MAROC • Bonnes philippines, mauvais employeurs
(Courrier International 31/03/2009)
Depuis peu, les Philippines émigrent vers le Maroc pour y travailler comme employées de maison. Et se retrouvent fréquemment confrontées à l'esclavage, comme ailleurs. Témoignages avec le magazine TelQuel.
En avril 2008, Kate reçoit un coup de fil du Maroc. Sa belle-sœur, bonne à Rabat depuis six mois, lui propose de venir travailler chez des relations de ses employeurs. Kate et Nikki ont déjà été employées de maison à Singapour et Hong Kong. Motivées par les 350 dollars mensuels promis, elles n'hésitent pas. Elles reçoivent d'un intermédiaire marocain leurs billets d'avion et débarquent à l'autre bout du monde. Kate et Nikki sont "affectées" à Casablanca, chez la famille D. Nikki fait le ménage et Kate s'occupe des trois enfants. Dans une grande maison, les deux Philippines travaillent de 5 h 30 à 23 heures sans aucun jour de repos, dorment dans la chambre du bébé, mangent les restes à la cuisine. Leurs affaires sont au sous-sol, où elles doivent aussi se doucher. "Tout cela, nous pouvions le supporter, pour envoyer de l'argent à nos familles", confie Nikki.
Mais de mauvaises surprises les attendent. Une semaine après l'arrivée des jeunes femmes, les employeurs leur demandent leurs passeports, sous prétexte d'entamer les démarches en vue d'obtenir les permis de travail. Confiantes, Kate et Nikki les leur donnent, elles ont l'habitude de Singapour et Hong Kong, où tout se fait dans la légalité. Après deux mois sans salaire, comprenant l'arnaque, les deux employées réclament, en vain, leurs passeports et prennent la décision de s'enfuir. Mais la résidence est dotée de caméras de surveillance, et elles ne pourraient pas faire deux pas dans la rue sans que la famille ne soit alertée.
Pourtant, un après-midi de septembre, Madame D. est sortie, Monsieur fait une sieste, le bébé dort… Les deux femmes se décident enfin. Kate détourne l'attention de la cuisinière marocaine pendant que Nikki sort par le garage. Dans la rue, avec l'aide d'un concierge, elle appelle un taxi qui attendra Kate devant la maison. "Juste au moment où j'ai entendu le taxi klaxonner, le bébé s'est mis à pleurer et son père m'a appelée pour que je le calme, raconte Kate. J'ai cru que tout était fichu, j'étais morte de peur !" Finalement, elle s'éclipse. Dès le lendemain, la communauté philippine les recueille. Nikki ne désire qu'une chose : rentrer chez elle. Mais Kate retrouve rapidement du travail et, du même coup, ses espoirs. Car cette fois, elle est tombée sur les employeurs "gentils" dont elle rêvait, avec un vrai salaire de 300 dollars et un jour de repos hebdomadaire. "J'aurais bien voulu rester chez eux. Mais je devais d'abord récupérer mon passeport."
Pour retrouver leurs précieux papiers, les deux femmes demandent de l'aide à J.P., un homme d'affaires philippin installé au Maroc. Les D. acceptent de recevoir l'intermédiaire. Mais le rendez-vous tourne mal. La famille accuse les bonnes de les avoir volés. Les D. évoquent leurs amis dans la police et menacent de faire jeter J.P. en prison. "Ils se sont emparés de mon téléphone portable, raconte l'homme d'affaires. Puis ils m'ont empêché de repartir jusqu'à l'arrivée des policiers !" Car la famille a déposé plainte pour vol contre les deux femmes, qui sont vite retrouvées. "J'ai vécu un des moments les plus humiliants de ma vie, confie Kate. Devant mes nouveaux employeurs, les policiers m'ont mis les menottes en hurlant : ‘Tu les as mis où, les bijoux ?'"
Les deux femmes plongent dans l'horreur de la vie carcérale. Les ex-employeurs n'ont aucune preuve mais le bras long. Après deux mois, une association de femmes obtient finalement leur libération. Mais elles devront encore patienter jusqu'à ce que l'ambassade des Philippines leur envoie, en ce début mars 2009, un billet d'avion pour Manille.
Leur mésaventure est malheureusement un classique du genre, notamment l'accusation de vol en cas de fuite. Les employeurs, voulant amortir le prix du billet d'avion, font tout pour empêcher leurs recrues de les quitter trop tôt.
Ces abus n'ont rien d'étonnant pour Khadija Ryadi, présidente de l'Association marocaine des droits de l'homme : "Il manque un cadre légal qui protège les droits de tous les employés de maison, marocains ou étrangers." Le gouvernement promet depuis 2005 une loi spécifique au travail domestique, qui tarde. Pour E.H., un autre homme d'affaires philippin installé dans le pays depuis quinze ans, "le gouvernement n'est pas prêt à leur accorder des permis de travail, vu l'abondance de la main-d'œuvre locale pour ces emplois". Il est rare que les employeurs entament la procédure administrative pour obtenir un permis de travail à leurs employées. Celles – les plus nombreuses – qui restent dans la clandestinité sont condamnées à vivre dans une demeure de luxe, soumises aux caprices de leurs employeurs.
Repère
Le Maroc ne compterait qu'une centaine de "nounous" philippines, qui émigrent vers ce pays parce qu'il se trouve aux portes de l'Europe. Celles qui ont échoué à rejoindre l'eldorado des employeurs européens, notamment italiens, se résignent à travailler sur place. Face à la récurrence des abus qu'elles subissent dans divers pays, le gouvernement philippin impose désormais aux futurs employeurs étrangers de signer un contrat préalable et tente également de bloquer les départs vers certaines destinations. Mais nombre de candidates à l'émigration graissent la patte des fonctionnaires pour partir avec un simple visa de tourisme.
(Courrier International 31/03/2009)
Depuis peu, les Philippines émigrent vers le Maroc pour y travailler comme employées de maison. Et se retrouvent fréquemment confrontées à l'esclavage, comme ailleurs. Témoignages avec le magazine TelQuel.
En avril 2008, Kate reçoit un coup de fil du Maroc. Sa belle-sœur, bonne à Rabat depuis six mois, lui propose de venir travailler chez des relations de ses employeurs. Kate et Nikki ont déjà été employées de maison à Singapour et Hong Kong. Motivées par les 350 dollars mensuels promis, elles n'hésitent pas. Elles reçoivent d'un intermédiaire marocain leurs billets d'avion et débarquent à l'autre bout du monde. Kate et Nikki sont "affectées" à Casablanca, chez la famille D. Nikki fait le ménage et Kate s'occupe des trois enfants. Dans une grande maison, les deux Philippines travaillent de 5 h 30 à 23 heures sans aucun jour de repos, dorment dans la chambre du bébé, mangent les restes à la cuisine. Leurs affaires sont au sous-sol, où elles doivent aussi se doucher. "Tout cela, nous pouvions le supporter, pour envoyer de l'argent à nos familles", confie Nikki.
Mais de mauvaises surprises les attendent. Une semaine après l'arrivée des jeunes femmes, les employeurs leur demandent leurs passeports, sous prétexte d'entamer les démarches en vue d'obtenir les permis de travail. Confiantes, Kate et Nikki les leur donnent, elles ont l'habitude de Singapour et Hong Kong, où tout se fait dans la légalité. Après deux mois sans salaire, comprenant l'arnaque, les deux employées réclament, en vain, leurs passeports et prennent la décision de s'enfuir. Mais la résidence est dotée de caméras de surveillance, et elles ne pourraient pas faire deux pas dans la rue sans que la famille ne soit alertée.
Pourtant, un après-midi de septembre, Madame D. est sortie, Monsieur fait une sieste, le bébé dort… Les deux femmes se décident enfin. Kate détourne l'attention de la cuisinière marocaine pendant que Nikki sort par le garage. Dans la rue, avec l'aide d'un concierge, elle appelle un taxi qui attendra Kate devant la maison. "Juste au moment où j'ai entendu le taxi klaxonner, le bébé s'est mis à pleurer et son père m'a appelée pour que je le calme, raconte Kate. J'ai cru que tout était fichu, j'étais morte de peur !" Finalement, elle s'éclipse. Dès le lendemain, la communauté philippine les recueille. Nikki ne désire qu'une chose : rentrer chez elle. Mais Kate retrouve rapidement du travail et, du même coup, ses espoirs. Car cette fois, elle est tombée sur les employeurs "gentils" dont elle rêvait, avec un vrai salaire de 300 dollars et un jour de repos hebdomadaire. "J'aurais bien voulu rester chez eux. Mais je devais d'abord récupérer mon passeport."
Pour retrouver leurs précieux papiers, les deux femmes demandent de l'aide à J.P., un homme d'affaires philippin installé au Maroc. Les D. acceptent de recevoir l'intermédiaire. Mais le rendez-vous tourne mal. La famille accuse les bonnes de les avoir volés. Les D. évoquent leurs amis dans la police et menacent de faire jeter J.P. en prison. "Ils se sont emparés de mon téléphone portable, raconte l'homme d'affaires. Puis ils m'ont empêché de repartir jusqu'à l'arrivée des policiers !" Car la famille a déposé plainte pour vol contre les deux femmes, qui sont vite retrouvées. "J'ai vécu un des moments les plus humiliants de ma vie, confie Kate. Devant mes nouveaux employeurs, les policiers m'ont mis les menottes en hurlant : ‘Tu les as mis où, les bijoux ?'"
Les deux femmes plongent dans l'horreur de la vie carcérale. Les ex-employeurs n'ont aucune preuve mais le bras long. Après deux mois, une association de femmes obtient finalement leur libération. Mais elles devront encore patienter jusqu'à ce que l'ambassade des Philippines leur envoie, en ce début mars 2009, un billet d'avion pour Manille.
Leur mésaventure est malheureusement un classique du genre, notamment l'accusation de vol en cas de fuite. Les employeurs, voulant amortir le prix du billet d'avion, font tout pour empêcher leurs recrues de les quitter trop tôt.
Ces abus n'ont rien d'étonnant pour Khadija Ryadi, présidente de l'Association marocaine des droits de l'homme : "Il manque un cadre légal qui protège les droits de tous les employés de maison, marocains ou étrangers." Le gouvernement promet depuis 2005 une loi spécifique au travail domestique, qui tarde. Pour E.H., un autre homme d'affaires philippin installé dans le pays depuis quinze ans, "le gouvernement n'est pas prêt à leur accorder des permis de travail, vu l'abondance de la main-d'œuvre locale pour ces emplois". Il est rare que les employeurs entament la procédure administrative pour obtenir un permis de travail à leurs employées. Celles – les plus nombreuses – qui restent dans la clandestinité sont condamnées à vivre dans une demeure de luxe, soumises aux caprices de leurs employeurs.
Repère
Le Maroc ne compterait qu'une centaine de "nounous" philippines, qui émigrent vers ce pays parce qu'il se trouve aux portes de l'Europe. Celles qui ont échoué à rejoindre l'eldorado des employeurs européens, notamment italiens, se résignent à travailler sur place. Face à la récurrence des abus qu'elles subissent dans divers pays, le gouvernement philippin impose désormais aux futurs employeurs étrangers de signer un contrat préalable et tente également de bloquer les départs vers certaines destinations. Mais nombre de candidates à l'émigration graissent la patte des fonctionnaires pour partir avec un simple visa de tourisme.
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