akbar Nateq-Nouri, qualifiant le royaume de Bahreïn de “14ème province iranienne”. Un différend strictement bilatéral entre deux lointains pays du Golfe. A priori, le Maroc n’est concerné que dans la mesure où il est tenu à une certaine solidarité avec les pays arabes “menacés”. Dans cette logique, et à l’instar de plusieurs chefs d’Etat, dont ceux d’Arabie Saoudite, des Emirats arabes unis et d’Egypte, Mohammed VI marque sa solidarité avec la minuscule pétromonarchie, en envoyant une lettre de soutien au souverain de Bahreïn, le cheikh Hamad Ibn Issa Al Khalifa, un familier du Maroc (il y vient régulièrement chasser au faucon).
Le 20 février, mécontent du “ton” de la lettre du souverain marocain, le ministre des Affaires étrangères iranien, Manouchehr Mouttaki, fait convoquer, “pour explications”, le chargé d’affaires marocain à Téhéran. Depuis que l’ancien ambassadeur du Maroc en Iran, Mohamed Louafa, a été nommé au Brésil, en janvier dernier, c’est en effet un certain Mohamed Boudrif, fonctionnaire de moyenne envergure, qui représente le Maroc à Téhéran… par intérim. Boudrif, n’ayant pas rang d’ambassadeur, il n’est pas reçu par Mouttaki en personne, mais par un fonctionnaire du ministère des AE iranien. Assez étrangement, vu leur connaissance des usages protocolaires, les Marocains décident de considérer cela comme une “offense”. Encore plus “offensant” au yeux de Rabat : pourquoi le représentant du Maroc a-t-il été le seul à être convoqué parmi les représentants de tous les pays qui s’étaient solidarisés avec Bahreïn ?
Le 25 janvier, pour marquer l’irritation du Maroc, le ministre des Affaires étrangères, Taïeb Fassi-Fihri, agit sur plusieurs fronts simultanés : tout en convoquant l’ambassadeur iranien au Maroc, Wahid Ahmadi (“pour explications”, lui aussi), Fassi-Fihri rappelle Boudrif “pour consultation” à Rabat, et envoie à Téhéran un message officiel demandant au gouvernement iranien une “explication” (encore !) pour la convocation de Boudrif, jugée “inamicale”. Cerise sur le gâteau : le Maroc fixe à l’Iran un délai d’une semaine pour donner suite à sa demande. Irrités par la réaction marocaine, les Iraniens se contentent de faire dire par leur ambassadeur à Rabat que les réponses orales de ce dernier sont suffisantes. A ce stade, la tension est certes vive, et chaque camp a des arguments relativement sensés à faire valoir. La situation aurait pu en rester là et le temps, ainsi que la diplomatie, auraient certainement contribué à aplanir les choses… Mais le délai fixé par le Maroc était bien ce qu’il semblait être : un ultimatum. Ayant expiré le jeudi 5 mars, et faute de réponse officielle de Téhéran, le Maroc décide unilatéralement dès le lendemain, à la stupéfaction générale du corps diplomatique accrédité à Rabat, de rompre ses relations diplomatiques avec l’Iran !
“Hogra” et “prosélytisme chiite”
La décision extraordinaire du royaume était-elle une manifestation poussée (mais très poussée, alors), de soutien à Bahreïn ? Même pas ! C’est qu’entre-temps, Bahreïn et l’Iran s’étaient rabibochés, les chefs des deux Etats ayant même échangé des “lettres d’amitié” réciproques pour mieux enterrer leur “regrettable différend passager” ! Et le Maroc, dans tout ça ? “Bien que l’élément déclencheur de cette crise ait été notre soutien à Bahreïn, c’est devenu une affaire entre le Maroc et l’Iran”, a précisé un haut diplomate marocain. “Une affaire”, mais encore ? Explication : “Nous avons ressenti du mépris de la part des Iraniens. Du mépris dans la réponse de l’agence de presse iranienne à la lettre royale de soutien à Bahreïn, du mépris dans la convocation de notre chargé d’affaires à Téhéran, et du mépris dans l’absence d’explication de la part des autorités iraniennes, qui sont allées jusqu’à feindre l’étonnement”, poursuit la même source.
Bref, si nous avons rompu nos relations avec l’Iran, c’est à la suite d’une… blessure d’orgueil. C’est tout ?! Pour des diplomates, c’est, pour le moins, stupéfiant de légèreté… Mais il y a autre chose, et c’est plus surprenant encore : la décision marocaine était aussi la conséquence de “l’ingérence de la représentation diplomatique iranienne à Rabat dans les affaires intérieures du Maroc”. L’ambassadeur Ahmadi et son équipe seraient coupables de prosélytisme chiite au Maroc – ce qui, selon notre source, “met en danger l’unicité du rite sunnite et malékite qui est le pilier spirituel de notre royaume”. “Depuis 2004, surenchérit un diplomate marocain de haut rang, on constate un important activisme iranien au Maroc pour encourager les conversions au chiisme, à travers des publications et des manifestations culturelles”.
Le Maroc étant officiellement sunnite, on peut comprendre, à la rigueur, que ce soit officiellement considéré comme un problème. Mais quelle est son ampleur, exactement ? Malgré les questions pressantes de TelQuel, aucun diplomate n’a été en mesure de nous fournir le moindre chiffre, la moindre statistique. D’après Abdellah Rami, spécialiste des mouvements islamistes au Maroc, “la présence chiite au Maroc est plutôt marginale. Quelques groupes sont implantés dans les grandes villes, notamment à Tanger et Meknès. Mais il ne s’agit nullement d’un courant structuré et organisé”. Du reste, comme l’explique Issam Hmeidan, avocat à Tanger et disciple de l’ayatollah libanais Hussein Fadlallah, “le chiisme n’est pas une appartenance politique ou partisane, mais une filiation religieuse et spirituelle. Il serait absurde de la lier globalement et intrinsèquement à l’Iran”. C’est entendu : l’explication du “prosélytisme chiite de l’ambassade iranienne” est aussi peu convaincante que celle de “l’honneur froissé” de la diplomatie marocaine.
Et si ce n’était que de l’amateurisme ?
Mais alors, quelle mouche a piqué les Marocains pour en arriver à une telle extrémité avec l’Iran, un pays à l’importance géostratégique non négligeable ? On peut avancer l’hypothèse qu’en agissant ainsi, le Maroc cherche à se positionner comme un membre de l’axe anti-iranien qui est en train de se constituer au Moyen-Orient. Quelques indices permettent d’étayer cette hypothèse. D’abord, pourquoi Mohamed Louafa, contrairement à tous les ambassadeurs mutés en janvier dernier, n’avait-il pas été remplacé, laissant la représentation marocaine à Téhéran sous la coupe de seconds couteaux ? Ensuite, comme le remarque le chercheur Abdellah Rami, “peu de gens l’avaient relevé à l’époque, mais rétrospectivement, on peut s’étonner du fait que le Maroc ait participé, en novembre 2008, à une réunion à Charm El Cheikh aux côtés du front sunnite formé par l’Egypte, l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis et la Jordanie, pour exprimer une inquiétude collective face à la menace iranienne”.
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