A propos de l’énigme de Khenchela (1982-....) (2009)
lundi 2 février 2009.
Il y a déjà bien plus d’un quart de siècle, en 1982, la presse algérienne et française avait attiré l’attention sur la découverte d’un charnier particulièrement important en Algérie, à Khenchela au nord de l’Aurès. Ce fait tragique avait si bien retenu l’attention que j’avais cru nécessaire d’y faire allusion dès le début du premier article que j’ai publié dans la revue L’Histoire en février 1983 : « Vingt ans après la fin de la guerre d’Algérie, le sol de ce malheureux pays livre encore des charniers. Celui de Khenchela, avec ses 1000 ou 1200 cadavres, est le plus important mais non le seul ni le dernier. » Et au bas de la même page, la rédaction avait placé une photo montrant l’exhumation d’un de ces squelettes, avec la légende suivante : « A Khenchela, un charnier d’au moins 1200 cadavres vient d’être découvert par les Algériens à l’emplacement d’un camp utilisé pendant toute la guerre par l’armée française. Qui est responsable du massacre ? » [1]
Ce premier article m’a valu un abondant courrier. Un éminent sociologue, Paul Yonnet, m’a répondu avec indignation en dénonçant mes « lunettes militaro-pied-noir », et en utilisant cet exemple comme preuve de la tendance qu’il m’attribuait : « L’objet historique ne peut se construire dans la soumission pure et simple aux termes d’un débat de part en part politique. Or le dénombrement des morts de la guerre d’Algérie répond justement à une soumission de cet ordre, comme le prouve l’illustration, presque caricaturale en ses énoncés idéologiques, de l’article de Guy Pervillé : une pleine page du Figaro, la photographie d’enfants européens égorgés en 1955 à El Halia, et la photographie d’un cadavre du charnier récemment découvert de Khenchela, accompagnée d’une légende scandaleuse et, je dois le dire, impardonnable - impardonnable en ce qu’elle suggère entre autres l’irresponsabilité de l’armée française si ces massacres de routine ont été commis à l’aide de harkis, voire par des légionnaires » [2].
Dans un nouvel article, encore précédé d’une vue d’un Algérien montrant deux photos de squelettes exhumés, j’ai répondu à cette attaque tout à la fin de ma réponse, et brièvement : « A propos de l’illustration : la légende « impardonnable » de la photo du charnier de Khenchela ne traduit rien d’autre qu’une légitime prudence » [3], car je renvoyais mon contradicteur à la réponse que j’avais faite à un autre lecteur, le colonel Parisot.
Ce colonel avait également écrit à la revue L’Histoire, en tant qu’ancien responsable du secteur de Khenchela de la fin 1958 au début de 1960. D’après lui, « le scandale n’a pas été soulevé par les articles retentissants de Libération (3 au 7 juin 1982), faisant écho à celui du Moudjahid : l’affaire remonte à 1962, et une commission internationale d’enquête de la Croix Rouge présidée par le colonel suisse Gonard (décédé depuis) est allée enquêter sur place. Les autorités algériennes auraient invité la commission à regagner Genève, mais celle-ci aurait eu le temps d’établir un rapport que la Croix Rouge a fait tenir au Quai d’Orsay, qui l’a lui-même transmis au ministère de la Défense où il aurait été perdu. J’ai vainement essayé jusqu’ici de consulter ce document confidentiel. Toutes mes démarches se sont heurtées à une véritable conspiration du silence. Je le déplore d’autant plus que la responsabilité de ce massacre n’incombe certainement pas à l’armée française : je suis formel quant à la période où je commandais le secteur, mais je réponds également de mes prédécesseurs car de pareilles horreurs seraient certainement venues à ma connaissance. Connaissant bien deux de mes successeurs, je suis certain qu’ils ne peuvent pas être coupables, et le témoignage négatif du sous-préfet (resté bien au-delà du départ de l’administration française) me semble digne d’être pris en considération ». Le colonel Parisot concluait donc : « Aussi n’y a-t-il aucun doute dans mon esprit : il s’agit de nos harkis et de leurs familles, massacrés à la ‘libération’ de l’Algérie. Je voudrais de toute mon âme faire éclater la vérité ; je suis persuadé qu’il s’agit d’une manœuvre semblable à celle de Katyn. Au moins dans ce cas précis (...). [4] »
Je lui ai donc répondu avec prudence, en exprimant mes propres doutes qui m’interdisaient de conclure : « Le charnier de Khenchela est - comme le massacre de Melouza en 1957 - un cas typique de crime non revendiqué. Ses 1200 cadavres sont-ils les victimes de sept ans de répression française ou celles d’un massacre de « « harkis » après le cessez-le-feu ? Ces deux thèses contraires ne sont malheureusement pas incompatibles. Les informations données par la presse ne permettent pas encore de conclure. En effet, les documents et les témoignages publiés par Lionel Duroy dans Libération (du 3 au 7 juin 1982) sont extrêmement troublants. Mais ils ne suffisent pas à prouver que tous ces cadavres « accusent la France », parce que le journaliste n’a pas recherché ce qui aurait pu se passer entre le départ de l’armée française (à quelle date ?) et la plantation du petit bois de pins en 1963. Cette faille conforte dans leur conviction les partisans de l’autre thèse. Mais il leur appartient d’en fournir à leur tour des preuves. La confrontation méthodique de tous les témoignages et une enquête contradictoire menée sur le terrain en toute impartialité sont nécessaires pour établir un jour une version incontestable des faits [5] ».
A l’époque, j’en suis resté à ce constat. Mais près de vingt ans plus tard, achevant la rédaction de mon livre Pour une histoire de la guerre d’Algérie, j’ai ressenti le besoin d’arriver à en savoir plus. J’ai donc relancé mon enquête, en cherchant à joindre d’abord le colonel Parisot et d’autres témoins. Voici la lettre que j’ai envoyée à plusieurs informateurs potentiels, le 2 septembre 2001 :
« Il y aura bientôt vingt ans qu’un charnier contenant plus de 1 200 cadavres (d’hommes, de femmes et d’enfants) a été exhumé à Khenchela, sur l’emplacement d’un ancien camp militaire français. Ce charnier a été attribué à l’armée française par les autorités et par la presse algérienne, et cette attribution a été accréditée en France par un reportage du quotidien Libération ( du 3 au 7 juin 1982). Or, les conclusions de ce reportage sont invalidées par une erreur de méthode flagrante : l’absence d’interrogation sur ce qui a pu se passer dans le camp après le départ de l’armée française, et avant la plantation d’un bois de pins sur l’emplacement d’une partie de ce charnier en 1963. Cette faille rend nécessaire un complément d’enquête, qui permettrait de vérifier ou d’infirmer une autre hypothèse, soutenue en 1982 par le colonel Parisot, ancien commandant du secteur de Khenchela : un massacre de harkis avec leurs familles après l’indépendance de l’Algérie. Mais, près de vingt ans après la découverte de ce charnier, il ne semble pas que cette enquête complémentaire ait été faite, ou qu’elle ait abouti à des conclusions claires et reconnues. C’est pourquoi, au moment d’aborder ce point en rédigeant un livre sur la guerre d’Algérie (à paraître en mars 2002 aux Editions Picard), j’ai été réduit à faire le constat suivant : « Une autre recherche est à faire sur le charnier de Khenchela exhumé en 1982 dans l’ancien camp militaire français, dont l’attribution à l’armée française n’a pas été prouvée par l’enquête hâtive du journaliste Lionel Duroy dans Libération du 3 au 7 juin 1982, sans que la thèse contraire (massacre de harkis après l’évacuation du camp) ait été établie » [6].
lundi 2 février 2009.
Il y a déjà bien plus d’un quart de siècle, en 1982, la presse algérienne et française avait attiré l’attention sur la découverte d’un charnier particulièrement important en Algérie, à Khenchela au nord de l’Aurès. Ce fait tragique avait si bien retenu l’attention que j’avais cru nécessaire d’y faire allusion dès le début du premier article que j’ai publié dans la revue L’Histoire en février 1983 : « Vingt ans après la fin de la guerre d’Algérie, le sol de ce malheureux pays livre encore des charniers. Celui de Khenchela, avec ses 1000 ou 1200 cadavres, est le plus important mais non le seul ni le dernier. » Et au bas de la même page, la rédaction avait placé une photo montrant l’exhumation d’un de ces squelettes, avec la légende suivante : « A Khenchela, un charnier d’au moins 1200 cadavres vient d’être découvert par les Algériens à l’emplacement d’un camp utilisé pendant toute la guerre par l’armée française. Qui est responsable du massacre ? » [1]
Ce premier article m’a valu un abondant courrier. Un éminent sociologue, Paul Yonnet, m’a répondu avec indignation en dénonçant mes « lunettes militaro-pied-noir », et en utilisant cet exemple comme preuve de la tendance qu’il m’attribuait : « L’objet historique ne peut se construire dans la soumission pure et simple aux termes d’un débat de part en part politique. Or le dénombrement des morts de la guerre d’Algérie répond justement à une soumission de cet ordre, comme le prouve l’illustration, presque caricaturale en ses énoncés idéologiques, de l’article de Guy Pervillé : une pleine page du Figaro, la photographie d’enfants européens égorgés en 1955 à El Halia, et la photographie d’un cadavre du charnier récemment découvert de Khenchela, accompagnée d’une légende scandaleuse et, je dois le dire, impardonnable - impardonnable en ce qu’elle suggère entre autres l’irresponsabilité de l’armée française si ces massacres de routine ont été commis à l’aide de harkis, voire par des légionnaires » [2].
Dans un nouvel article, encore précédé d’une vue d’un Algérien montrant deux photos de squelettes exhumés, j’ai répondu à cette attaque tout à la fin de ma réponse, et brièvement : « A propos de l’illustration : la légende « impardonnable » de la photo du charnier de Khenchela ne traduit rien d’autre qu’une légitime prudence » [3], car je renvoyais mon contradicteur à la réponse que j’avais faite à un autre lecteur, le colonel Parisot.
Ce colonel avait également écrit à la revue L’Histoire, en tant qu’ancien responsable du secteur de Khenchela de la fin 1958 au début de 1960. D’après lui, « le scandale n’a pas été soulevé par les articles retentissants de Libération (3 au 7 juin 1982), faisant écho à celui du Moudjahid : l’affaire remonte à 1962, et une commission internationale d’enquête de la Croix Rouge présidée par le colonel suisse Gonard (décédé depuis) est allée enquêter sur place. Les autorités algériennes auraient invité la commission à regagner Genève, mais celle-ci aurait eu le temps d’établir un rapport que la Croix Rouge a fait tenir au Quai d’Orsay, qui l’a lui-même transmis au ministère de la Défense où il aurait été perdu. J’ai vainement essayé jusqu’ici de consulter ce document confidentiel. Toutes mes démarches se sont heurtées à une véritable conspiration du silence. Je le déplore d’autant plus que la responsabilité de ce massacre n’incombe certainement pas à l’armée française : je suis formel quant à la période où je commandais le secteur, mais je réponds également de mes prédécesseurs car de pareilles horreurs seraient certainement venues à ma connaissance. Connaissant bien deux de mes successeurs, je suis certain qu’ils ne peuvent pas être coupables, et le témoignage négatif du sous-préfet (resté bien au-delà du départ de l’administration française) me semble digne d’être pris en considération ». Le colonel Parisot concluait donc : « Aussi n’y a-t-il aucun doute dans mon esprit : il s’agit de nos harkis et de leurs familles, massacrés à la ‘libération’ de l’Algérie. Je voudrais de toute mon âme faire éclater la vérité ; je suis persuadé qu’il s’agit d’une manœuvre semblable à celle de Katyn. Au moins dans ce cas précis (...). [4] »
Je lui ai donc répondu avec prudence, en exprimant mes propres doutes qui m’interdisaient de conclure : « Le charnier de Khenchela est - comme le massacre de Melouza en 1957 - un cas typique de crime non revendiqué. Ses 1200 cadavres sont-ils les victimes de sept ans de répression française ou celles d’un massacre de « « harkis » après le cessez-le-feu ? Ces deux thèses contraires ne sont malheureusement pas incompatibles. Les informations données par la presse ne permettent pas encore de conclure. En effet, les documents et les témoignages publiés par Lionel Duroy dans Libération (du 3 au 7 juin 1982) sont extrêmement troublants. Mais ils ne suffisent pas à prouver que tous ces cadavres « accusent la France », parce que le journaliste n’a pas recherché ce qui aurait pu se passer entre le départ de l’armée française (à quelle date ?) et la plantation du petit bois de pins en 1963. Cette faille conforte dans leur conviction les partisans de l’autre thèse. Mais il leur appartient d’en fournir à leur tour des preuves. La confrontation méthodique de tous les témoignages et une enquête contradictoire menée sur le terrain en toute impartialité sont nécessaires pour établir un jour une version incontestable des faits [5] ».
A l’époque, j’en suis resté à ce constat. Mais près de vingt ans plus tard, achevant la rédaction de mon livre Pour une histoire de la guerre d’Algérie, j’ai ressenti le besoin d’arriver à en savoir plus. J’ai donc relancé mon enquête, en cherchant à joindre d’abord le colonel Parisot et d’autres témoins. Voici la lettre que j’ai envoyée à plusieurs informateurs potentiels, le 2 septembre 2001 :
« Il y aura bientôt vingt ans qu’un charnier contenant plus de 1 200 cadavres (d’hommes, de femmes et d’enfants) a été exhumé à Khenchela, sur l’emplacement d’un ancien camp militaire français. Ce charnier a été attribué à l’armée française par les autorités et par la presse algérienne, et cette attribution a été accréditée en France par un reportage du quotidien Libération ( du 3 au 7 juin 1982). Or, les conclusions de ce reportage sont invalidées par une erreur de méthode flagrante : l’absence d’interrogation sur ce qui a pu se passer dans le camp après le départ de l’armée française, et avant la plantation d’un bois de pins sur l’emplacement d’une partie de ce charnier en 1963. Cette faille rend nécessaire un complément d’enquête, qui permettrait de vérifier ou d’infirmer une autre hypothèse, soutenue en 1982 par le colonel Parisot, ancien commandant du secteur de Khenchela : un massacre de harkis avec leurs familles après l’indépendance de l’Algérie. Mais, près de vingt ans après la découverte de ce charnier, il ne semble pas que cette enquête complémentaire ait été faite, ou qu’elle ait abouti à des conclusions claires et reconnues. C’est pourquoi, au moment d’aborder ce point en rédigeant un livre sur la guerre d’Algérie (à paraître en mars 2002 aux Editions Picard), j’ai été réduit à faire le constat suivant : « Une autre recherche est à faire sur le charnier de Khenchela exhumé en 1982 dans l’ancien camp militaire français, dont l’attribution à l’armée française n’a pas été prouvée par l’enquête hâtive du journaliste Lionel Duroy dans Libération du 3 au 7 juin 1982, sans que la thèse contraire (massacre de harkis après l’évacuation du camp) ait été établie » [6].
Commentaire