Alors, mon joli, on se promène?» Sur le boulevard Che Guevara, qui borde le front de mer d'Alger, Safia déambule lascivement, accompagnée de ses deux sœurs. Petite vingtaine et sourire enjôleur, son visage est cerné par un épais foulard blanc qui ne laisse dépasser aucune mèche. «Tu sais, le voile, c'est surtout pour pouvoir me promener tranquille, discuter sans me sentir gênée par les regards, sans qu'on me juge. Je me sens plus confortable avec et je ne t'aurais certainement pas parlé sans.» «C'est ce qu'elles croient, lance Imène Ghodbane, mais on les juge quand même.» Maquillage léger et pantalon saillant, cette jeune journaliste de 29 ans nous attend au bar de l'hôtel Al-Djazaïr, situé sur les hauteurs d'Alger. Canapé en cuir et jardin botanique, c'est l'établissement le plus chic de la ville. «Ces filles justifient le fait de sortir, de travailler, en portant le voile, juge-t-elle. Mais c'est un leurre. La femme algérienne, qu'elle porte le voile ou pas, c'est la même chose. On croit que les mentalités ont évolué, mais ce n'est pas le cas. Certes, il y a plus de femmes qui travaillent.»
Chaque jour, Imène anime en direct à la télévision algérienne, l'ENTV, un «magazine socio-culturel» quotidien d'une heure trente, à la télévision algérienne. «Les filles ne sont plus simplement bonnes à marier à 18 ans, comme auparavant, poursuit-elle. Elles peuvent dire non au mariage dans certaines régions. Mais elles doivent voir leur petit ami en cachette et, de ce point de vue, rien ne change. On est toujours jugé, parce qu'à un certain âge, on est pas marié. C'est toujours en fonction de ce genre de critères que les voisins, les collègues de travail... bref, que la société décrète qu'on est une personne bien ou pas. C'est sans doute la somme de frustration importante des hommes, et des femmes aussi d'ailleurs, qui fait que ces critères subsistent.»
«Si la plupart des femmes portent le voile dans l'intérieur du pays, c'est beaucoup moins vrai à Alger ou Oran, estime de son côté la sociologue et militante féministe Nassera Merah, qui prépare un doctorat sur les luttes politiques de femmes à l'université d'Alger. Mais nous ne sommes pas ici en banlieue parisienne. Le voile ne veut rien dire, il a complètement perdu de sa connotation religieuse. Vous voyez des jeunes filles qui portent des foulards sur la tête et adoptent des tenues indécentes en même temps. L'essentiel est ailleurs, c'est le code de la famille.»
Adopté en 1984, ce Code de la famille institutionnalise l'infériorité de la femme dans la société algérienne. Il organise son incapacité juridique, la plaçant sous la coupe d'un tuteur matrimonial. Selon l'article 31, l'épouse est en outre «tenue d'obéir à son mari et de lui accorder des égards». Le texte légalise également la polygamie. Et si le mari peut divorcer par la simple expression de sa volonté, les conditions imposées à la femme par l'article 53 ressemblent dans la pratique à une quasi-négation de ce droit.
«Pour ma part, j'ai fait un divorce à l'amiable, et je n'ai pas d'enfants, confie la journaliste Imène Ghodbane. Je n'ai donc pas eu de problème. Je n'en ai pas eu non plus dans ma vie professionnelle, mais le jugement est là, sans ambiguïté: pour les gens, si une femme est divorcée, c'est qu'elle a fait quelque chose de mal. C'est toujours de la faute de la femme si ça ne marche pas. C'est ce qu'institutionnalise d'ailleurs le code de la famille. Mais quand c'est la femme qui demande le divorce, comme ça a été le cas pour une amie, elle perd systématiquement tous ses droits : c'est le mari qui conserve le logement. Financièrement, elle n'obtient rien, et perd le plus souvent la garde des enfants. J'ai autre une amie qui a gardé ses enfants après son divorce, mais qui ne reçoit aucune pension alimentaire, et pour laquelle c'est très difficile. Les lois sont toujours faites par les hommes, pour les hommes.»
Un mouvement féministe introuvable
Trouver un logement et quitter sa famille demeure en outre très difficile pour une femme seule en Algérie. «J'ai la chance d'avoir des parents tolérants, précise Imène. Après mon divorce, je suis retournée chez eux, et je vis aujourd'hui dans un appartement qui leur appartient. En dehors de cette configuration, je ne pourrais pas habiter toute seule. Une femme qui vit seule, c'est très mal vu, personne ne lui louerait un logement. La femme divorcée a beaucoup de mal à refaire sa vie avec quelqu'un d'autre. Les hommes ici évitent d'épouser une femme divorcée. Pas plus tard que ce matin, je discutais d'une amie qui, après son divorce, a rencontré un homme. Ils se sont fréquentés pendant quelque temps. Mais lorsqu'elle a commencé à évoquer la question du mariage, son petit ami lui a directement répondu : "Il n'en est pas question, je ne peux pas épouser une femme divorcée." On croit que les mentalités ont changé quand on observe les gens, qui s'habillent de plus à la mode, qui voyagent, mais il n'en est rien.»
Coincée sous l'imposant bâtiment du Sacré-Cœur d'Alger, dont l'allure tient davantage de la centrale nucléaire que du monument parisien, une petite pièce ouverte au public regorge de sondages et d'études censés jauger ces «mentalités». C'est le siège du Centre d'information et de documentation sur les droits de l'enfant et de la femme. Comme toutes les associations, le Ciddef a dû solliciter l'agrément du ministère de l'intérieur pour voir le jour. Mais ses sources de financements proviennent très marginalement de l'Etat, et ses faibles revenus se ressentent dans les méthodes parfois incertaines des études menées par le centre.
Une enquête publiée en février 2009 et vendue au chaland contre la somme de 400 dinars (4 euros), nous apprend tout de même qu'en 2008, seuls 40 % des hommes et 55 % des femmes algériennes étaient favorables à la suppression de la polygamie, contre 41% des hommes et 62 % des femmes en 2000. De même, en 2000, 55% des Algériens se disaient, toujours selon l'étude, disposés à élire une femme comme président. En 2008, ils n'étaient plus que 36%. «Ces résultats sont assez surprenants, commente la responsable de l'étude, Imane Hayef Ighilahirz. Ils montrent globalement un durcissement de la société algérienne vis-à-vis du statut de la femme sur la décennie 2000», confirme-t-elle, tout en concédant manquer de sociologues de formation pour conduire ce type d'enquête.
Depuis vingt ans, la société algérienne a été peu influencée il est vrai par un mouvement féministe introuvable, comme le rappelle la sociologue Nassera Merah. «Il y a eu jadis un mouvement féministe algérien qui ne disait pas son nom, explique-t-elle. Dans les années 70-90, c'est un combat qui était beaucoup plus politique pour la démocratie, contre l'adoption du code de la famille. Aujourd'hui, c'est un autre combat. Ce mouvement a été étouffé parce que les partis politiques qui l'avaient instrumentalisé s'en sont servi comme une base de mobilisation, contre le parti unique. Le mouvement des femmes était le seul d'ampleur auquel pouvaient s'accrocher les partis politiques. Il n'y avait pas de mouvement estudiantin, ni de mouvement ouvrier. Il n'y avait rien. Ces partis ont étouffé ce mouvement des femmes après 1989, quand ils ont pu exister au grand jour, et qu'ils n'en avaient plus besoin. Aujourd'hui, les partis politiques ne s'y intéressent plus, et le mouvement des femmes n'existe plus. Les femmes qui militaient en son sein se retrouvent dans leurs partis, divisées, sans avoir pour autant gagné des places éligibles sur les listes de leur parti, et le nombre de candidates placées sur les listes électorales ne cesse de diminuer.»
Désacraliser le code de la famille
Les timides amendements au code la famille adoptés en 2005 n'ont pas non plus eu les effets escomptés. Certes, le tuteur matrimonial ne conclut plus le mariage. Et ce n'est plus le mari lui-même, mais le juge qui fixe le montant du rachat à verser à l'époux pour que la femme puisse recouvrer sa liberté.
«Il y a aussi la question de la nationalité, qui a été minorée à l'époque, les islamistes faisant une fixation sur la question du divorce et du tuteur, précise la sociologue Nassera Merah. Les femmes peuvent désormais donner la nationalité aux enfants, et au mari étranger. Mais le plus important n'est pas là. Ce code a été désacralisé. Depuis son adoption en 1984, lorsque nous essayions de la contester, on nous reprochait d'être contre la religion, car ce code était inspiré de la charia. On sait maintenant que des modifications sont possibles, qu'il n'est pas gravé dans le marbre.»
Chaque jour, Imène anime en direct à la télévision algérienne, l'ENTV, un «magazine socio-culturel» quotidien d'une heure trente, à la télévision algérienne. «Les filles ne sont plus simplement bonnes à marier à 18 ans, comme auparavant, poursuit-elle. Elles peuvent dire non au mariage dans certaines régions. Mais elles doivent voir leur petit ami en cachette et, de ce point de vue, rien ne change. On est toujours jugé, parce qu'à un certain âge, on est pas marié. C'est toujours en fonction de ce genre de critères que les voisins, les collègues de travail... bref, que la société décrète qu'on est une personne bien ou pas. C'est sans doute la somme de frustration importante des hommes, et des femmes aussi d'ailleurs, qui fait que ces critères subsistent.»
«Si la plupart des femmes portent le voile dans l'intérieur du pays, c'est beaucoup moins vrai à Alger ou Oran, estime de son côté la sociologue et militante féministe Nassera Merah, qui prépare un doctorat sur les luttes politiques de femmes à l'université d'Alger. Mais nous ne sommes pas ici en banlieue parisienne. Le voile ne veut rien dire, il a complètement perdu de sa connotation religieuse. Vous voyez des jeunes filles qui portent des foulards sur la tête et adoptent des tenues indécentes en même temps. L'essentiel est ailleurs, c'est le code de la famille.»
Adopté en 1984, ce Code de la famille institutionnalise l'infériorité de la femme dans la société algérienne. Il organise son incapacité juridique, la plaçant sous la coupe d'un tuteur matrimonial. Selon l'article 31, l'épouse est en outre «tenue d'obéir à son mari et de lui accorder des égards». Le texte légalise également la polygamie. Et si le mari peut divorcer par la simple expression de sa volonté, les conditions imposées à la femme par l'article 53 ressemblent dans la pratique à une quasi-négation de ce droit.
«Pour ma part, j'ai fait un divorce à l'amiable, et je n'ai pas d'enfants, confie la journaliste Imène Ghodbane. Je n'ai donc pas eu de problème. Je n'en ai pas eu non plus dans ma vie professionnelle, mais le jugement est là, sans ambiguïté: pour les gens, si une femme est divorcée, c'est qu'elle a fait quelque chose de mal. C'est toujours de la faute de la femme si ça ne marche pas. C'est ce qu'institutionnalise d'ailleurs le code de la famille. Mais quand c'est la femme qui demande le divorce, comme ça a été le cas pour une amie, elle perd systématiquement tous ses droits : c'est le mari qui conserve le logement. Financièrement, elle n'obtient rien, et perd le plus souvent la garde des enfants. J'ai autre une amie qui a gardé ses enfants après son divorce, mais qui ne reçoit aucune pension alimentaire, et pour laquelle c'est très difficile. Les lois sont toujours faites par les hommes, pour les hommes.»
Un mouvement féministe introuvable
Trouver un logement et quitter sa famille demeure en outre très difficile pour une femme seule en Algérie. «J'ai la chance d'avoir des parents tolérants, précise Imène. Après mon divorce, je suis retournée chez eux, et je vis aujourd'hui dans un appartement qui leur appartient. En dehors de cette configuration, je ne pourrais pas habiter toute seule. Une femme qui vit seule, c'est très mal vu, personne ne lui louerait un logement. La femme divorcée a beaucoup de mal à refaire sa vie avec quelqu'un d'autre. Les hommes ici évitent d'épouser une femme divorcée. Pas plus tard que ce matin, je discutais d'une amie qui, après son divorce, a rencontré un homme. Ils se sont fréquentés pendant quelque temps. Mais lorsqu'elle a commencé à évoquer la question du mariage, son petit ami lui a directement répondu : "Il n'en est pas question, je ne peux pas épouser une femme divorcée." On croit que les mentalités ont changé quand on observe les gens, qui s'habillent de plus à la mode, qui voyagent, mais il n'en est rien.»
Coincée sous l'imposant bâtiment du Sacré-Cœur d'Alger, dont l'allure tient davantage de la centrale nucléaire que du monument parisien, une petite pièce ouverte au public regorge de sondages et d'études censés jauger ces «mentalités». C'est le siège du Centre d'information et de documentation sur les droits de l'enfant et de la femme. Comme toutes les associations, le Ciddef a dû solliciter l'agrément du ministère de l'intérieur pour voir le jour. Mais ses sources de financements proviennent très marginalement de l'Etat, et ses faibles revenus se ressentent dans les méthodes parfois incertaines des études menées par le centre.
Une enquête publiée en février 2009 et vendue au chaland contre la somme de 400 dinars (4 euros), nous apprend tout de même qu'en 2008, seuls 40 % des hommes et 55 % des femmes algériennes étaient favorables à la suppression de la polygamie, contre 41% des hommes et 62 % des femmes en 2000. De même, en 2000, 55% des Algériens se disaient, toujours selon l'étude, disposés à élire une femme comme président. En 2008, ils n'étaient plus que 36%. «Ces résultats sont assez surprenants, commente la responsable de l'étude, Imane Hayef Ighilahirz. Ils montrent globalement un durcissement de la société algérienne vis-à-vis du statut de la femme sur la décennie 2000», confirme-t-elle, tout en concédant manquer de sociologues de formation pour conduire ce type d'enquête.
Depuis vingt ans, la société algérienne a été peu influencée il est vrai par un mouvement féministe introuvable, comme le rappelle la sociologue Nassera Merah. «Il y a eu jadis un mouvement féministe algérien qui ne disait pas son nom, explique-t-elle. Dans les années 70-90, c'est un combat qui était beaucoup plus politique pour la démocratie, contre l'adoption du code de la famille. Aujourd'hui, c'est un autre combat. Ce mouvement a été étouffé parce que les partis politiques qui l'avaient instrumentalisé s'en sont servi comme une base de mobilisation, contre le parti unique. Le mouvement des femmes était le seul d'ampleur auquel pouvaient s'accrocher les partis politiques. Il n'y avait pas de mouvement estudiantin, ni de mouvement ouvrier. Il n'y avait rien. Ces partis ont étouffé ce mouvement des femmes après 1989, quand ils ont pu exister au grand jour, et qu'ils n'en avaient plus besoin. Aujourd'hui, les partis politiques ne s'y intéressent plus, et le mouvement des femmes n'existe plus. Les femmes qui militaient en son sein se retrouvent dans leurs partis, divisées, sans avoir pour autant gagné des places éligibles sur les listes de leur parti, et le nombre de candidates placées sur les listes électorales ne cesse de diminuer.»
Désacraliser le code de la famille
Les timides amendements au code la famille adoptés en 2005 n'ont pas non plus eu les effets escomptés. Certes, le tuteur matrimonial ne conclut plus le mariage. Et ce n'est plus le mari lui-même, mais le juge qui fixe le montant du rachat à verser à l'époux pour que la femme puisse recouvrer sa liberté.
«Il y a aussi la question de la nationalité, qui a été minorée à l'époque, les islamistes faisant une fixation sur la question du divorce et du tuteur, précise la sociologue Nassera Merah. Les femmes peuvent désormais donner la nationalité aux enfants, et au mari étranger. Mais le plus important n'est pas là. Ce code a été désacralisé. Depuis son adoption en 1984, lorsque nous essayions de la contester, on nous reprochait d'être contre la religion, car ce code était inspiré de la charia. On sait maintenant que des modifications sont possibles, qu'il n'est pas gravé dans le marbre.»
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