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Les géniteurs d'Al-Qaeda

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    L'égoïsme et l'iniquité de ses politiques exposent l'Occident à la violence terroriste.
    Les géniteurs d'Al-Qaeda

    Par François BURGAT


    mercredi 12 mai 2004





    L 'actualité dément très régulièrement l'efficacité d'une réponse seulement répressive aux attaques du 11 septembre 2001. Le fait de souligner la permanence des «réseaux terroristes islamiques» ne permet pas pour autant d'interpréter scientifiquement leur origine et encore moins d'en tirer d'éventuelles conclusions prospectives. Pas plus aujourd'hui qu'il y a dix ans, au lendemain des terribles attentats du métro Saint-Michel, on ne saurait en fait se satisfaire d'arrêter les seuls poseurs de bombes. Il faut plus urgemment encore identifier aussi ceux qui construisent et pilotent la terrible machine qui fabrique ces désespérés de la politique, de l'humanisme et de la vie, fût-elle la leur. Une fois encore, les pistes ne conduisent pas que dans les banlieues ou même dans les métropoles «de l'islam». La recherche d'une riposte efficace au terrorisme doit en fait dépasser le culturalisme et l'unilatéralisme de l'approche dominante pour redonner sa place à la trivialité profane et universelle du politique.

    Les bribes d'information collectées par les acteurs de la riposte militaire, policière et judiciaire sont à n'en point douter utiles. Mais elles ne peuvent fournir les cadres conceptuels de l'analyse. Le piège analytique ne réside pas dans l'appréciation («optimiste» ou «pessimiste») des performances et de l'avenir respectifs des «terroristes islamistes» et de ceux qui, à Washington ou à Paris, à Alger ou à Riyad, les combattent. Il se cache au coeur des catégories construites pour représenter la confrontation et dans la distribution parfaitement unilatérale des appellations et des rôles imposée par une pensée dominante chaque jour un peu moins plurielle. Le credo du moment voudrait que les «démocraties» et autres «défenseurs de la liberté» ou «de la tolérance» soient confrontés à une menace à la fois «intégriste» et, plus gravement encore, «terroriste». Est-ce bien de cela qu'il s'agit ?

    Plus vraisemblablement, l'«Occident impérial» (les Etats-Unis ayant vite rejoint et dépassé l'Europe coloniale et la Russie) peine d'abord aujourd'hui à admettre la très banale résurgence du lexique islamique, c'est-à-dire le fait qu'une culture non occidentale entende grignoter son vieux monopole terminologique d'expression de l'universel. Plus vraisemblablement ensuite, la violence à laquelle est confronté l'Occident est moins «idéologique» et «religieuse» que très banalement politique. Elle n'est que la réponse relativement prévisible à l'unilatéralisme, l'égoïsme et l'iniquité de politiques conduites, directement ou par dictateurs interposés, dans toute une région du monde. L'administration américaine et ses soutiens étatiques européens et arabes ne sont pas les objets d'une quelconque haine «de la démocratie» et «de la liberté» qui animerait leurs «agresseurs» au fur et à mesure qu'ils «basculeraient» dans l'«islam radical». Au prix de la mort de milliers d'innocents, ils sont plus vraisemblablement en train de rendre des comptes pour des milliers d'autres victimes, tout aussi innocentes, des politiques parfaitement irresponsables menées depuis trop longtemps.

    Pour entr'apercevoir cette évidence, nos spécialistes ès terrorismes sont malheureusement bien trop étrangers à la connaissance sociologique, politique et culturelle des sociétés d'où monte cette violence. La disqualification des résistances à un ordre dominant a toujours impliqué de dénier toute légitimité, voire toute cohérence, aux contestataires. «Oussama n'a que faire de la Palestine !», «Oussama se fiche de l'Irak», nous répètent donc à l'envi nos spécialistes du «wahhabisme». Il n'en voudrait qu'à notre démocratie, à nos libertés, à nos valeurs, peuvent alors conclure ceux que réconforte une si heureuse évidence. Est-ce si sûr ?

    De 1990 à 2001, la liste est pourtant longue des brèches que par son cynisme et l'unilatéralisme de ses politiques l'Occident a ouvertes dans ses prétentions universalistes. Après leurs parents, punis par centaines de milliers parce que notre vieil ami le bon tyran «laïque» qui les martyrisait impunément depuis vingt ans avait brutalement cessé d'être utile à l'administration américaine, 500 000 enfants irakiens, morts une première fois d'un impitoyable embargo économique, périssent chaque jour, une seconde fois, sous la plume de nos exégètes médiatiques et politiques de l'«islam radical». Leur mort n'a en effet aucun poids politique, elle n'est susceptible de prendre rang dans aucune explication «géopolitique», ni de générer la moindre mobilisation ou la moindre résistance légitime. Oussama et la génération Al-Qaeda n'ont rien à voir non plus avec la terrible forfaiture occidentale face au coup d'Etat militaire de janvier 1992 en Algérie. Rien à voir donc avec les dizaines de milliers de disparus aux mains des escadrons de la mort de «nos amis algériens» ; rien à voir avec l'effarante légèreté de tous ceux qui, en France ou ailleurs, ont préféré fermer les yeux sur ces crimes ou, pire, qui s'y sont associés activement pour conserver à leur pays, ou à eux-mêmes, une part de la rente pétrolière dilapidée ; rien à voir non plus avec les milliers de torturés d'autres prisons, dans tous ces pays de la région où notre coopération sans faille permet à des régimes exsangues, piétinant allégrement nos valeurs proclamées, de se maintenir à l'abri de tout embargo, voire de la moindre pression du camp occidental «des droits de l'homme et de la démocratie».

    C'est en mars 1996, dans la station balnéaire égyptienne de Charm el-Cheikh, que la dernière et la plus emblématique des étapes de la gestation d'Al-Qaeda s'est sans doute déroulée. Pour entonner les incantations du premier grand forum mondial de l'«antiterrorisme», aucun des puissants de ce monde ne manquait à l'appel. Le Russe Boris Eltsine était alors en train de lancer en Tchétchénie, sur un mode particulièrement barbare, l'une des dernières guerres coloniales du XXe siècle. L'Américain Bill Clinton, abandonnant pour un temps un Irak déjà affamé, était venu parfaire avec son homologue israélien le trompe-l'oeil des accords d'Oslo, enjoignant à l'autorité palestinienne d'éradiquer toute résistance armée à une occupation militaire israélienne qui était elle-même autorisée à se perpétuer sur un mode plus désespérant que jamais. L'Egyptien Moubarak et ses homologues arabes, forts de leurs scores électoraux et des satisfecit démocratiques répétés accordés par les Occidentaux, étaient, à coups d'arrêt de tribunaux militaires ou, plus rapidement encore, par la torture et les exécutions extra-judiciaires, en train de triompher de tout risque d'alternance démocratique dans leur pays respectif. A Charm el-Cheikh, les puissants de ce monde exorcisèrent leurs autocratismes en tous genres en communiant dans une identique dénonciation : celle du «terrorisme islamique». Cette même année, Ben Laden appelait à la guerre «... ses frères musulmans du monde entier et de la péninsule arabique en particulier», un étudiant en architecture du nom de Mohamed Atta, pilote présumé du premier des deux Boeing à s'être écrasé sur une tour du WTC, décidait brutalement de rédiger son testament. Deux ans plus tard, l'Egyptien Aiman Dhawahiri se ralliait à la stratégie de Ben Laden.

    Bien avant le 11 septembre, l'impasse mortifère d'une communication réduite à un langage de sourds était verrouillée : en octobre 2000, lors des obsèques des dix-sept marins américains tués à Aden alors qu'ils partaient vers l'Irak pour y parfaire cet embargo dont on sait qu'il fut aussi inutile que terriblement meurtrier, le président Bill Clinton, rendant hommage à ses soldats, «liés par un même engagement au service de la liberté» pour laquelle l'Amérique «ne cesserait de lutter», stigmatisa ainsi la devise intolérable qu'il prêtait aux «agresseurs intégristes» des jeunes Américains «épris de liberté». Chez ces gens-là, s'écria-t-il, c'est «our way or no way», (notre manière ­ de voir ­ ou rien d'autre). Quelques mois plus tard, c'est pourtant à peu de chose près au nom d'une formule aussi terrible («avec nous ou contre nous») que son successeur lançait le monde occidental sur les chemins hasardeux de la grande «croisade» contre «la terreur» où il est aujourd'hui égaré.
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