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Le terrible destin de deux frères ennemis en Colombie

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  • Le terrible destin de deux frères ennemis en Colombie

    Dans les campagnes colombiennes, la misère a poussé deux frères à s'engager dans des camps différents. L'un a pris les armes avec la guérilla, l'autre avec les paramilitaires. Ayant déserté pour éviter de s'entre-tuer, les deux hommes ne peuvent cependant pas vivre normalement.

    En mars 2005, Edison Márquez est convoqué au campement central du front Resistencia Guamocó [un groupe de l'ELN, Armée de libération nationale, le deuxième groupe rebelle après les FARC]. Il est tétanisé. Il vient d'apprendre une mauvaise nouvelle. Son frère aîné José Atilano a rejoint les Autodéfenses unies de Colombie [AUC, mouvement paramilitaire d'extrême droite, adversaire direct de l'ELN et des FARC]. Edison a été recruté deux ans plus tôt par les FARC, il est donc bien placé pour savoir que, lorsqu'on a de la famille dans le camp adverse, on est surveillé de près. Il n'est donc pas étonné de l'attitude méfiante de son chef.

    "Tu sais ce que tu as à faire si un jour tu croises ton frère ?" lui dit son commandant. Edison baisse obstinément le regard. Il reste muet. Son chef le saisit alors par les épaules et le secoue violemment. "Réponds, bon sang ! Tu le tueras ou tu ne le tueras pas ?" Edison finit par lever les yeux et par hocher la tête en signe d'acquiescement. Dans sa tête, les images se bousculent, plus terrifiantes les unes que les autres : il pense aux décapitations, aux dépeçages, aux visages défigurés, aux cadavres gonflés flottant sur une rivière, bref, au quotidien des groupes armés. Edison se demande si cela a encore un sens de rester dans la jungle. Personne dans la guérilla ne se soucie de son sort. Il a 18 ans. Cette nuit-là, la plus longue de sa vie, Edison commence à préparer son départ de la guérilla. Il sait qu'il lui faudra déserter en catimini. Une décision qui lui fait risquer sa vie, il en est conscient, mais mieux vaut mourir comme traître des FARC que de tuer un homme sorti du ventre de la même mère que lui.

    Pendant ce temps, dix hommes armés du Bloque Central Bolívar, un groupe des AUC, progressent sur un sentier boueux. Les paramilitaires ont eu l'idée de se cacher dans la végétation pour pouvoir abattre les guérilleros par dizaines dès qu'ils passeraient par là.

    José Atilano Márquez, 30 ans, l'un des patrouilleurs requis pour cet assaut, participe pour la première fois à une opération de combat. C'est pour lui un cas de force majeure, mais, une fois la situation revenue à la normale, il reprendra le poste de cuisinier qu'il occupait jusqu'à son incorporation. Deux jours plus tôt, quand il a appris qu'il participerait à l'opération contre l'ELN, José Atilano a feint l'indifférence, mais la peur lui glaçait le sang. La nuit n'est pas encore tout à fait tombée et les hommes sont en train de prendre position lorsqu'ils sont accueillis par une rafale de tirs. "On est tombés dans un guet-apens !" lance une voix. "A terre, à terre !" ordonne une autre. Ensuite, José Atilano n'entend plus rien, seulement le cliquetis assourdissant des mitraillettes. Instinctivement, il se jette dans un fossé, dont il ne sort qu'une fois que les tirs ont cessé. Cette nuit-là, José Atilano ne ferme pas l'œil. Il veut déserter, mais il sait qu'il n'en a pas le courage. Fuir, c'est signer son arrêt de mort. Et puis le commandant de son groupe lui a assuré qu'il ne l'enverrait jamais sur une mission où il risquerait de tomber sur son frère…

    Ana Toribia Martínez, la mère de José Atilano et d'Edinson, fait au moins dix ans de plus que ses 64 ans. Avant, les riches villageois lui donnaient du travail comme lavandière, mais aujourd'hui c'est comme si elle n'existait plus. Elle est convaincue, comme elle le dit avec une grimace ironique, que ses anciens patrons se sont mis à la rejeter dès qu'ils ont su que deux de ses fils étaient des combattants, l'un dans la guérilla, l'autre chez les paras. On l'a exclue du jour au lendemain, comme si c'était elle qui portait le fusil. Aujourd'hui, les deux jeunes hommes ont beau avoir quitté le champ de bataille et être rentrés à la maison, les problèmes n'ont pas disparu. Aucun ancien combattant, aussi assagi soit-il, ne peut se permettre le luxe de se promener librement, car le simple fait d'avoir participé à cette guerre vaut des haines tenaces et féroces.

    A El Bagre, ville de 60 000 habitants au bord des rivières Nechí et Tigüí, le danger a toujours été là, comme dans toutes les communes de la province du Bas-Cauca [département d'Antioquia, dans le nord-ouest du pays]. De riches gisements aurifères et un statut de corridor stratégique pour les trafiquants de drogue placent la région au cœur de sanglants affrontements entre groupes armés illégaux. Des fronts de la guérilla, FARC et ELN, ainsi que des groupes des AUC sont actifs par ici. Assassinats, fusillades et enlèvements sont monnaie courante sur la voie publique, même en plein jour. C'est dans cette atmosphère invivable où la violence fait partie du quotidien qu'ont grandi les neuf enfants d'Ana Toribia Martínez et Ismael de Jesús Márquez. José Atilano, né le 14 janvier 1975, a toujours été calme et peu bavard. Edison en revanche, né le 19 mars 1987, a mauvais caractère, et il est source de problèmes depuis tout petit. Un point commun : aucun des deux ne s'est jamais intéressé à l'école.

    Outre les affres de la misère, ils ont grandi dans la terreur face à la barbarie : les enlèvements et les vendettas étaient fréquents et le chacun pour soi de rigueur. Les civils, pris entre deux feux, subissaient impuissants les affrontements – non sans une certaine fascination pour les barbares. Les histoires les plus délirantes ont commencé à circuler sur le prétendu bien-être dans lequel vivaient les membres des guérillas ou des Autodéfenses. Naturellement, les jeunes garçons défavorisés de la région voulaient entrer dans ces troupes irrégulières, et plusieurs amis d'enfance de José Atilano et Edison ont pris les armes dès le plus jeune âge. Pour ces garçons, les groupes armés représentaient avant tout un emploi. Ana Toribia, elle, ne comprend toujours pas comment on peut se retrouver dans les AUC à 30 ans, à un âge où un homme est censé faire la différence entre le bien et le mal.

    Ana Toribia nous montre une photo écornée où l'on voit José Atilano et Edison. Ils semblent conscients de la relation fraternelle indestructible qui les unit. Impossible de découvrir sur cette vieille photo le moindre signe de la guerre que leur réservait l'avenir. Comme ces jeunes gens ont grandi dans l'une des régions les plus pauvres et les plus dangereuses de ce pays en guerre, c'est dans deux troupes criminelles rivales qu'ils ont cherché leur survie. Au lieu de rester assis à attendre que la guerre les tue, Edison et José Atilano sont entrés en guerre pour se protéger. En tant que frères, ils sont sortis du même ventre. Et, en tant que combattants, c'est la même mère aussi qui leur a fait revêtir des uniformes différents : l'absence de perspectives a enfanté leurs destins. Unis jusqu'à la mort comme les doigts de la main.

    Par Alberto Salcedo Ramos, Gatopardo, Courrier International

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