"Lorsque je suis arrivée sur le territoire calédonien, pour retrouver les descendants d’Algériens, je demandais l’itinéraire aux Kanaks. La première réponse qu’ils m’ont donnée, c’est : lorsque tu vois un dattier, c’est qu’il y a un «Vieil Arabe» qui est passé par là".
Mélica Ouennoughi Docteur en anthropologie
L’un des dossiers les plus pertinents que l’Algérie se doit de se réapproprier est celui de la mémoire. Sans vouloir verser dans la concurrence victimaire, en Algérie nous avons trop tendance à pardonner par incompétence par crainte d’être mal vu, par paresse et surtout par méconnaissance de cette mémoire en miettes suite à un tsunami qui a eu lieu un certain jour de débarquement, le 14 juin 1830, sur une plage de Sidi Fredj. Il semble et il faut le regretter que seule une histoire bâclée, revancharde, incomplète dans le temps et l’espace intéresse quelques officines qui en font, un fonds de commerce. J’ai souvenance d’avoir vu, il y a quelques années, une délégation de petits descendants-Laïfa et les autres- des déportés de 1971. Ils étaient venus de Nouvelle-Calédonie à près de 20.000 km se ressourcer dans cette Algérie mythique que leur ont chanté leurs parents, de père en fils. J’avais naïvement demandé à ce qu’on mette en place une bibliothèque virtuelle pour consolider un lien de plus en plus ténu depuis près de 140 ans. Je ne suis pas sûr d’avoir été entendu. En fait, c’est en écoutant en voiture la chanson El Menfi de Akli Yahyaten que je me suis hasardé à retracer, encore une fois et après bien d’autres plus autorisés que moi, un pan de notre histoire. Je me suis basé sur un ouvrage magistral de Melica Ouennoughi anthropologue qui, menant un travail de bénédictin a ressuscité un pan de cette douloureuse histoire à la fois sûr le plan anthropologique et sur le plan agricole avec ce «marqueur» qu’est le palmier dattier. L’histoire commence par une révolte- une de plus contre les hordes coloniales. Ce qui est remarquable, chez les peuples qui ne veulent pas mourir, c’est la lutte contre l’acculturation en tenant à leur repères ; la France, les a dépossédés, ruinés, déportés, tondus, mais elle n’a pas pu, malgré toutes les manoeuvres, les intégrer en les désintégrant. Arrachés à leur terre natale, séparés de leurs proches, déportés par convois successifs vers les bagnes du Pacifique, les déportés devaient aussi lutter contre l’acculturation, pour ne pas perdre leur âme et leurs coutumes. Jusqu’en 1936, leurs enfants étaient obligés de porter des noms chrétiens pour être scolarisés.
Un autre échec Mais chez eux, à la maison, les enfants étaient appelés par des noms venus du fin fond du pays de leurs pères, «si bien que Jean-Pierre, Michel et Joseph deviennent une fois à la maison des Taïeb, Miloud et Ahmed», dira Mme Ouennoughi. Encore un échec, un de plus, de la colonisation et de ses différentes méthodes d’acculturation et d’assimilation. Ceci dura jusqu’en 1930 date à laquelle on leur permit de garder leur nom arabe. Après la levée de l’interdiction sur l’utilisation des prénoms musulmans, «tous les Jean, Christian, Joseph, Robert, Michel etc. redevinrent instantanément officiellement des Taïeb, Ahmed, Mohamed, Ali, Kader, etc.», relève le Dr Pierre-Philippe Rey, professeur des Universités, dans la préface de l’ouvrage de Mme Ouennoughi. «Cette remarquable résistance à l’acculturation ne se manifeste pas que sur ce point : l’auteur nous explique comment ces déportés masculins ont appris à leurs femmes françaises ou canaques la cuisine algérienne qui s’est ensuite transmise de génération en génération ; comment a été édifié un mausolée à la mémoire d’un cheikh décédé par noyade, à l’endroit de son accident et comment ce mausolée donne lieu à un pèlerinage annuel rappelant en tous points les ziaras du pays des ancêtres ; comment une association de descendants d’Algériens gère ce lieu de pèlerinage et le cimetière musulman qui l’entoure ; comment les dattiers sont vénérés comme témoins actuels de la présence en ces lieux du "Vieil-Arabe" qui les a plantés...», note le Dr Rey dans sa préface du livre de Melica Ouennoughi.(1) La politique d’acculturation des descendants des déportés a échoué. Mieux : elle a eu l’effet inverse. «Ce sont les femmes françaises, communardes ou d’origine pénale, qui ont adopté les coutumes algériennes et non l’inverse», ajoute le Dr Rey. Le dernier déporté, Kouider, est décédé en 1968. Les noms des déportés, tirés des archives poussiéreuses, rongées par l’humidité et le rance, ont permis d’ériger, à Bouraïl, en Nouvelle-Calédonie, une stèle à la mémoire des déportés. «C’est important, parce que les déportés n’étaient pas des orphelins», dira Mme Ouennoughi. Ils avaient des pères, des mères et des familles en Algérie. Ils étaient venus d’un village, d’une tribu, d’une région, enfin d’un pays pris dans les mâchoires d’un colonialisme meurtrier et dévastateur.(1)
L’introduction du modèle et des fondements de la djemaâ «ont contribué énormément au mouvement associatif de 1886 en France», selon Mme Ouennoughi. Les codes coutumiers pratiqués par les déportés ont été utilisés par les autorités françaises de l’époque «pour solidariser les petits colons» en Nouvelle-Calédonie. Les Communards et autres anarchistes, comme Louise Michel, en avaient, eux aussi, emporté dans leurs bagages, «emprunté» à la djemaâ ce «petit trésor» d’organisation sociale en retournant en France, après la loi d’amnistie de juillet 1879. Une loi qui avait, faut-il le rappeler, «oublié» les déportés algériens qui devaient attendre 1895 pour bénéficier de ses dispositions. «D’ailleurs, la loi de 1901 est fortement imprégnée par ces codes coutumiers» des déportés algériens, nous a confié Mme Ouennoughi.(2) La djemaâ a intégré tous les déportés, qu’ils soient «politiques», ayant conduit ou participé aux révoltes et insurrections contre la France coloniale en Algérie, ou de «droit commun», parmi lesquels figureraient certainement ceux qu’on appelait les «bandits d’honneur» et qui étaient, pour certains d’entre eux, des révoltés contre l’ordre colonial, à l’image de Ahmed Oumerri et Arezki L’bachir en Kabylie et Messaoud Benzelmat dans les Aurès tués par les forces coloniales en Algérie. La démarche visant à ôter l’étiquette dévalorisante de «droit commun» à ce type de prisonniers a abouti à l’union de tous les déportés algériens. Aujourd’hui, leur descendance est estimée à 15.000 personnes. «Moi, j’estime qu’elle est plus importante», soutient Mme Ouennoughi.(2)
Les descendants ont créé, en 1969/1970, une «Association des Arabes et des amis des Arabes» pour prendre en charge l’histoire et perpétuer la mémoire collective de leurs ancêtres. Elle fonctionne selon les principes et les règles de fonctionnement de la djemaâ ancestrale. D’ailleurs, ce travail de mémoire avait déjà été assuré, avec brio peut-on dire, bien des décennies auparavant, par des filles de déportés. «Notre mère était une grande femme ; elle était une fille rebelle aussi ; elle voulait toujours nous éduquer avec la coutume algérienne. Elle maîtrisait bien la langue de son père. Il fallait toujours qu’on soit réunis. Elle nous parlait quelques mots d’arabe. Elle avait une grande admiration pour son père. Elle en était fière et c’est comme si elle avait ce rôle de transmettre la coutume des anciens : c’était une femme autoritaire», disait le petit-fils d’un déporté cité par Mme Mélica Ouennoughi dans son ouvrage.Elles ont mis en application le concept de «devoir de mémoire» avant que celui-ci soit utilisé. «Chacune à leur manière avait le devoir de transmettre la tradition», à travers notamment «le port du foulard berbère, les plats traditionnels, les récits et les mots à consonance arabo-berbère. A chacune d’entre elles, on attribue un récit ou un conte légendaire parfois.»(2)
Le chant de la résistance La chanson El Menfi (le Déporté) interprétée par le chanteur Akli Yahyaten était chantée en Nouvelle-Calédonie au XIXe siècle par les déportés algériens, selon Mme Ouennoughi. Le chant était accompagné d’une flûte fabriquée avec du bois de sagaie. Un bois servant aussi pour les Kanaks à fabriquer des lances. «Cette chanson était chantée en Nouvelle-Calédonie par des gens qui ne connaissent pas l’Algérie. Des petits descendants des déportés la chantaient dans les vallées perdues. C’est quand même incroyable», dira-t-elle. Le déporté Taïeb ben Mabrouk, réputé pour sa maîtrise de la flûte, répétait sans cesse cette chanson qu’on murmure toujours aujourd’hui. Il s’agit de El-Menfi, raconte sa petite cousine. Les mots dits dans la chanson «nous restent dans notre coeur, ils sont aussi pleins de détresse. Cette chanson, il la chantait toujours sous le dattier», confie-t-elle à Mme Ouennoughi. «Si l’Algérie n’ouvre pas le dossier des déportés, il ne s’ouvrira pas en Nouvelle-Calédonie parce qu’il n’y a pas de spécialistes qui s’intéressent à cette question», estime-t-elle.(1)
Mélica Ouennoughi Docteur en anthropologie
L’un des dossiers les plus pertinents que l’Algérie se doit de se réapproprier est celui de la mémoire. Sans vouloir verser dans la concurrence victimaire, en Algérie nous avons trop tendance à pardonner par incompétence par crainte d’être mal vu, par paresse et surtout par méconnaissance de cette mémoire en miettes suite à un tsunami qui a eu lieu un certain jour de débarquement, le 14 juin 1830, sur une plage de Sidi Fredj. Il semble et il faut le regretter que seule une histoire bâclée, revancharde, incomplète dans le temps et l’espace intéresse quelques officines qui en font, un fonds de commerce. J’ai souvenance d’avoir vu, il y a quelques années, une délégation de petits descendants-Laïfa et les autres- des déportés de 1971. Ils étaient venus de Nouvelle-Calédonie à près de 20.000 km se ressourcer dans cette Algérie mythique que leur ont chanté leurs parents, de père en fils. J’avais naïvement demandé à ce qu’on mette en place une bibliothèque virtuelle pour consolider un lien de plus en plus ténu depuis près de 140 ans. Je ne suis pas sûr d’avoir été entendu. En fait, c’est en écoutant en voiture la chanson El Menfi de Akli Yahyaten que je me suis hasardé à retracer, encore une fois et après bien d’autres plus autorisés que moi, un pan de notre histoire. Je me suis basé sur un ouvrage magistral de Melica Ouennoughi anthropologue qui, menant un travail de bénédictin a ressuscité un pan de cette douloureuse histoire à la fois sûr le plan anthropologique et sur le plan agricole avec ce «marqueur» qu’est le palmier dattier. L’histoire commence par une révolte- une de plus contre les hordes coloniales. Ce qui est remarquable, chez les peuples qui ne veulent pas mourir, c’est la lutte contre l’acculturation en tenant à leur repères ; la France, les a dépossédés, ruinés, déportés, tondus, mais elle n’a pas pu, malgré toutes les manoeuvres, les intégrer en les désintégrant. Arrachés à leur terre natale, séparés de leurs proches, déportés par convois successifs vers les bagnes du Pacifique, les déportés devaient aussi lutter contre l’acculturation, pour ne pas perdre leur âme et leurs coutumes. Jusqu’en 1936, leurs enfants étaient obligés de porter des noms chrétiens pour être scolarisés.
Un autre échec Mais chez eux, à la maison, les enfants étaient appelés par des noms venus du fin fond du pays de leurs pères, «si bien que Jean-Pierre, Michel et Joseph deviennent une fois à la maison des Taïeb, Miloud et Ahmed», dira Mme Ouennoughi. Encore un échec, un de plus, de la colonisation et de ses différentes méthodes d’acculturation et d’assimilation. Ceci dura jusqu’en 1930 date à laquelle on leur permit de garder leur nom arabe. Après la levée de l’interdiction sur l’utilisation des prénoms musulmans, «tous les Jean, Christian, Joseph, Robert, Michel etc. redevinrent instantanément officiellement des Taïeb, Ahmed, Mohamed, Ali, Kader, etc.», relève le Dr Pierre-Philippe Rey, professeur des Universités, dans la préface de l’ouvrage de Mme Ouennoughi. «Cette remarquable résistance à l’acculturation ne se manifeste pas que sur ce point : l’auteur nous explique comment ces déportés masculins ont appris à leurs femmes françaises ou canaques la cuisine algérienne qui s’est ensuite transmise de génération en génération ; comment a été édifié un mausolée à la mémoire d’un cheikh décédé par noyade, à l’endroit de son accident et comment ce mausolée donne lieu à un pèlerinage annuel rappelant en tous points les ziaras du pays des ancêtres ; comment une association de descendants d’Algériens gère ce lieu de pèlerinage et le cimetière musulman qui l’entoure ; comment les dattiers sont vénérés comme témoins actuels de la présence en ces lieux du "Vieil-Arabe" qui les a plantés...», note le Dr Rey dans sa préface du livre de Melica Ouennoughi.(1) La politique d’acculturation des descendants des déportés a échoué. Mieux : elle a eu l’effet inverse. «Ce sont les femmes françaises, communardes ou d’origine pénale, qui ont adopté les coutumes algériennes et non l’inverse», ajoute le Dr Rey. Le dernier déporté, Kouider, est décédé en 1968. Les noms des déportés, tirés des archives poussiéreuses, rongées par l’humidité et le rance, ont permis d’ériger, à Bouraïl, en Nouvelle-Calédonie, une stèle à la mémoire des déportés. «C’est important, parce que les déportés n’étaient pas des orphelins», dira Mme Ouennoughi. Ils avaient des pères, des mères et des familles en Algérie. Ils étaient venus d’un village, d’une tribu, d’une région, enfin d’un pays pris dans les mâchoires d’un colonialisme meurtrier et dévastateur.(1)
L’introduction du modèle et des fondements de la djemaâ «ont contribué énormément au mouvement associatif de 1886 en France», selon Mme Ouennoughi. Les codes coutumiers pratiqués par les déportés ont été utilisés par les autorités françaises de l’époque «pour solidariser les petits colons» en Nouvelle-Calédonie. Les Communards et autres anarchistes, comme Louise Michel, en avaient, eux aussi, emporté dans leurs bagages, «emprunté» à la djemaâ ce «petit trésor» d’organisation sociale en retournant en France, après la loi d’amnistie de juillet 1879. Une loi qui avait, faut-il le rappeler, «oublié» les déportés algériens qui devaient attendre 1895 pour bénéficier de ses dispositions. «D’ailleurs, la loi de 1901 est fortement imprégnée par ces codes coutumiers» des déportés algériens, nous a confié Mme Ouennoughi.(2) La djemaâ a intégré tous les déportés, qu’ils soient «politiques», ayant conduit ou participé aux révoltes et insurrections contre la France coloniale en Algérie, ou de «droit commun», parmi lesquels figureraient certainement ceux qu’on appelait les «bandits d’honneur» et qui étaient, pour certains d’entre eux, des révoltés contre l’ordre colonial, à l’image de Ahmed Oumerri et Arezki L’bachir en Kabylie et Messaoud Benzelmat dans les Aurès tués par les forces coloniales en Algérie. La démarche visant à ôter l’étiquette dévalorisante de «droit commun» à ce type de prisonniers a abouti à l’union de tous les déportés algériens. Aujourd’hui, leur descendance est estimée à 15.000 personnes. «Moi, j’estime qu’elle est plus importante», soutient Mme Ouennoughi.(2)
Les descendants ont créé, en 1969/1970, une «Association des Arabes et des amis des Arabes» pour prendre en charge l’histoire et perpétuer la mémoire collective de leurs ancêtres. Elle fonctionne selon les principes et les règles de fonctionnement de la djemaâ ancestrale. D’ailleurs, ce travail de mémoire avait déjà été assuré, avec brio peut-on dire, bien des décennies auparavant, par des filles de déportés. «Notre mère était une grande femme ; elle était une fille rebelle aussi ; elle voulait toujours nous éduquer avec la coutume algérienne. Elle maîtrisait bien la langue de son père. Il fallait toujours qu’on soit réunis. Elle nous parlait quelques mots d’arabe. Elle avait une grande admiration pour son père. Elle en était fière et c’est comme si elle avait ce rôle de transmettre la coutume des anciens : c’était une femme autoritaire», disait le petit-fils d’un déporté cité par Mme Mélica Ouennoughi dans son ouvrage.Elles ont mis en application le concept de «devoir de mémoire» avant que celui-ci soit utilisé. «Chacune à leur manière avait le devoir de transmettre la tradition», à travers notamment «le port du foulard berbère, les plats traditionnels, les récits et les mots à consonance arabo-berbère. A chacune d’entre elles, on attribue un récit ou un conte légendaire parfois.»(2)
Le chant de la résistance La chanson El Menfi (le Déporté) interprétée par le chanteur Akli Yahyaten était chantée en Nouvelle-Calédonie au XIXe siècle par les déportés algériens, selon Mme Ouennoughi. Le chant était accompagné d’une flûte fabriquée avec du bois de sagaie. Un bois servant aussi pour les Kanaks à fabriquer des lances. «Cette chanson était chantée en Nouvelle-Calédonie par des gens qui ne connaissent pas l’Algérie. Des petits descendants des déportés la chantaient dans les vallées perdues. C’est quand même incroyable», dira-t-elle. Le déporté Taïeb ben Mabrouk, réputé pour sa maîtrise de la flûte, répétait sans cesse cette chanson qu’on murmure toujours aujourd’hui. Il s’agit de El-Menfi, raconte sa petite cousine. Les mots dits dans la chanson «nous restent dans notre coeur, ils sont aussi pleins de détresse. Cette chanson, il la chantait toujours sous le dattier», confie-t-elle à Mme Ouennoughi. «Si l’Algérie n’ouvre pas le dossier des déportés, il ne s’ouvrira pas en Nouvelle-Calédonie parce qu’il n’y a pas de spécialistes qui s’intéressent à cette question», estime-t-elle.(1)
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