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La Baie aux jeunes filles de Fatiha Nesrine

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  • La Baie aux jeunes filles de Fatiha Nesrine

    La Baie aux jeunes filles ou le combat pour l’instruction des filles

    Dans un gros village ou une petite ville sur la presqu’île de Collo, une agglomération suffisamment importante pour abriter un port de pêche et une école, une petite fille regarde un mur.

    De ces vieilles pierres elle dérive vers le rêve, vers la lumière, vers le sens et le rôle des murs. A quoi servent les murs ? A signaler une présence, à humaniser, à protéger, à isoler, à délimiter, à défendre, à interdire, à entraver les petites filles dans leur découverte des espaces, à enfermer les femmes dans des univers de clôtures ?

    Pourtant, sur les murs se jouent les lumières et le destin de minuscules graines qui jouent leur survie en pousses fragiles et entêtées et s’écrit, en mystérieuses usures, une mémoire des pierres et des mains qui les ont posées et oubliées. La rêverie de l’enfant face aux murs porte comme une mélancolie du sens, une mélancolie du questionnement, servie par un texte au long rythme poétique et par la suite vous comprendrez pourquoi le roman de Fatiha Nesrine s’ouvre avec ce chapitre.

    Les murs seront toujours et encore là pour passer de la maison familiale à celle de grand-mère, pour protéger des regards extérieurs, pour enserrer des ruelles, pour ceindre la ville, pour couvrir un jardin tombé dans l’oubli, pour offrir un gîte aux serpents, pour recevoir la dépouille du saint, pour, pour, pour… L’enfant ne se heurtera pas seulement à des murs physiques.
    Dans ce quartier qu’on devine indigène, des fillettes jouent. Certaines vont à l’école. De son stylo, l’une d’elle extraira l’encre pour simuler du rouge aux ongles que ni l’eau ni le savon n’arriveront à effacer avant l’arrivée du père. Le repas se transforme en enfer pour la petite fille.

    Dans le silence de la tablée, face au père déjà taciturne par nature, elle paye, au prix fort, une transgression ; chaque bouchée est dérobée aux yeux du père, ingurgitée, volée.
    Les femmes pouvaient se teindre les pieds, les mains et les cheveux au henné ; pas se mettre du rouge aux ongles.

    Mais pourquoi interdire la parure des ongles quand on permet l’ornement des mains ?

    L’enfant pressentait quelque raison majeure mais cachée à ses yeux. Elle vivra avec cet interdit dont le sens lui échappe.

    Le monde est encore trop loin de ces ruelles silencieuses où ne se glissent que rarement les femmes protégées par leur voile et leur voilette. Pour l’instant, elles appartiennent aux fillettes qui jouent à la maisonnée dans une compétition de bric et de broc, de boutons, de bouts de bois, d’épingles égarées, de bouts de fils, de morceaux de tissu dont elles font des palais peuplés de princesses et de contes.

    Rivalité du détail qui fait la différence et quelques colères qu’interrompt parfois Ahmed le fou aux menaces effrayantes et à la promesse d’un avenir de «tête de Lambèse» ; quoi de plus effrayant que ce nom menaçant de bagne qui planait sur leurs jeux.

    Mais Ahmed le fou savait planter des arbres en haut des pentes verticales de la falaise, au-dessus des grottes, dans les lieux inaccessibles du vertige, là-bas où vivaient les géants entre crêtes et écume des vagues qui venaient battre une toute, petite baie. Fatima, la sœur du fou ouvrait parfois la porte de leur maison pour arroser et rafraîchir le seuil. Fatima connaissait l’histoire des géants et surtout celle du géant qui a vécu dans la presqu’île. Avec ses yeux pleins d’or il ressemblait à un enfant et si, finalement, Fatima connaissait l’histoire du géant, la petite en a percé le mystère. Les géants ont disparu avec l’arrivée des Français, peut-être.

    Pour la première fois dans le roman un repère du temps se glisse. Le rouge à ongles s’explique peut-être. Mais sa mère ne racontait pas d’histoire. Pas le temps. Une tête de passoire et du travail à n’en plus finir avec sa machine à coudre qui lui permettait de mettre de l’argent de côté. Mais grand-mère savait raconter. Une vraie légende ; une vraie de vrai. L’ancêtre à la poursuite de sa jument depuis des lieux et des lieux, des jours et des jours l’avait retrouvée impuissante à sauver son poulain né pendant sa fuite et pris au piège d’un oued. La petite fille appartenait à une lignée par quoi elle trouvait sens au cimetière, aux rites, au mausolée du saint qui, la nuit de sa mort, avait réparti les pierres sur le sentier qui mène à une crête d’où il pouvait, de son futur tombeau, voir la mer. Par un sentier dérobé aux regards et pour elles seules réservé, les femmes allaient régulièrement vers une petite baie, au pied des falaises retrouver les tombes des ancêtres, boire à une source miraculeuse pour la fécondité et prendre des bains de mer ou nager pour les plus audacieuses mais surtout se tremper sept fois dans sept vagues successives.

    Rites pour les adultes, ces visites relèvent de l’enchantement et du conte de fées pour la petite fille.

    Elle aimera par-dessus tout cette baie, ces promenades, seules sorties autorisées pour les femmes, la tourmente de ces lieux que les géants ont habités.

    Les légendes ont besoin de ces lieux de vent pour nous envelopper de leur évanescente vérité.

    La petite fille est tout à ces découvertes, à ces légendes. Il lui parvient quand même une sorte de rumeur, un écho des montagnes, le nom de son oncle dont il faut taire la mort au maquis pour préserver sa famille de problèmes ou de représailles. Nous avons un deuxième repère du temps. L’histoire se déroule un été durant la guerre de libération. Epoque de transformation s’il en fut pourtant…

    Dans la maison de grand-mère elle surprend des bribes de conversations dont on l’avait éloignée et dans lesquelles il s’agissait de parler au père. Tout tournait autour de savoir comment lui dire, à quel moment.

    Lui dire quoi ?

    Les chuchotements laissaient supposer une affaire sérieuse. L’argent mis de côté grâce au travail de couturière de sa mère servit de diversion.
    Sans l’approbation du père et contre sa résistance silencieuse et passive, la mère entreprend de construire à l’étage en laissant un cousin maçon se débrouiller pendant qu’elle se réfugie, avec sa fille, chez sa mère dans une constante vigilance à être chez elle avant le retour du mari pour lui offrir le même accueil et le même cadre habituel. La mère se tue à coudre pour encore plus de personnes. Sans que son rêve d’une maison agrandie se
    réalise. Tout se délite un jour sans que l’on en sache la raison.
    Dans cette tension extrême, la petite fille va courir les clientes pour leur remettre leurs robes ou tenter d’en récupérer l’argent.

    Seules des histoires de pêcheurs amènent quelques variations à la monotonie des jours ou quelques escapades vers les limites de la ville où la petite retrouve un jardin abandonné et la vie qu’elle y invente. Dans le texte, les échos de la guerre se font moins discrets. Pendant que la mère s’use les yeux à coudre, grand-mère parle de ce qui se passe là haut, là-bas et de ce tissu vert et rouge. Chut, ne pas parler devant la fille de la couturière qui…
    Le temps presse. Les premiers grands orages annoncent la fin de l’été.

    L’oued déborde, inonde, entraîne pierres et branchages.

    La mère se décide à choisir le tissu. La petite fille lui rapporte les échantillons. La mère coud. Mais pour qui puisque personne n’a passé commande ? Le travail achevé, le tablier va à merveille à la petite. Elle ira à l’école. A l’insu de son père.

    Le père s’accrochait aux valeurs qui avaient permis de résister aux sirènes coloniales. Peut-être au-delà du temps nécessaire. Déjà dans les maquis et dans la ville, même la poussée devenait plus forte qui allait briser la domination coloniale. La résistance à l’assimilation avait cédé la place à la lutte pour la libération.

  • #2
    Le père menait une bataille du passé.La mère percevait déjà l’avenir. La fille ira à l’école clandestinement.

    Quelle découverte ! Elle rencontre pour la première fois de petites Françaises et l’institutrice, française bien sûr. Elle approchera l’église où son ami Louisa découvrit avec horreur qu’on y enfermait un homme ou plutôt qu’on enfermait dans la demeure du curé un homme blessé et mis en croix dont les yeux portaient une sorte de compassion. Elle découvrait le rite dominical du mariage de toutes ces petites Françaises menées par leur parents à l’église en blanches robes de mariée. Elle découvrait les poupées qui ouvrent, ferment les yeux, portent des souliers, possèdent des bras mobiles et qu’un douro n’est pas exactement la monnaie des Français.

    Mais elle découvre bien d’autres choses. Elle découvre l’Edouard de son livre de lecture et cette langue dont elle comprend très vite le sens sans en assimiler tout de suite les subtilités qui agissent comme des pièges. Elle découvre les chansons. Elle aimait les chansons et elle aimait les contes de fées, de princes et de princesses. Mais la petite rêveuse continue de rêver. Il ne faut rêver à l’école ni, non plus, à la maison. Il faut y être avant le père, enlever le tablier, vivre une deuxième vie, devenir deux êtres en un seul. Changer le rapport sans heurt frontal mais le changer quand même, échapper au patriarcat que la guerre rendait caduc en certains de ses tabous. L’école l’arrachait cependant à son imaginaire premier.

    Celui de la baie aux jeunes filles, des visites au cimetière. Elle en concevra un grand chagrin un jour que sa mère y est allée sans l’emmener. Elle essayera de la rejoindre à la sortie de l’école avec le risque énorme d’arriver à la maison après le père si redouté.

    Entre le risque et le chagrin, la petite fille n’hésita pas.

    Le monde auquel on l’arrachait lui était infiniment précieux. Elle ira vers la baie. Au retour, sa mère lui apprend que son père sait. D’une écriture habitée par la poésie et les légendes, Fatiha Nesrine ne raconte pas seulement la belle histoire d’une mère déterminée à envoyer sa fille à l’école. Elle ne nous raconte pas seulement tout l’univers émotionnel d’une petite fille rêveuse et profondément attirée par la nature sauvage de sa région.
    Elle nous dit, à travers le destin personnel d’une petite, que l’instruction des filles, en notre pays, a été un enjeu et une bataille que rien ne rappelle aujourd’hui. Ce qui montre à quel point la libération du pays a joué un rôle de déverrouillage, pas toujours linéaire, pas toujours facile ou évident.

    Et Fatiha Nesrine nous le dit dans une belle langue sans intrusion du langage politique dans le registre esthétique et romanesque. Pour notre plus grand plaisir.

    La Baie aux jeunes filles, de Fatiha Nesrine Thala éditions - Alger 2005 - 143 pages

    Par Mohamed Bouhamidi , La Tribune

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