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Le Japon occulte la crise

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  • Le Japon occulte la crise

    Onze heures du matin : cinq hommes d'affaires en costume sombre discutent au bar d'un grand hôtel de la capitale. Ils ont étalé leurs dossiers sur la table. Les plus âgés parlent, les plus jeunes prennent des notes et ne s'expriment que si on leur pose une question. La seule femme du groupe se tait et acquiesce avec de longs hochements de tête. Une scène traditionnelle dans ce pays codifié où l'on veut croire que tout fonctionne toujours comme avant.

    Et pourtant : le Japon a replongé dans la déflation, ses exportations ont chuté de 45,6 % fin mars. Le pays traverse une «véritable syncope», souligne un diplomate étranger. «Mais les Japonais continuent à dire qu'il n'y a pas de crise», observe un expatrié français. Et pour ceux qui, comme Terusuke Terada, acceptent de reconnaître la réalité de la crise, «c'est une bonne chose». Elle va, assure cet ancien ministre qui fut ambassadeur en Corée du Sud et au Mexique, «obliger le pays à changer, à abandonner ses activités traditionnelles pour se tourner vers la haute technologie, le biomédical, les énergies vertes».

    Dans le quartier de Ginza, à 21 heures, les rues sont encore très animées. Les cols blancs passent en bandes bruyantes, certains se tiennent par le cou, les cravates sont défaites, plusieurs ont le visage rouge et la démarche mal assurée. Au Café des Bacchanales, qui affiche un décor résolument parisien, des clients font sauter le bouchon de leur deuxième bouteille de champagne. Dehors, quatre limousines noires sont garées. Les chauffeurs en gants blancs attendent leurs propriétaires au volant. À Tokyo, le nombre des Ferrari, Lamborghini, Lotus, Maserati qui circulent à 5 km/h dans les embouteillages est impressionnant. «La fréquentation des bars a globalement baissé, sauf pour les bars à geishas très chers et très chics», résume Nao, qui travaille pour le ministère de la Santé.

    Plus de 15 000 sans-logis

    Mais, si on la cache, la pauvreté existe bel et bien à Tokyo : elle se développe, même. Avec ses petites lunettes et son tee-shirt, Makoto Yuasa ressemble à un étudiant. À la tête de l'association Against Poverty, il se bat pour les sans-logis. Ils sont officiellement 15 700 au Japon, dont 3 400 à Tokyo. «Au moins 30 000 en réalité, assure-t-il. Ils ont perdu leur travail, se sont coupés de leur famille, sont presque toujours divorcés, mais on ne les voit pas. Ils vont dans des endroits où la police n'ira pas les chercher.» La gare de Shinjuku, où l'on en compte près de 600 chaque jour, n'est que la partie émergée de l'iceberg. Beaucoup d'entre eux sont des travailleurs temporaires qui n'ont plus d'emploi. Ils ont dû quitter leur appartement parce qu'il appartenait à l'entreprise qui les a licenciés. «C'est d'autant plus injuste que les loyers pratiqués étaient ceux du marché et qu'il n'y avait pas de raison de le faire», estime Makoto Yuasa. Et, de fait, le gouvernement subventionne aujourd'hui les employeurs pour qu'ils ne mettent pas immédiatement à la rue les salariés dont ils se séparent. En attendant de sombrer, certains d'entre eux se réfugient dans les «mangas cafés», des espaces constitués de box initialement destinés à lire des bandes dessinées et à louer des jeux vidéo, beaucoup moins chers qu'un hôtel. On peut y rester douze heures pour 3 000 yens (moins de 30 euros). Les boissons et la douche sont gratuites.

    Ce Japon à deux vitesses inquiète l'avocat Kenji Utsunomiya. «Le système de protection sociale est très faible. Les suppressions d'emplois ont augmenté avec l'ancien premier ministre Junichiro Koizumi. Les rallonges budgétaires décidées par l'actuel gouvernement sont insuffisantes. Il faut prendre des mesures plus solides et plus sérieuses si l'on ne veut pas que le Japon devienne le deuxième pays où il y a le plus de pauvres au monde après les États-Unis», juge-t-il.

    Cette perspective inquiète aussi le ministère des Affaires sociales, qui propose désormais des plans de formation aux salariés licenciés et incite les entreprises à se tourner de nouveau vers des contrats à durée indéterminée. Mais il semble laisser de marbre le Japonais moyen.

    «Si les Japonais n'ont pas de repères, ils se sentent perdus. Ils ne savent plus quoi faire et plutôt que de faire mal, ils préfèrent ne rien faire. Ils lisent le journal le matin parce que leur patron leur a dit de le lire. Ils sauront tout ce qui se passe, mais ils n'auront pas d'opinion sur ce qu'ils ont lu. Ils vont de la même manière faire confiance à leur gouvernement et, par patriotisme, croire à ses plans de relance», analyse une journaliste française en poste à Tokyo.

    «Si tu es fort, parais faible»

    À la soirée anniversaire du Printemps, où tout est soldé, il y a foule. Toutes les issues ont été condamnées sauf une pour canaliser les clients. Mais dans les grands magasins de l'avenue Harumi Dôri, il n'y a personne. Les vendeuses désœuvrées s'inclinent quand on passe et se précipitent dès que l'on regarde un produit de près. «Ce pays a deux atouts : son consensus social et sa technologie, affirme un homme d'affaires occidental. Mais c'est une économie mature et un marché où, contrairement à la Chine, les besoins sont saturés. Du coup, il ne sait plus quoi inventer pour faire consommer et fabrique des tee-shirts et des boucles d'oreilles pour chiens.»

    Jeudi matin, Toyota publiera ses résultats financiers. Ils seront mauvais. Et avant même d'être annoncés, ils provoquent d'ores et déjà une polémique. Le groupe automobile les aurait volontairement noircis pour ne pas paraître en meilleure santé que General Motors. «Le groupe a enregistré de tels profits dans le passé qu'annoncer aujourd'hui un déficit pareil est un mystère pour moi. Il est possible qu'ils aient voulu présenter un résultat pire qu'il n'est en réalité», reconnaît Kazuo Matsunaga, directeur général du ministère de l'Économie, du Commerce et de l'Industrie (Meti), chargé de la politique économique et industrielle. «Le pays n'a jamais oublié l'époque où les États-Unis ne voulaient pas entendre parler de ses produits, et ne veut jamais revivre cela», renchérit un banquier occidental qui rappelle le proverbe attribué à Confucius : «Si tu es fort, parais faible.»

    Le Japon n'a pas fini d'étonner en affichant tous ces contrastes. Dans le parc Hibiya, deux couples promènent leurs chiens. Quatre lévriers nains d'un côté, en casaques de course multicolores, deux yorkshires de l'autre, enveloppées dans des manteaux étoilés orange et bleu avec le logo Rag Time Work Wear : «Vêtement de travail pour le temps des chiffons».

    Par le Figaro

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