Religion : Vous avez dit chiites ?
Depuis Khomeyni, une nouvelle forme de chiisme, doux et séduisant, a éclos en Iran, en Irak, en Syrie et aussi Maroc...
Au Maroc, ils existent et évoluent dans la discrétion. La fatwa des ouléma traitant Khomeyni d’impie en 1984 a fait son effet. On en a même oublié leur existence. Aujourd’hui, un mouvement chiite refait
surface… timidement.
Par Chadwane Bensalmia
Novembre 2002, un article sur le mouvement chiite et une interview de Driss Hani, théologien présenté comme le chef spirituel des chiites du Maroc, parus dans Maroc Hebdo, marquent un début d’intérêt envers un présumé mouvement chiite marocain. Après cette première sortie, D. Hani revient
avec des mises au point où il renie une grande partie des propos qui lui avaient été attribués, à commencer par le titre de "Hojatolislam" dont on l’avait affublé. Il fait ensuite vœu de silence. Des rumeurs courent sur une pression dont il aurait fait l’objet. Driss Hani aurait été "appelé" à se rétracter. En vertu de la Taqiya - usage chiite en vertu duquel les adeptes de ce rite s’octroient le droit de dire le contraire de ce qu’ils pensent lorsque leur droit à la vie est menacé, dit-on, D. Hani va alors jusqu’à nier l’existence de chiites au Maroc. Longtemps persécutés, les chiites sont en effet discrets sur leur foi. Au Maroc en l’occurrence, on n’aurait pas encore oublié les multiples arrestations au lendemain de la conférence islamique de Casablanca en 1984 et aux manifestations dites pro-Khomeyni. Et on n’aurait encore moins oublié la fatwa des ouléma marocains, la même année, qualifiant celui-ci d’impie. Plus loin, les procès intentés contre les bahaistes en 1986 auraient suffi pour freiner les élans de certains. "En réalité, ce n’était pas tant un engouement pour la doctrine chiite qu’une admiration et un intérêt pour la théorie politique de Khomeyni. D’où le départ de beaucoup d’étudiants vers les universités iraniennes, irakiennes ou syriennes. La menace ne résidait pas à ce niveau. La véritable menace était la déclaration de Khomeyni annonçant sa volonté d’exporter la révolution", s’empresse de préciser Mohamed Darif, spécialiste des mouvements islamiques. Ceci étant, la dialectique autour du courant chiite au Maroc s’est, entre temps, tassée avant de remonter à la surface à partir de 2001. "Depuis Khomeyni, une nouvelle forme de chiisme a éclos dans ces pays", avance Mohammed El Ayadi, autre spécialiste de la question islamique. Ce serait cette nouvelle forme de chiisme, doux et séduisant à l’image des prêcheurs de la chaîne Al Manar - chaîne affiliée au Hezbollah - que les Marocains apprennent à chérir. Et aujourd’hui, nombre d’entre eux - essentiellement des jeunes - embarquent, tous les ans, femmes et enfants et vont s’installer en Iran. Ceux-là ne partagent pas le même vécu que les lauréats d’universités iraniennes, irakiennes ou syriennes qui ont regagné le Maroc durant les années 80, après avoir étudié dans ces pays.
Les nouveaux adeptes ont vécu au Maroc, y ont été abordés et sont désormais convaincus que la doctrine chiite est salutaire pour la nation islamique.
En avril 2003, le quotidien Assabah fait état d’une forte présence chiite dans le mouvement né à l’intérieur du PJD, "Al yaqadha wal fadhila" (Éveil et vertu). Selon l’article, plus de cinquante chiites auraient participé à l’assemblée constitutive du mouvement. L’information est subséquemment démentie par Saâd Bouaachrine, membre du comité préparatoire du mouvement. À signaler également que durant près d’une année, Al Asr, organe de presse du PJD, consacrait sous le titre de "Tahta'chams" une colonne à Driss Hani.
Quatre mois après la parution de l’article contesté d’Assabah, 6 suspects, se réclamant du courant chiite, sont poursuivis dans le cadre des enquêtes post-attentats selon une déclaration du ministre de la Justice lui-même.
Dans un tout autre registre, quelques associations culturelles ont été pointées du doigt et désignées comme fief de chiites. Il s’agit d’Attawassoul, sise à Al Hoceima, Al Inbiaat à Tanger et Al Ghadir à Meknès. Cette dernière a particulièrement suscité la curiosité des uns et des autres, car citée dans le rapport du bureau américain pour la démocratie et les droits de l’homme sur les libertés religieuses. Ensuite, en raison de son nom qui renvoie à un épisode de l’histoire chiite "C’est un ruisseau à la sortie de La Mecque, au niveau duquel le prophète Mohammed se serait arrêté à son dernier pèlerinage pour donner une dernière consigne à la oumma islamique. Consigne qui désignait Ali Ibn Abi Talib comme son successeur". Et finalement, parce que l’un des membres fondateurs de cette association n’est autre que le frère de Driss Hani.
Mis à part ces quelques éléments - épars, au passage - mais confirmant l’existence du mouvement chiite au Maroc, aucune information n’a filtré sur son évolution. Si l’on estime la très discrète communauté bahaiste à quelques 300 personnes, aucun chiffre n’existe sur les chiites.
Sur le terrain, cependant, une littérature de vulgarisation de la doctrine chiite existe bel et bien et se fraie un chemin dans le marché du livre. À Casablanca, dans une ruelle du centre-ville, le rez-de-chaussée d’un immeuble s’est depuis 1999 transformé en une librairie spécialisée dans les ouvrages chiites. Le propriétaire, la quarantaine, diplômé en management, n’avait manifestement aucune raison de se retrouver sur la voie du chiisme. Il est aujourd’hui un fervent défenseur de cette "philosophie" et sa librairie commercialise essentiellement - si ce n’est exclusivement - des ouvrages sur cette doctrine. Ce convaincu, qui se prête volontiers aux discussions officieuses, se dépêche de requérir l’anonymat et de renvoyer vers Driss Hani lorsqu’on évoque une déclaration officielle. Hani qu’il présente comme la personne la plus habilitée à en parler publiquement. Ce dernier, par contre, nie sa connaissance d’une librairie spécialisée. La Taqia encore une fois ?.
Autour d’un café, Driss Hani, d’abord perplexe et méfiant, fait le choix de modérer ses interventions. "Je ne suis pas un chef spirituel, mais un critique turbulent et non endoctrinable. J’étudie la pensée islamique sous toutes ses formes et dans tous ses rites". Niant dans un premier temps son appartenance à un quelconque courant chiite, il use ensuite de finesse et de jeux de mots pour restaurer une part de cette vérité qu’il rejetait d’emblée : "Si je suis chiite, c’est en partant de ma propre définition du chiisme". Et sa définition du chiisme se présente comme telle : "La préférence pour Ahl Al Bayt dans la gestion des affaires des musulmans". Une vision, certes, simpliste mais qui lui permet tout de même de ranger toute la nation musulmane sous les couleurs du chiisme. "Même les pays se déclarant à régime sunnite sont dans le fond chiites ,puisque tous vouent le même respect à Ahl Al Bayt. La question n’est plus qu’un degré de chiisme". Dès lors, le Maroc apparaît presque au sommet de la classification, plus chiite que tous les autres pays musulmans. Explications. Le Maroc a depuis longtemps établi la "supériorité" des chorfas - définis comme les descendants du prophète. Ce sont ces mêmes Ahl Al Bayt, dont les âmes ont été purifiées selon des hadiths, que les chiites connaissent par cœur et se plaisent à opposer à leurs antagonistes. Cette prétendue révérence marocaine aux chorfas, dont les soubassements ont par ailleurs plus trait à des finalités politiques qu’à une croyance doctrinale, suffit à D. Hani pour dire qu’il est fier de vivre dans un pays de chorfas. Naïveté ou volonté de jouer avec les limites de l’avouable ? À travers l’histoire, nombre de dynasties qui se sont succédées à la tête du pays, à commencer par les Idrissides, ont usé de leur affiliation prétendue ou réelle à Ali - donc au prophète Mohammed - pour asseoir leur légitimité. "Les Mérinides, Berbères, donc ne pouvant prétendre à une ascendance alaouite, ont été jusqu’à instaurer au 14e siècle Aïd Al Mawlid, rite chiite, pour se donner une légitimité religieuse", poursuit Mohammed El Ayadi. Ces arguments historiques, D. Hani, dans l’impasse, les rejette en bloc pour y substituer un nouveau discours : "Aujourd’hui, après des années d’études, je ne m’arrête plus à ces considérations. D’ailleurs, mon travail aujourd’hui est de réfléchir au moyen de réunifier la nation islamique". En omettant de préciser "sous l’auspice du chiisme", car D. Hani ne manque pas d’avouer l’intérêt qu’auraient les sunnites à méditer ce que le chiisme pourrait leur apprendre, notamment l’amour d’Al Hussayn -fils de Ali dont l’assassinat est déploré tous les ans durant la fête de Achoura (voir encadré). Et de renchérir : "Moi-même, je suis amoureux fou de Hussayn. Je le clame haut et fort et j’oublie la Taqiya".
Depuis Khomeyni, une nouvelle forme de chiisme, doux et séduisant, a éclos en Iran, en Irak, en Syrie et aussi Maroc...
Au Maroc, ils existent et évoluent dans la discrétion. La fatwa des ouléma traitant Khomeyni d’impie en 1984 a fait son effet. On en a même oublié leur existence. Aujourd’hui, un mouvement chiite refait
surface… timidement.
Par Chadwane Bensalmia
Novembre 2002, un article sur le mouvement chiite et une interview de Driss Hani, théologien présenté comme le chef spirituel des chiites du Maroc, parus dans Maroc Hebdo, marquent un début d’intérêt envers un présumé mouvement chiite marocain. Après cette première sortie, D. Hani revient
avec des mises au point où il renie une grande partie des propos qui lui avaient été attribués, à commencer par le titre de "Hojatolislam" dont on l’avait affublé. Il fait ensuite vœu de silence. Des rumeurs courent sur une pression dont il aurait fait l’objet. Driss Hani aurait été "appelé" à se rétracter. En vertu de la Taqiya - usage chiite en vertu duquel les adeptes de ce rite s’octroient le droit de dire le contraire de ce qu’ils pensent lorsque leur droit à la vie est menacé, dit-on, D. Hani va alors jusqu’à nier l’existence de chiites au Maroc. Longtemps persécutés, les chiites sont en effet discrets sur leur foi. Au Maroc en l’occurrence, on n’aurait pas encore oublié les multiples arrestations au lendemain de la conférence islamique de Casablanca en 1984 et aux manifestations dites pro-Khomeyni. Et on n’aurait encore moins oublié la fatwa des ouléma marocains, la même année, qualifiant celui-ci d’impie. Plus loin, les procès intentés contre les bahaistes en 1986 auraient suffi pour freiner les élans de certains. "En réalité, ce n’était pas tant un engouement pour la doctrine chiite qu’une admiration et un intérêt pour la théorie politique de Khomeyni. D’où le départ de beaucoup d’étudiants vers les universités iraniennes, irakiennes ou syriennes. La menace ne résidait pas à ce niveau. La véritable menace était la déclaration de Khomeyni annonçant sa volonté d’exporter la révolution", s’empresse de préciser Mohamed Darif, spécialiste des mouvements islamiques. Ceci étant, la dialectique autour du courant chiite au Maroc s’est, entre temps, tassée avant de remonter à la surface à partir de 2001. "Depuis Khomeyni, une nouvelle forme de chiisme a éclos dans ces pays", avance Mohammed El Ayadi, autre spécialiste de la question islamique. Ce serait cette nouvelle forme de chiisme, doux et séduisant à l’image des prêcheurs de la chaîne Al Manar - chaîne affiliée au Hezbollah - que les Marocains apprennent à chérir. Et aujourd’hui, nombre d’entre eux - essentiellement des jeunes - embarquent, tous les ans, femmes et enfants et vont s’installer en Iran. Ceux-là ne partagent pas le même vécu que les lauréats d’universités iraniennes, irakiennes ou syriennes qui ont regagné le Maroc durant les années 80, après avoir étudié dans ces pays.
Les nouveaux adeptes ont vécu au Maroc, y ont été abordés et sont désormais convaincus que la doctrine chiite est salutaire pour la nation islamique.
En avril 2003, le quotidien Assabah fait état d’une forte présence chiite dans le mouvement né à l’intérieur du PJD, "Al yaqadha wal fadhila" (Éveil et vertu). Selon l’article, plus de cinquante chiites auraient participé à l’assemblée constitutive du mouvement. L’information est subséquemment démentie par Saâd Bouaachrine, membre du comité préparatoire du mouvement. À signaler également que durant près d’une année, Al Asr, organe de presse du PJD, consacrait sous le titre de "Tahta'chams" une colonne à Driss Hani.
Quatre mois après la parution de l’article contesté d’Assabah, 6 suspects, se réclamant du courant chiite, sont poursuivis dans le cadre des enquêtes post-attentats selon une déclaration du ministre de la Justice lui-même.
Dans un tout autre registre, quelques associations culturelles ont été pointées du doigt et désignées comme fief de chiites. Il s’agit d’Attawassoul, sise à Al Hoceima, Al Inbiaat à Tanger et Al Ghadir à Meknès. Cette dernière a particulièrement suscité la curiosité des uns et des autres, car citée dans le rapport du bureau américain pour la démocratie et les droits de l’homme sur les libertés religieuses. Ensuite, en raison de son nom qui renvoie à un épisode de l’histoire chiite "C’est un ruisseau à la sortie de La Mecque, au niveau duquel le prophète Mohammed se serait arrêté à son dernier pèlerinage pour donner une dernière consigne à la oumma islamique. Consigne qui désignait Ali Ibn Abi Talib comme son successeur". Et finalement, parce que l’un des membres fondateurs de cette association n’est autre que le frère de Driss Hani.
Mis à part ces quelques éléments - épars, au passage - mais confirmant l’existence du mouvement chiite au Maroc, aucune information n’a filtré sur son évolution. Si l’on estime la très discrète communauté bahaiste à quelques 300 personnes, aucun chiffre n’existe sur les chiites.
Sur le terrain, cependant, une littérature de vulgarisation de la doctrine chiite existe bel et bien et se fraie un chemin dans le marché du livre. À Casablanca, dans une ruelle du centre-ville, le rez-de-chaussée d’un immeuble s’est depuis 1999 transformé en une librairie spécialisée dans les ouvrages chiites. Le propriétaire, la quarantaine, diplômé en management, n’avait manifestement aucune raison de se retrouver sur la voie du chiisme. Il est aujourd’hui un fervent défenseur de cette "philosophie" et sa librairie commercialise essentiellement - si ce n’est exclusivement - des ouvrages sur cette doctrine. Ce convaincu, qui se prête volontiers aux discussions officieuses, se dépêche de requérir l’anonymat et de renvoyer vers Driss Hani lorsqu’on évoque une déclaration officielle. Hani qu’il présente comme la personne la plus habilitée à en parler publiquement. Ce dernier, par contre, nie sa connaissance d’une librairie spécialisée. La Taqia encore une fois ?.
Autour d’un café, Driss Hani, d’abord perplexe et méfiant, fait le choix de modérer ses interventions. "Je ne suis pas un chef spirituel, mais un critique turbulent et non endoctrinable. J’étudie la pensée islamique sous toutes ses formes et dans tous ses rites". Niant dans un premier temps son appartenance à un quelconque courant chiite, il use ensuite de finesse et de jeux de mots pour restaurer une part de cette vérité qu’il rejetait d’emblée : "Si je suis chiite, c’est en partant de ma propre définition du chiisme". Et sa définition du chiisme se présente comme telle : "La préférence pour Ahl Al Bayt dans la gestion des affaires des musulmans". Une vision, certes, simpliste mais qui lui permet tout de même de ranger toute la nation musulmane sous les couleurs du chiisme. "Même les pays se déclarant à régime sunnite sont dans le fond chiites ,puisque tous vouent le même respect à Ahl Al Bayt. La question n’est plus qu’un degré de chiisme". Dès lors, le Maroc apparaît presque au sommet de la classification, plus chiite que tous les autres pays musulmans. Explications. Le Maroc a depuis longtemps établi la "supériorité" des chorfas - définis comme les descendants du prophète. Ce sont ces mêmes Ahl Al Bayt, dont les âmes ont été purifiées selon des hadiths, que les chiites connaissent par cœur et se plaisent à opposer à leurs antagonistes. Cette prétendue révérence marocaine aux chorfas, dont les soubassements ont par ailleurs plus trait à des finalités politiques qu’à une croyance doctrinale, suffit à D. Hani pour dire qu’il est fier de vivre dans un pays de chorfas. Naïveté ou volonté de jouer avec les limites de l’avouable ? À travers l’histoire, nombre de dynasties qui se sont succédées à la tête du pays, à commencer par les Idrissides, ont usé de leur affiliation prétendue ou réelle à Ali - donc au prophète Mohammed - pour asseoir leur légitimité. "Les Mérinides, Berbères, donc ne pouvant prétendre à une ascendance alaouite, ont été jusqu’à instaurer au 14e siècle Aïd Al Mawlid, rite chiite, pour se donner une légitimité religieuse", poursuit Mohammed El Ayadi. Ces arguments historiques, D. Hani, dans l’impasse, les rejette en bloc pour y substituer un nouveau discours : "Aujourd’hui, après des années d’études, je ne m’arrête plus à ces considérations. D’ailleurs, mon travail aujourd’hui est de réfléchir au moyen de réunifier la nation islamique". En omettant de préciser "sous l’auspice du chiisme", car D. Hani ne manque pas d’avouer l’intérêt qu’auraient les sunnites à méditer ce que le chiisme pourrait leur apprendre, notamment l’amour d’Al Hussayn -fils de Ali dont l’assassinat est déploré tous les ans durant la fête de Achoura (voir encadré). Et de renchérir : "Moi-même, je suis amoureux fou de Hussayn. Je le clame haut et fort et j’oublie la Taqiya".
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