"Il serait l'une des voix les plus courageuses et les plus importantes de la littérature chinoise actuelle", selon Gao Xingjian, prix Nobel de littérature... Vingt ans après l'écrasement sanglant de Tiananmen, le 4 juin 1989, Ma Jian revient sur le Printemps de Pékin, qui fournit la trame de son roman magistral, Beijing Coma (Flammarion), dont paraît ce mois-ci la version en mandarin.
Ancien photographe au service de propagande des syndicats chinois, cet écrivain inclassable a fui Pékin, au début des années 1980, et traversé le pays de part en part, trois ans durant. Après l'interdiction d'une de ses nouvelles, il choisit l'exil à Hongkong, puis à Londres, où il vit désormais. Dans son dernier opus, le narrateur gît dans un coma éveillé après avoir reçu une balle dans la tête, place Tiananmen. Alors qu'il se remémore les événements qui ont précédé la nuit tragique du 4 juin, le monde change autour de lui...
Vous étiez sur la place Tiananmen, il y a vingt ans, lors des manifestations du Printemps de Pékin. Que faisiez-vous là?
Je suis arrivé place Tiananmen en avril, peu après la mort de Hu Yaobang [NDLR : ex-secrétaire général du PC et réformateur, à qui les manifestants entendaient rendre hommage]. J'ai campé avec les étudiants, sur la place, dans leurs tentes artisanales. Je les aidais à écrire les slogans sur les banderoles, et à distribuer l'eau et la nourriture. J'avais dix ans de plus que la plupart d'entre eux, et je vivais à Hongkong depuis un an. Bien qu'engagé dans le mouvement, je sentais aussi que j'étais un témoin. J'ai pris de nombreuses photos et j'ai discuté avec autant de monde que possible.
Quelle était l'ambiance?
Depuis que le Parti communiste contrôle la Chine, le peuple a cessé d'exister; le "peuple", ce n'est plus qu'un mot utilisé par le pouvoir. Mais, en avril et en mai 1989, le peuple chinois a ressuscité, et ça a été un grand moment de joie. La période était particulière: comme chacun avait très peur que le gouvernement cherche un prétexte pour réprimer les étudiants, on faisait très attention de bien se comporter; malgré les mouvements de foule, il n'y avait ni disputes, ni vols, ni accidents de la circulation.
Je me souviens d'un jour, en particulier, sur la place Tiananmen. Un camion s'est garé et le chauffeur m'a demandé de l'aider à distribuer les bouteilles d'eau minérale qu'il transportait. J'ai grimpé à bord et appelé des passants à l'aide. Aussitôt, la foule a entouré le véhicule, et j'ai commencé à décharger les cartons de bouteilles. Ils passaient de main en main, comme s'ils étaient portés par des fourmis, jusqu'aux tentes des étudiants.
Confrontés au pouvoir autoritaire, les Chinois sont toujours restés le dos courbé; le mouvement de Tiananmen leur a permis de se redresser, alors même que la capitale était entourée par 200 000 soldats.
Votre situation est particulière: vous vivez à Londres, mais vous faites chaque année de longs séjours en Chine continentale.
Oui, je suis devenu résident hongkongais dès les années 1980; par conséquent, le Parti ne pouvait pas me réprimer. C'est pour cela que je suis retourné à Pékin, à la fin de 1989, où j'ai pu écrire une fable politique, Nouilles chinoises.J'y décris l'état d'indifférence dans lequel le peuple s'est replié après l'écrasement de Tiananmen.
Dans les années qui ont précédé ces événements, sous Zhao Ziyang et Hu Yaobang, les dirigeants de l'époque, la tension politique était moindre: peu d'auteurs ont été emprisonnés en raison de leurs écrits. Après 1989, en revanche, le Parti a retiré toute liberté de discussion. Beaucoup de poètes et d'écrivains impliqués dans le mouvement étudiant ont choisi l'exil, par crainte d'être arrêtés ou anéantis.
Aujourd'hui, Internet et les progrès technologiques permettent à chacun de s'exprimer plus facilement, mais la liberté d'expression est encore plus limitée qu'il y a dix ou quinze ans. Chacun peut aller sur la Toile pour donner son point de vue, certes, mais les commentaires des uns et des autres peuvent être "harmonisés" à tout moment [NDLR : le régime de Pékin prétend recourir à la censure afin de défendre l'"harmonie" nationale]. Nous avons fait trois pas en avant, puis trois pas en arrière. Rien n'a changé.
Comment s'est passée votre dernière visite en Chine, en mars et en avril derniers?
Je me suis rendu compte à quel point il est désormais impossible d'y voyager "clandestinement". J'ai été surveillé et suivi par la police partout. Ils ont interrogé chaque personne que j'ai rencontrée.
Je suis allé dans de nombreux endroits sensibles, comme la zone du tremblement de terre du Sichuan, et des villages au bord du fleuve Yang-tsé, qui ont été déplacés à la suite de la construction du barrage des Trois-Gorges. La police voulait savoir ce que je faisais là. Il semble que les autorités aient été particulièrement inquiètes parce que j'avais avec moi une copie de la Charte 08 [NDLR : manifeste signé par 303 intellectuels, qui réclame la fin du monopole du pouvoir du Parti].
Il est très difficile de discuter aujourd'hui en Chine des événements de Tiananmen. Parmi les étudiants, en particulier, l'ignorance ou l'indifférence dominent, comme si le sujet était profondément refoulé...
Les trois mots qui font le plus peur au Parti communiste, c'est: "massacre de Tiananmen". La moindre allusion aux événements du 4 juin provoque un incident politique majeur. Chaque année, à cette date, policiers et militaires sont en état d'alerte. Vingt ans d'efforts ont réussi à faire évoluer l'opinion du peuple sur ces événements. Désormais, beaucoup de Chinois défendent le principe de la répression, au nom de la stabilité. C'est un succès - temporaire - pour le Parti communiste.
La volonté individuelle de nombreux Chinois a été écrasée, mais beaucoup ont trouvé un certain réconfort dans la richesse matérielle. A mon avis, cependant, celui qui éprouve le bonheur sans connaître la liberté ne se sent pas en sécurité. Sans effort d'introspection sur les événements du 4 juin, nous n'avons pas d'avenir. En Chine, chaque jour est un 4 juin.
Est-ce cet effacement des mémoires qui vous a poussé à accepter que votre roman paraisse pour la première fois en mandarin à Hongkong, Taïwan et Singapour, ce 4 juin, au risque de vous voir interdire définitivement l'accès à votre pays?
J'ai pris cette décision car Tiananmen est le seul moment, dans l'histoire du dernier demi-siècle, où le peuple chinois a exprimé sa propre opinion. Tout le monde, en Chine, parlait alors de l'avenir du pays. Chacun faisait part de ses aspirations individuelles. Et nous nous intéressions aux étudiants, bien sûr, qui symbolisaient l'avenir.
Cela prouve que les Chinois ne sont pas une nation indifférente. La Chine n'est pas une société d'êtres décervelés, qui vivent comme des légumes. A mon avis, nous ne pouvons retrouver l'espoir dans l'avenir qu'en comprenant notre passé. Pour un auteur, c'est même une question de conscience professionnelle: celui qui écrit doit s'intéresser à ses contemporains. C'est la moindre des choses, me semble-t-il.
Ancien photographe au service de propagande des syndicats chinois, cet écrivain inclassable a fui Pékin, au début des années 1980, et traversé le pays de part en part, trois ans durant. Après l'interdiction d'une de ses nouvelles, il choisit l'exil à Hongkong, puis à Londres, où il vit désormais. Dans son dernier opus, le narrateur gît dans un coma éveillé après avoir reçu une balle dans la tête, place Tiananmen. Alors qu'il se remémore les événements qui ont précédé la nuit tragique du 4 juin, le monde change autour de lui...
Vous étiez sur la place Tiananmen, il y a vingt ans, lors des manifestations du Printemps de Pékin. Que faisiez-vous là?
Je suis arrivé place Tiananmen en avril, peu après la mort de Hu Yaobang [NDLR : ex-secrétaire général du PC et réformateur, à qui les manifestants entendaient rendre hommage]. J'ai campé avec les étudiants, sur la place, dans leurs tentes artisanales. Je les aidais à écrire les slogans sur les banderoles, et à distribuer l'eau et la nourriture. J'avais dix ans de plus que la plupart d'entre eux, et je vivais à Hongkong depuis un an. Bien qu'engagé dans le mouvement, je sentais aussi que j'étais un témoin. J'ai pris de nombreuses photos et j'ai discuté avec autant de monde que possible.
Quelle était l'ambiance?
Depuis que le Parti communiste contrôle la Chine, le peuple a cessé d'exister; le "peuple", ce n'est plus qu'un mot utilisé par le pouvoir. Mais, en avril et en mai 1989, le peuple chinois a ressuscité, et ça a été un grand moment de joie. La période était particulière: comme chacun avait très peur que le gouvernement cherche un prétexte pour réprimer les étudiants, on faisait très attention de bien se comporter; malgré les mouvements de foule, il n'y avait ni disputes, ni vols, ni accidents de la circulation.
Je me souviens d'un jour, en particulier, sur la place Tiananmen. Un camion s'est garé et le chauffeur m'a demandé de l'aider à distribuer les bouteilles d'eau minérale qu'il transportait. J'ai grimpé à bord et appelé des passants à l'aide. Aussitôt, la foule a entouré le véhicule, et j'ai commencé à décharger les cartons de bouteilles. Ils passaient de main en main, comme s'ils étaient portés par des fourmis, jusqu'aux tentes des étudiants.
Confrontés au pouvoir autoritaire, les Chinois sont toujours restés le dos courbé; le mouvement de Tiananmen leur a permis de se redresser, alors même que la capitale était entourée par 200 000 soldats.
Votre situation est particulière: vous vivez à Londres, mais vous faites chaque année de longs séjours en Chine continentale.
Oui, je suis devenu résident hongkongais dès les années 1980; par conséquent, le Parti ne pouvait pas me réprimer. C'est pour cela que je suis retourné à Pékin, à la fin de 1989, où j'ai pu écrire une fable politique, Nouilles chinoises.J'y décris l'état d'indifférence dans lequel le peuple s'est replié après l'écrasement de Tiananmen.
Dans les années qui ont précédé ces événements, sous Zhao Ziyang et Hu Yaobang, les dirigeants de l'époque, la tension politique était moindre: peu d'auteurs ont été emprisonnés en raison de leurs écrits. Après 1989, en revanche, le Parti a retiré toute liberté de discussion. Beaucoup de poètes et d'écrivains impliqués dans le mouvement étudiant ont choisi l'exil, par crainte d'être arrêtés ou anéantis.
Aujourd'hui, Internet et les progrès technologiques permettent à chacun de s'exprimer plus facilement, mais la liberté d'expression est encore plus limitée qu'il y a dix ou quinze ans. Chacun peut aller sur la Toile pour donner son point de vue, certes, mais les commentaires des uns et des autres peuvent être "harmonisés" à tout moment [NDLR : le régime de Pékin prétend recourir à la censure afin de défendre l'"harmonie" nationale]. Nous avons fait trois pas en avant, puis trois pas en arrière. Rien n'a changé.
Comment s'est passée votre dernière visite en Chine, en mars et en avril derniers?
Je me suis rendu compte à quel point il est désormais impossible d'y voyager "clandestinement". J'ai été surveillé et suivi par la police partout. Ils ont interrogé chaque personne que j'ai rencontrée.
Je suis allé dans de nombreux endroits sensibles, comme la zone du tremblement de terre du Sichuan, et des villages au bord du fleuve Yang-tsé, qui ont été déplacés à la suite de la construction du barrage des Trois-Gorges. La police voulait savoir ce que je faisais là. Il semble que les autorités aient été particulièrement inquiètes parce que j'avais avec moi une copie de la Charte 08 [NDLR : manifeste signé par 303 intellectuels, qui réclame la fin du monopole du pouvoir du Parti].
Il est très difficile de discuter aujourd'hui en Chine des événements de Tiananmen. Parmi les étudiants, en particulier, l'ignorance ou l'indifférence dominent, comme si le sujet était profondément refoulé...
Les trois mots qui font le plus peur au Parti communiste, c'est: "massacre de Tiananmen". La moindre allusion aux événements du 4 juin provoque un incident politique majeur. Chaque année, à cette date, policiers et militaires sont en état d'alerte. Vingt ans d'efforts ont réussi à faire évoluer l'opinion du peuple sur ces événements. Désormais, beaucoup de Chinois défendent le principe de la répression, au nom de la stabilité. C'est un succès - temporaire - pour le Parti communiste.
La volonté individuelle de nombreux Chinois a été écrasée, mais beaucoup ont trouvé un certain réconfort dans la richesse matérielle. A mon avis, cependant, celui qui éprouve le bonheur sans connaître la liberté ne se sent pas en sécurité. Sans effort d'introspection sur les événements du 4 juin, nous n'avons pas d'avenir. En Chine, chaque jour est un 4 juin.
Est-ce cet effacement des mémoires qui vous a poussé à accepter que votre roman paraisse pour la première fois en mandarin à Hongkong, Taïwan et Singapour, ce 4 juin, au risque de vous voir interdire définitivement l'accès à votre pays?
J'ai pris cette décision car Tiananmen est le seul moment, dans l'histoire du dernier demi-siècle, où le peuple chinois a exprimé sa propre opinion. Tout le monde, en Chine, parlait alors de l'avenir du pays. Chacun faisait part de ses aspirations individuelles. Et nous nous intéressions aux étudiants, bien sûr, qui symbolisaient l'avenir.
Cela prouve que les Chinois ne sont pas une nation indifférente. La Chine n'est pas une société d'êtres décervelés, qui vivent comme des légumes. A mon avis, nous ne pouvons retrouver l'espoir dans l'avenir qu'en comprenant notre passé. Pour un auteur, c'est même une question de conscience professionnelle: celui qui écrit doit s'intéresser à ses contemporains. C'est la moindre des choses, me semble-t-il.
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