Annonce

Réduire
Aucune annonce.

Le sergent Russell, fou de guerre

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • Le sergent Russell, fou de guerre

    Mais comment le sergent Russell s'est-il retrouvé avec un pistolet- mitrailleur entre les mains ? N'était-il pas supposé être désarmé ? L'enquête de la police militaire le dira. Mais déjà, on sent l'armée moins loquace que d'habitude. Cette fois, il ne s'agit pas d'une bavure, d'un "tir amical mal dirigé", selon le langage militaire codé en usage pour évoquer une balle ou un obus qui, par erreur, atteint les siens au lieu de l'ennemi. Non : là, John Russell a tué cinq de ses pairs délibérément. Cela s'est passé à Camp Liberty, une base près de l'aéroport de Bagdad qui abrite une unité psychiatrique spécialisée nommée Clinique du stress de combat. Là sont accueillis les militaires sujets au stress post-traumatique.

    Lundi 11 mai, le sergent Russell y a tiré sur ceux qui se trouvaient à sa proximité. Il "semblait très en colère contre l'armée", ont expliqué les autorités. Ses victimes constituent un condensé des Etats-Unis en guerre. Matthew Houseal, psychiatre, était texan. Porté sur l'aventure, il avait effectué une mission dans une base de l'Antarctique, au début des années 1990. Commandant de réserve, bien qu'ayant déjà 54 ans, il s'était engagé par patriotisme en Irak. Ce n'était pas le cas de l'officier de marine Keith Springle, de Caroline du Nord. Psychologue dans le civil comme sous l'uniforme, il avait été requis par l'armée. Ses proches le décrivent comme très soucieux du bien-être de ses patients. Il avait 52 ans.

    Les trois autres victimes étaient des appelés. Le sergent Christian Bueno Galdos, du New Jersey, d'origine péruvienne, était arrivé aux Etats-Unis à 7 ans. En Irak, il avait reçu trois médailles. Le motif de sa présence en soins psychiatriques n'est pas clair. Il avait 25 ans. Michael Yates, du Maryland, en avait 19. Père d'un garçon d'un an, il s'était engagé par désoeuvrement. "Il aimait les armes et tous ces machins-là", a indiqué sa mère. Mais cela s'est mal passé. Assez vite, ses supérieurs l'avaient persuadé de faire traiter ses angoisses à Camp Liberty. "J'ai besoin d'aide", avait-il dit à sa mère, au téléphone. L'étudiant Jacob Barton, 20 ans, venait du Missouri. Il aimait les arts graphiques et la science-fiction. La vie militaire "semblait lui plaire", a déclaré sa grand-mère. Jacob aurait tenté de convaincre le sergent Russell de lâcher son arme et serait mort en tentant de protéger quelqu'un.

    Le meurtrier, John Russell, 44 ans, de Sherman (Texas), était devenu militaire de carrière en 1994 après un divorce difficile et de menus ennuis avec la loi. L'armée en avait fait un spécialiste des communications, attaché au 54e bataillon du génie stationné en Allemagne. Son assignation d'un an en Irak était la troisième depuis avril 2003 et devait prendre fin dans six semaines. Mais son commandant lui avait récemment retiré son arme. Le général David Perkins a expliqué que "sa hiérarchie avait eu des inquiétudes". D'où son hospitalisation à la clinique.

    Selon une version officieuse, le sergent aurait eu une altercation avec du personnel soignant, qui lui aurait demandé de quitter les lieux. Il aurait obtempéré avant de saisir l'arme d'un soldat et de revenir, dans un état second, commettre son forfait. Crime gratuit d'un homme saisi de démence ou acte d'un militaire détruit par son encadrement et une guerre dont on ne perçoit plus le sens ? L'Amérique, une fois de plus, s'interroge. Dès mercredi, sur CNN, l'armée y faisait figure d'accusée.

    Son reporter, Eddie Lavandera, a retrouvé le père du sergent. Wilburn Russell, 73 ans, n'a aucun doute. Des conversations avec son fils, il conclut que "l'armée l'a brisé". Le sergent avait mal pris son transfert en soins psychiatriques. "Craquer", dans ce milieu au machisme affiché, c'est la honte. "Il vivait pour l'armée", dit le père, et ses supérieurs ont voulu "s'en débarrasser". Quant à l'équipe soignante, la manière dont elle s'occupait de lui "n'allait pas", lui aurait dit John. L'enfant du meurtrier, John Junior, 17 ans, qui correspondait avec son père par e-mails, abonde : "Ce n'était pas un violent. Pour qu'il commette un tel acte, quelque chose a dû se passer dont l'armée ne nous parle pas."

    Quoi que dise l'armée, désormais, ses propos se heurtent d'abord à la défiance. Qu'elle semble loin, l'époque où l'Amérique s'émouvait pour l'histoire fabriquée de Jessica Lynch, dont le combat solitaire puis le sensationnel sauvetage dans l'antre de l'ennemi terroriste n'était qu'un montage de propagande. Mais en mars 2003, on voulait tant y croire. Au nom du Bien et de la Liberté, des sauveteurs couraient, brancard au poing, sauver ceux des leurs qui avaient risqué leur vie pour empêcher un ennemi d'user de ses armes de destruction massive. Puis vint le temps du doute et du malaise. Le temps de la révélation des mensonges, d'Abou Ghraib et de la torture. Le temps où la photographe Nina Berman montrait non pas les miracles des sauveteurs, mais les visages et les corps des blessés qu'ils transportaient. Le temps où l'Amérique découvrait avec stupeur comment l'administration traitait ses vétérans dans ses hôpitaux.

    Les meurtres commis par le sergent Russell apparaissent comme le symptôme d'une troisième phase : celle du rejet et de la honte. Tout ça pour ça ? Pour arriver, six ans plus tard, à ce soldat rendu fou par cette guerre maudite et qui tue des personnels soignants et ses frères d'armes confrontés aux mêmes angoisses que lui. Un fait divers désolant et cruel comme aboutissement d'une incompréhensible erreur collective. Quant à la honte, elle est liée à la vacuité du sens... Le père de Bueno Galdos a déclaré : "Je n'ai pas de respect pour la manière dont il est mort. Il n'est pas mort au combat." Shawna Machlinski, la mère du soldat Yates, a eu des mots plus terribles encore : "Quelqu'un aurait dû aider ce sergent avant qu'il aille si mal. J'aurais préféré voir mon fils faire son boulot au combat, le voir déchiqueté par une bombe, et non tué de la sorte."
    A moins d'être psychiquement déficients, faut-il qu'un père ou une mère souffrent pour en venir à proférer de tels propos ! Jeudi, Barack Obama s'est dit "choqué et attristé par cette horrible tragédie".

    Sylvain Cypel (Le Monde)
Chargement...
X