Mohamed Hachemaoui (Spécialiste en sociologie politique)
« L’autoritarisme algérien ne s’embarrasse plus des formes »
Mohamed Hachemaoui est un éminent (et néanmoins jeune) chercheur en sociologie politique (lire notice biographique). Dans cet entretien que nous publions en deux parties, il décortique la structure du régime algérien, dresse une véritable généalogie de l’autoritarisme en Algérie et met en exergue le travail de fond accompli par l’équipe des réformateurs à la fin des années 1980 avant que le « collège des prétoriens » comme il l’appelle, ne se réapproprie le pouvoir pour le confier en 1999 à l’un des architectes « archétypaux » du système : Abdelaziz Bouteflika.
Que vous inspire, pour commencer, le score de 90% obtenu par (ou attribué à, c’est selon) Abdelaziz Bouteflika à la dernière élection présidentielle ?
Les gouvernants algériens, grisés par la consolidation de l’autoritarisme au moins autant que par l’agenda de la « war on terror », ne s’embarrassent désormais même plus des formes. La fin de la guerre froide a fait perdre aux régimes autoritaires d’Afrique, d’Europe de l’Est et d’Amérique latine l’appui extérieur qu’ils avaient auprès des grandes puissances, rendant leur transition vers la démocratie mieux négociable. Les régimes arabes, c’est ici plus qu’ailleurs que réside leur exception, n’ont pas perdu leurs soutiens stratégiques. Trois ordres de raisons expliquent cette résilience : le pétrole, la sécurité d’Israël et le « péril vert ». Le 11 septembre 2001 a considérablement renforcé cette situation. La « guerre contre la terreur », la guerre civile en Irak, les scandales d’Abou Ghraïb et de Guantanamo, la victoire électorale du Hamas palestinien renforcent cette perception, contribuant à la consolidation des régimes autoritaires ici comme dans le reste du monde arabe. C’est la doctrine du « double standard », théorisée pour la première fois par l’universitaire néo-conservatrice américaine Jeanne Kirkpatrick, représentante des Etats-Unis à l’ONU, au début des années 1980, distinguant deux types de dictatures : « left-wing » et « right-wing ». Le chef de la délégation envoyée par l’OSCE pour observer l’élection présidentielle d’avril 2004 a qualifié celle-ci de « conforme aux standards européens » ! L’Algérie est par ailleurs un marché important, la facture des importations a atteint 40 milliards de dollars en 2008. Dans le contexte de la crise économique mondiale, ce facteur a de quoi faire de l’ombre à l’exigence de réformes.
Sommes-nous entrés désormais dans le club des régimes « très autoritaires » ?
L’analyse du type « la République en lutte contre l’intégrisme » est un récit idéologique qui ne résiste pas à l’épreuve des faits. Un régime autoritaire est par définition un « système de pluralisme limité et non responsable ». Nous sommes sous un régime autoritaire de type prétorien depuis l’indépendance, c’est-à-dire un régime dans lequel un groupe de militaires contrôle le politique et l’économique. Le pays a cependant connu à la fin des années 1980 une entreprise de réformes qui a tenté une sortie du régime autoritaire. Mais ce processus de libéralisation à la fois politique et économique, unique dans le monde arabe, a été enterré avec l’éviction des réformateurs début juin 1991, c’est-à-dire au moment précis où le soutien international qui leur faisait jusque-là cruellement défaut commençait à se dessiner avec l’appui apporté par le FMI aux réformes du gouvernement Hamrouche. La manipulation – spécialité de l’appareil de coercition - des radicaux du FIS - parti, soit dit en passant légalisé par les prétoriens trois jours avant la nomination du gouvernement des réformateurs en violation de la loi préparée par le « groupe des réformes » – a servi de prétexte vendable aux « démocrates » locaux mais surtout aux capitales occidentales à commencer par Paris – leur principal appui. Les prétoriens étaient les principaux perdants des réformes économiques et politiques engagées. La « grève insurrectionnelle » du FIS devait servir de prétexte pour avorter la réforme constitutionnelle du régime avant que celle-ci ne puisse atteindre le point de non retour, c’est-à-dire ce moment où plus aucun appareil ne soit en mesure de revenir au statu quo ante. La dernière opération électorale, couronnant le processus de survie puis de consolidation de l’autoritarisme entamé depuis l’éviction des Réformateurs, signe précisément l’achèvement de ce retour aux anciennes règles du jeu. Le faux-semblant, entretenu consciemment ou pas par le ‘‘discours républicain’’, est bel et bien terminé.
Je voudrais analyser avec vous la structure du régime algérien et son évolution. Il est vrai que l’autoritarisme est une marque de fabrique du régime depuis 1962. D’après vous, sur quoi repose cet autoritarisme ? Pour être plus précis, comment a évolué la place de l’institution militaire dans l’ossature du pouvoir en Algérie ?
« Les revenus de l’Etat sont l’Etat », disait, à la fin du XVIIIe siècle, Sir Edmond Burke. L’Etat algérien est rentier. Plus de 75% de ses revenus proviennent de la fiscalité pétrolière. La mise en place de l’Etat rentier remonte à la fin des années 1960. La science politique définit l’Etat rentier comme celui qui tire une part substantielle de ses revenus sous forme de rentes extérieures. Pour qualifier un Etat de rentier, le gouvernement doit être le récipiendaire direct des rentes extérieures. Tel est précisément le cas avec le pétrole et le gaz : leurs prix sont fixés par le marché international et les revenus tirés de leurs exportations sont versés (en théorie) directement au gouvernement. En pratique, une partie de ces revenus peut être détournée par des gouvernants kleptocrates.
« L’autoritarisme algérien ne s’embarrasse plus des formes »
Mohamed Hachemaoui est un éminent (et néanmoins jeune) chercheur en sociologie politique (lire notice biographique). Dans cet entretien que nous publions en deux parties, il décortique la structure du régime algérien, dresse une véritable généalogie de l’autoritarisme en Algérie et met en exergue le travail de fond accompli par l’équipe des réformateurs à la fin des années 1980 avant que le « collège des prétoriens » comme il l’appelle, ne se réapproprie le pouvoir pour le confier en 1999 à l’un des architectes « archétypaux » du système : Abdelaziz Bouteflika.
Que vous inspire, pour commencer, le score de 90% obtenu par (ou attribué à, c’est selon) Abdelaziz Bouteflika à la dernière élection présidentielle ?
Les gouvernants algériens, grisés par la consolidation de l’autoritarisme au moins autant que par l’agenda de la « war on terror », ne s’embarrassent désormais même plus des formes. La fin de la guerre froide a fait perdre aux régimes autoritaires d’Afrique, d’Europe de l’Est et d’Amérique latine l’appui extérieur qu’ils avaient auprès des grandes puissances, rendant leur transition vers la démocratie mieux négociable. Les régimes arabes, c’est ici plus qu’ailleurs que réside leur exception, n’ont pas perdu leurs soutiens stratégiques. Trois ordres de raisons expliquent cette résilience : le pétrole, la sécurité d’Israël et le « péril vert ». Le 11 septembre 2001 a considérablement renforcé cette situation. La « guerre contre la terreur », la guerre civile en Irak, les scandales d’Abou Ghraïb et de Guantanamo, la victoire électorale du Hamas palestinien renforcent cette perception, contribuant à la consolidation des régimes autoritaires ici comme dans le reste du monde arabe. C’est la doctrine du « double standard », théorisée pour la première fois par l’universitaire néo-conservatrice américaine Jeanne Kirkpatrick, représentante des Etats-Unis à l’ONU, au début des années 1980, distinguant deux types de dictatures : « left-wing » et « right-wing ». Le chef de la délégation envoyée par l’OSCE pour observer l’élection présidentielle d’avril 2004 a qualifié celle-ci de « conforme aux standards européens » ! L’Algérie est par ailleurs un marché important, la facture des importations a atteint 40 milliards de dollars en 2008. Dans le contexte de la crise économique mondiale, ce facteur a de quoi faire de l’ombre à l’exigence de réformes.
Sommes-nous entrés désormais dans le club des régimes « très autoritaires » ?
L’analyse du type « la République en lutte contre l’intégrisme » est un récit idéologique qui ne résiste pas à l’épreuve des faits. Un régime autoritaire est par définition un « système de pluralisme limité et non responsable ». Nous sommes sous un régime autoritaire de type prétorien depuis l’indépendance, c’est-à-dire un régime dans lequel un groupe de militaires contrôle le politique et l’économique. Le pays a cependant connu à la fin des années 1980 une entreprise de réformes qui a tenté une sortie du régime autoritaire. Mais ce processus de libéralisation à la fois politique et économique, unique dans le monde arabe, a été enterré avec l’éviction des réformateurs début juin 1991, c’est-à-dire au moment précis où le soutien international qui leur faisait jusque-là cruellement défaut commençait à se dessiner avec l’appui apporté par le FMI aux réformes du gouvernement Hamrouche. La manipulation – spécialité de l’appareil de coercition - des radicaux du FIS - parti, soit dit en passant légalisé par les prétoriens trois jours avant la nomination du gouvernement des réformateurs en violation de la loi préparée par le « groupe des réformes » – a servi de prétexte vendable aux « démocrates » locaux mais surtout aux capitales occidentales à commencer par Paris – leur principal appui. Les prétoriens étaient les principaux perdants des réformes économiques et politiques engagées. La « grève insurrectionnelle » du FIS devait servir de prétexte pour avorter la réforme constitutionnelle du régime avant que celle-ci ne puisse atteindre le point de non retour, c’est-à-dire ce moment où plus aucun appareil ne soit en mesure de revenir au statu quo ante. La dernière opération électorale, couronnant le processus de survie puis de consolidation de l’autoritarisme entamé depuis l’éviction des Réformateurs, signe précisément l’achèvement de ce retour aux anciennes règles du jeu. Le faux-semblant, entretenu consciemment ou pas par le ‘‘discours républicain’’, est bel et bien terminé.
Je voudrais analyser avec vous la structure du régime algérien et son évolution. Il est vrai que l’autoritarisme est une marque de fabrique du régime depuis 1962. D’après vous, sur quoi repose cet autoritarisme ? Pour être plus précis, comment a évolué la place de l’institution militaire dans l’ossature du pouvoir en Algérie ?
« Les revenus de l’Etat sont l’Etat », disait, à la fin du XVIIIe siècle, Sir Edmond Burke. L’Etat algérien est rentier. Plus de 75% de ses revenus proviennent de la fiscalité pétrolière. La mise en place de l’Etat rentier remonte à la fin des années 1960. La science politique définit l’Etat rentier comme celui qui tire une part substantielle de ses revenus sous forme de rentes extérieures. Pour qualifier un Etat de rentier, le gouvernement doit être le récipiendaire direct des rentes extérieures. Tel est précisément le cas avec le pétrole et le gaz : leurs prix sont fixés par le marché international et les revenus tirés de leurs exportations sont versés (en théorie) directement au gouvernement. En pratique, une partie de ces revenus peut être détournée par des gouvernants kleptocrates.
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