Dalila Hassaïn Daouadji revient dans un essai sur la polémique «maçonnique»
Abdelkader, L'Emir au-delà du temps
En écrivant son essai, Dalila Hassaïn Daouadji crève une partie de l’abcès souterrain qui mine les interprétations des faits, gestes, écrits et paroles de l’Emir post-résistance. Il suffit d’écrire l’Emir pour que nous pensions immédiatement à Abdelkader ben Mohieddine, chef de la résistance qui s’est développée contre l’occupation française du centre du pays à son extrême ouest. Cela nous donne une idée satisfaisante de la place qu’occupe cet homme multiple dans notre imaginaire. La majuscule nous renvoie à l’image de l’inégalé dans l’estime et la considération.
Du faux mystère maçonnique
Pourtant, au-delà de l’affabulation de son adhésion à la maçonnerie qu’examine l’auteure, bien des critiques obliques, cantonnées à des cercles étroits et exprimées en messes basses et bien des questions sincères minent cette aura. Dalila Hassaïn Daouadji va directement au cœur du problème, celui de la signification des mots.
Avez-vous une idée de la maçonnerie avant d’en parler ? Car, c’est bien de cela qu’il s’agit toujours ! Accepter des notions comme si elles étaient d’avance entendues, connues, comprises, sans arrière-plan et sans histoire, sans évolution des significations. Travail d’autant plus ingrat mais hautement nécessaire que les réputations qui la précèdent installent la franc-maçonnerie dans une sorte de d’existence intemporelle, déconnectée de toute logique politique, sociale, culturelle, et surtout, économique. Une pure gratuité satanique ou angélique, c’est selon le point de vue ; une pieuvre aux tentacules envahissants, conspiratrice et factieuse ou une organisation de bienfaisance dont le secret opaque prouverait son total désintérêt et son altruisme sans tache. Ni l’une ni l’autre. Dalila Hassaïn Daouadji remonte l’essentiel de l’histoire de la constitution et de l’évolution de la franc-maçonnerie. Elle en reproduit le sens et il est bien social et économique. Confrérie de maçons à l’origine, elle fonctionne comme toutes les autres confréries professionnelles avec pour charge primordiale de transmettre les secrets de «fabrication» avec les représentations mentales qui anoblissent le métier, lui donnent une cosmogonie (une histoire de ses origines en la liant à une histoire du monde), l’insèrent dans une alchimie des héritages symboliques. Il reste évident que, de toutes les confréries, celle des maçons, bâtisseuse des temples et des églises, prête plus volontiers sa symbolique à ceux qui projettent de construire une nouvelle société. Ou se prête mieux à la transformation du rôle opérationnel des confréries en rôle politique par sa place particulière depuis les pyramides et la somme imposante des connaissances empiriques accumulées et par son rôle central dans la projection architecturale des Etats et des croyances religieuses.
Ces confréries existaient partout dans les sociétés précapitalistes, essentiellement les sociétés patriarcales, dans lesquelles les grands centres commerciaux et les villes abritaient un important artisanat et des familles patriciennes. Elles existaient, donc, aussi en Algérie et dans le monde musulman, en général, qui s’est, ne l’oublions pas, construit aussi sur les anciens territoires de l’Empire de Byzance.
Mais le rapport entre religions et confréries dans le monde musulman et le monde chrétien différaient totalement. Les bâtisseurs dans le monde chrétien avaient construit une projection et une construction religieuses, évangéliques, à leur profession.
Dans le monde musulman, elles restaient une organisation professionnelle dans laquelle prédominaient les rapports de vassalité entre apprenti, compagnons et «maalems», équivalent du maître de jurande, dont nous retrouvons quelques traces dans le monde de la musique andalouse ou chaabie. Bref, les confréries, ou sociétés secrètes en Europe, constituaient au plus haut point les formes d’organisation des bourgeoisies, au sens originel d’habitants des bourgs, en lutte permanente contre les intrusions féodales et cléricales dans la gestion et la vie des bourgs. Avec un côté interne relatif à l’organisation des rapports sociaux bourgeois naissants et un côté défensif à l’égard des rapports féodaux dominants avec leur lot de privilèges, de particularismes, de frontières locales contraignantes pour la libre circulation des marchandises, etc.
Il faudrait peut-être se rappeler le rôle de la Réforme religieuse avec Luther et Calvin pour figures les plus visibles pour apprécier le rôle de démarcation politique des constructions religieuses développées par ces sociétés secrètes. Et ne pas s’étonner que les marquages politiques s’expriment dans des interprétations religieuses dans des sociétés féodales où la religion reste le seul stock linguistique de masse disponible et où le langage scientifique et philosophique attendra le XVIIIe siècle pour devenir socialement significatif dans les villes et dans les pratiques sociales de la bourgeoisie.
Du maître de jurande au manufacturier
Il ne faut donc pas s’étonner non plus que le passage de la maçonnerie opérative -c’est-à-dire essentiellement
professionnelle- à la maçonnerie spéculative se passe en Angleterre, le 24 juin 1717, avec la création de la grande loge. En ce début du XVIIIe siècle, en Angleterre, la bourgeoisie a réglé pacifiquement ou presque la
liquidation du féodalisme et commencé à développer les manufactures qui vont mettre à mort l’artisanat et les vieilles coutumes de fabrication et de transmission. Entre les cercles philosophiques qui vont prospérer en ce XVIIIe siècle et la masse des bourgeois en phase de transformer leurs rapports sociaux de production en rapports dominants, il existe des passerelles, bien sûr.
L’insertion maçonnique dans le sordide
Le langage de la franc-maçonnerie se déleste des lourdeurs du langage religieux anciens, se «laïcise», finit par admettre des sceptiques, des agnostiques et des athées et finit par remplacer la notion de Dieu par celle de Grand Architecte qui rappelle furieusement la naissance du positivisme et l’idée voltairienne de Grand Horloger. Au messianisme évangélique et aux constructions religieuses va succéder la croyance dans les bienfaits de la science et de son progrès infini .Elle vient de triompher des interdits religieux -Copernic, Galilée, Newton sont encore tout près et Darwin pas tellement loin- et les maçons deviennent positivistes, scientistes, militants de l’instruction et de la civilisation. En fait, ils accompagnent le développement de la bourgeoisie, luttent contre les dernières entraves sociales, culturelles et religieuses qui le gênent. La franc-maçonnerie à partir de son héritage et des hiérarchies des anciennes sociétés secrètes va défendre les intérêts pérennes d’une bourgeoisie montante au-delà des conjonctures historiques et politiques comme elle l’avait fait au-delà des péripéties de la constitution des Etats centralisés au cours du bas Moyen Âge et de la Renaissance.
Cette franc-maçonnerie diffère des cercles philosophiques en tant qu’elle agit pour mettre des idées et des visions en pratique. Elle agit comme un parti politique avec les méthodes d’un parti mais qui se situe dans la longue durée. Elle place ses hommes dans les postes clés, leur donne une visée et un programme. Elle est un Etat souterrain, un lobby comme on dit aujourd’hui mais un lobby secret et pour lequel la pratique du secret et de la conspiration est essentielle pour la réalisation de ses buts lointains, en dépit des conjonctures.
En France, et pour la période qui nous intéresse, les hommes les plus impliqués dans la vie politique et dans la colonisation vont défiler à la tête du Grand Orient : Bugeaud, Desmichels, D’armendy, le duc d’Aumale, le maréchal Magnan responsable de la répression du 2 décembre, etc. La franc-maçonnerie française a, bien sûr, une vision des colonies. Elle veut civiliser les indigènes, peuple barbare et ignorant. Mais, elle veut agir en attirant dans son sein les indigènes les plus influents, les notables propres à concourir à la réalisation des buts de la franc-maçonnerie sur les terres africaines. Des noms de maçons que Dalila Hassaïn Daouadji nous livre, nous retirons l’impression d’une toile d’araignée : plusieurs frères à la Chambre de commerce, les principaux dirigeants de la Société agricole, les consuls de quatre grandes puissances étrangères, les plus gros commerçants et entrepreneurs comme Girot, négociant et maire, Lacombe, adjoint au maire de Bône, et de Chirou à Philippeville.
La franc-maçonnerie n’envisage pas encore une colonie de peuplement mais une mission civilisatrice des indigènes. Les maçons se posent la question : «La France a vaincu les Arabes, réussira-t-elle à les civiliser ?». Rien que cela : civiliser les Arabes ! Les maçons partagent les préjugés et le racisme de leurs sociétés. Ils cultivent l’ambition de servir de «trait d’union entre indigènes et colons». Bref, comme elle est loin l’image de l’altruisme désintéressé ! Comme elle loin aussi l’image de la conspiration pour la conspiration ! Tout cela que rappelle Dalila Hassaïn Daouadji enlève bien du mystère à la franc-maçonnerie et les remet dans une logique politique et sociale, celle de la montée en puissance du capitalisme et de son corollaire, le colonialisme, relativisant leur goût du secret et de l’initiation qui ne deviennent plus qu’une forme d’organisation.
Abdelkader, L'Emir au-delà du temps
En écrivant son essai, Dalila Hassaïn Daouadji crève une partie de l’abcès souterrain qui mine les interprétations des faits, gestes, écrits et paroles de l’Emir post-résistance. Il suffit d’écrire l’Emir pour que nous pensions immédiatement à Abdelkader ben Mohieddine, chef de la résistance qui s’est développée contre l’occupation française du centre du pays à son extrême ouest. Cela nous donne une idée satisfaisante de la place qu’occupe cet homme multiple dans notre imaginaire. La majuscule nous renvoie à l’image de l’inégalé dans l’estime et la considération.
Du faux mystère maçonnique
Pourtant, au-delà de l’affabulation de son adhésion à la maçonnerie qu’examine l’auteure, bien des critiques obliques, cantonnées à des cercles étroits et exprimées en messes basses et bien des questions sincères minent cette aura. Dalila Hassaïn Daouadji va directement au cœur du problème, celui de la signification des mots.
Avez-vous une idée de la maçonnerie avant d’en parler ? Car, c’est bien de cela qu’il s’agit toujours ! Accepter des notions comme si elles étaient d’avance entendues, connues, comprises, sans arrière-plan et sans histoire, sans évolution des significations. Travail d’autant plus ingrat mais hautement nécessaire que les réputations qui la précèdent installent la franc-maçonnerie dans une sorte de d’existence intemporelle, déconnectée de toute logique politique, sociale, culturelle, et surtout, économique. Une pure gratuité satanique ou angélique, c’est selon le point de vue ; une pieuvre aux tentacules envahissants, conspiratrice et factieuse ou une organisation de bienfaisance dont le secret opaque prouverait son total désintérêt et son altruisme sans tache. Ni l’une ni l’autre. Dalila Hassaïn Daouadji remonte l’essentiel de l’histoire de la constitution et de l’évolution de la franc-maçonnerie. Elle en reproduit le sens et il est bien social et économique. Confrérie de maçons à l’origine, elle fonctionne comme toutes les autres confréries professionnelles avec pour charge primordiale de transmettre les secrets de «fabrication» avec les représentations mentales qui anoblissent le métier, lui donnent une cosmogonie (une histoire de ses origines en la liant à une histoire du monde), l’insèrent dans une alchimie des héritages symboliques. Il reste évident que, de toutes les confréries, celle des maçons, bâtisseuse des temples et des églises, prête plus volontiers sa symbolique à ceux qui projettent de construire une nouvelle société. Ou se prête mieux à la transformation du rôle opérationnel des confréries en rôle politique par sa place particulière depuis les pyramides et la somme imposante des connaissances empiriques accumulées et par son rôle central dans la projection architecturale des Etats et des croyances religieuses.
Ces confréries existaient partout dans les sociétés précapitalistes, essentiellement les sociétés patriarcales, dans lesquelles les grands centres commerciaux et les villes abritaient un important artisanat et des familles patriciennes. Elles existaient, donc, aussi en Algérie et dans le monde musulman, en général, qui s’est, ne l’oublions pas, construit aussi sur les anciens territoires de l’Empire de Byzance.
Mais le rapport entre religions et confréries dans le monde musulman et le monde chrétien différaient totalement. Les bâtisseurs dans le monde chrétien avaient construit une projection et une construction religieuses, évangéliques, à leur profession.
Dans le monde musulman, elles restaient une organisation professionnelle dans laquelle prédominaient les rapports de vassalité entre apprenti, compagnons et «maalems», équivalent du maître de jurande, dont nous retrouvons quelques traces dans le monde de la musique andalouse ou chaabie. Bref, les confréries, ou sociétés secrètes en Europe, constituaient au plus haut point les formes d’organisation des bourgeoisies, au sens originel d’habitants des bourgs, en lutte permanente contre les intrusions féodales et cléricales dans la gestion et la vie des bourgs. Avec un côté interne relatif à l’organisation des rapports sociaux bourgeois naissants et un côté défensif à l’égard des rapports féodaux dominants avec leur lot de privilèges, de particularismes, de frontières locales contraignantes pour la libre circulation des marchandises, etc.
Il faudrait peut-être se rappeler le rôle de la Réforme religieuse avec Luther et Calvin pour figures les plus visibles pour apprécier le rôle de démarcation politique des constructions religieuses développées par ces sociétés secrètes. Et ne pas s’étonner que les marquages politiques s’expriment dans des interprétations religieuses dans des sociétés féodales où la religion reste le seul stock linguistique de masse disponible et où le langage scientifique et philosophique attendra le XVIIIe siècle pour devenir socialement significatif dans les villes et dans les pratiques sociales de la bourgeoisie.
Du maître de jurande au manufacturier
Il ne faut donc pas s’étonner non plus que le passage de la maçonnerie opérative -c’est-à-dire essentiellement
professionnelle- à la maçonnerie spéculative se passe en Angleterre, le 24 juin 1717, avec la création de la grande loge. En ce début du XVIIIe siècle, en Angleterre, la bourgeoisie a réglé pacifiquement ou presque la
liquidation du féodalisme et commencé à développer les manufactures qui vont mettre à mort l’artisanat et les vieilles coutumes de fabrication et de transmission. Entre les cercles philosophiques qui vont prospérer en ce XVIIIe siècle et la masse des bourgeois en phase de transformer leurs rapports sociaux de production en rapports dominants, il existe des passerelles, bien sûr.
L’insertion maçonnique dans le sordide
Le langage de la franc-maçonnerie se déleste des lourdeurs du langage religieux anciens, se «laïcise», finit par admettre des sceptiques, des agnostiques et des athées et finit par remplacer la notion de Dieu par celle de Grand Architecte qui rappelle furieusement la naissance du positivisme et l’idée voltairienne de Grand Horloger. Au messianisme évangélique et aux constructions religieuses va succéder la croyance dans les bienfaits de la science et de son progrès infini .Elle vient de triompher des interdits religieux -Copernic, Galilée, Newton sont encore tout près et Darwin pas tellement loin- et les maçons deviennent positivistes, scientistes, militants de l’instruction et de la civilisation. En fait, ils accompagnent le développement de la bourgeoisie, luttent contre les dernières entraves sociales, culturelles et religieuses qui le gênent. La franc-maçonnerie à partir de son héritage et des hiérarchies des anciennes sociétés secrètes va défendre les intérêts pérennes d’une bourgeoisie montante au-delà des conjonctures historiques et politiques comme elle l’avait fait au-delà des péripéties de la constitution des Etats centralisés au cours du bas Moyen Âge et de la Renaissance.
Cette franc-maçonnerie diffère des cercles philosophiques en tant qu’elle agit pour mettre des idées et des visions en pratique. Elle agit comme un parti politique avec les méthodes d’un parti mais qui se situe dans la longue durée. Elle place ses hommes dans les postes clés, leur donne une visée et un programme. Elle est un Etat souterrain, un lobby comme on dit aujourd’hui mais un lobby secret et pour lequel la pratique du secret et de la conspiration est essentielle pour la réalisation de ses buts lointains, en dépit des conjonctures.
En France, et pour la période qui nous intéresse, les hommes les plus impliqués dans la vie politique et dans la colonisation vont défiler à la tête du Grand Orient : Bugeaud, Desmichels, D’armendy, le duc d’Aumale, le maréchal Magnan responsable de la répression du 2 décembre, etc. La franc-maçonnerie française a, bien sûr, une vision des colonies. Elle veut civiliser les indigènes, peuple barbare et ignorant. Mais, elle veut agir en attirant dans son sein les indigènes les plus influents, les notables propres à concourir à la réalisation des buts de la franc-maçonnerie sur les terres africaines. Des noms de maçons que Dalila Hassaïn Daouadji nous livre, nous retirons l’impression d’une toile d’araignée : plusieurs frères à la Chambre de commerce, les principaux dirigeants de la Société agricole, les consuls de quatre grandes puissances étrangères, les plus gros commerçants et entrepreneurs comme Girot, négociant et maire, Lacombe, adjoint au maire de Bône, et de Chirou à Philippeville.
La franc-maçonnerie n’envisage pas encore une colonie de peuplement mais une mission civilisatrice des indigènes. Les maçons se posent la question : «La France a vaincu les Arabes, réussira-t-elle à les civiliser ?». Rien que cela : civiliser les Arabes ! Les maçons partagent les préjugés et le racisme de leurs sociétés. Ils cultivent l’ambition de servir de «trait d’union entre indigènes et colons». Bref, comme elle est loin l’image de l’altruisme désintéressé ! Comme elle loin aussi l’image de la conspiration pour la conspiration ! Tout cela que rappelle Dalila Hassaïn Daouadji enlève bien du mystère à la franc-maçonnerie et les remet dans une logique politique et sociale, celle de la montée en puissance du capitalisme et de son corollaire, le colonialisme, relativisant leur goût du secret et de l’initiation qui ne deviennent plus qu’une forme d’organisation.
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