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Crime d'honneur et le Kofi Annan de Diyarbakir

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  • Crime d'honneur et le Kofi Annan de Diyarbakir

    Assis en tailleur sur un canapé à fleurs, un téléphone dans chaque main, Saït Özsanli ne décolère pas. "Qu'allons-nous faire de ce pays ? On ne voit ça nulle part ailleurs !", s'écrie le vieil homme dans son salon, sous le regard inquiet de ses petits-fils.

    Depuis le massacre de 44 personnes, lundi 4 mai, dans un village kurde proche de Diyarbakir, dans le sud-est de la Turquie, l'ancien boucher reçoit des centaines d'appels chaque jour : journalistes, députés, élus locaux et chefs de tribus le consultent pour tenter de comprendre les motifs d'une telle tuerie.

    Huit hommes d'une même famille, dont un adolescent de 14 ans, ont fait irruption, lourdement armés, au milieu d'une cérémonie de fiançailles et ont tué hommes, femmes, enfants et l'imam en train de conduire la prière, au mépris de tous les codes usuels dans la société kurde.

    Les témoignages semblent montrer qu'un conflit de vingt ans divisait le village de Bilge. "C'est sans doute un crime d'honneur, acquiesce Saït Özsanli. Mais celui-là est inouï. Le plus meurtrier qu'on ait vu jusque-là avait fait 23 morts, en 1967." Pour autant, ce fait divers qui bouleverse la Turquie ne le décourage pas.

    "Hadji Saït" a consacré sa vie à prévenir les crimes commis au nom de l'honneur, une tradition courante dans les régions kurdes, et à tenter de réconcilier les clans. Le rapport de la commission gouvernementale des droits de l'homme de 2008 estime qu'au moins 200 personnes meurent chaque année de tels crimes en Turquie. En remettant au goût du jour une forme de justice populaire, le boucher est parvenu à mettre fin à plus de 450 conflits tribaux, en moins de dix ans.

    A 65 ans, même la maladie ne semble pas pouvoir faire flancher celui que l'on surnomme "le Kofi Annan de Diyarbakir". Saït Özsanli a été victime d'une crise cardiaque en avril, en pleine tentative de médiation, dans un village sensible de la région. "Il y avait déjà eu cinq morts dans cette affaire et l'un des fils refusait de signer la paix, explique-t-il. Mais dès que je vais mieux, j'y retourne."

    Depuis cinquante ans, le petit homme à la moustache grisonnante a vu passer des milliers de cas. A commencer par le sien. "Un jour, en 1959, j'étais avec mon oncle, dans la ville de Lice, raconte-t-il. L'une de nos vaches est partie dans le jardin de nos voisins. Le voisin a égorgé la vache. Du coup mon oncle a jeté une pierre sur la tête du voisin qui est mort. Dès lors, nous étions en sursis. Nous avons pris toutes nos affaires et quitté la ville." Le motif de ces vendettas est souvent trouble. Un mariage refusé, une dette impayée, une grange qui brûle ou un âne tué par accident peuvent déclencher une série de vengeances sans fin.

    Les dettes de sang se transmettent de génération en génération. A 34 ans, Firat Kaymak a passé la moitié de sa vie à poursuivre l'assassin de son père pour le venger. "En 1992, le fils de mon oncle a tué l'un de ses amis. On ne sait toujours pas pourquoi, témoigne Firat. En sortant de prison il a été tué à son tour. Nous avons retrouvé son meurtrier à Istanbul et nous avons essayé de l'écraser avec une voiture. Mais il n'est pas mort. Ensuite c'est mon père qui a été tué."

    Le temps de reprendre son souffle et il ajoute : "A partir de là, je ne vivais que pour la vengeance. Le tueur a envoyé sa famille en Allemagne et a fait huit ans de prison. On venait me supplier d'accepter de faire la paix mais pendant seize ans, je vivais vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour le tuer. Finalement il est mort l'an dernier, naturellement." Profitant de l'occasion, le boucher pacificateur a convaincu Firat d'en finir avec le passé. "C'est un homme formidable, s'extasie-t-il. Maintenant je veux entamer une nouvelle vie, aller en Suède ou en Norvège."

    Depuis qu'il a raccroché ses couteaux de boucher, Saït Özsanli se consacre à plein temps à sa mission. Entouré d'une équipe de médiateurs, il reçoit les notables dans le local de son association : imams, cheikhs, maires de quartiers, responsables politiques et chefs de clans y palabrent durant des heures, en kurde, autour d'un verre de thé qui ne se vide jamais.

    Pour négocier, hadji Saït réunit les hommes d'influence sur les lieux du crime. Pour faire plier les plus coriaces, il fait appel aux traditions et au Coran. "Pour briser la spirale de la haine, car l'envie de revanche va croissant si elle n'est pas résolue", explique Yahya, un jeune instituteur qui l'assiste dans sa tâche. En avril, l'enseignant est parti à Istanbul, régler un conflit entre deux vendeurs de simit, des petits pains au sésame, qui se disputaient un emplacement. "Ils étaient prêts à se tuer. Je leur ai fait accepter un partage équitable du marché", dit-il.

    Cette culture de la vendetta ne connaît pas les frontières. Elle se déplace avec l'émigration des Kurdes, dans les villes de l'ouest ou en Europe, notamment en Allemagne. A Istanbul, un cas survient chaque semaine, selon les statistiques officielles.

    Par le Monde
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