Benjamin STORA, Histoire de l’Algérie depuis l’indépendance, Repères, La Découverte, Paris, 1995, 125 p.
Fiche de lecture du blog de Stéphane Mantoux stephanemantoux. un blog .fr/tag/livres-dhistoire
I) L'été 1962 :
Au moment de l'indépendance, la guerre civile est évitée de justesse. Ahmed Ben Bella, appuyé par le colonel Houari Boumediene et “l'armée des frontières” stationnée en Tunisie et au Maroc, emporte la décision. Le 3 juillet, le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA), créé à Tunis par le FLN en 1958, fait son entrée à Alger. Mais les divisions sont visibles : si son président Ben Youssef Ben Khedda est présent, Mohammed Khidder et Ben Bella ne sont pas là. Le GPRA est appuyé par les wilayas (régions) II, III et IV et par la Fédération française du FLN. En face, Boumediene compte sur les wilayas I, V et VI, sur l'armée des frontières, rejoint par Ferhat Abbas et Ben Bella. Le pays est dans un état de délabrement avancé : 8 années de guerre et la politique de terre brûlée de l'OAS dans les derniers mois du conflit ont achevé de le désorganiser. L'Algérie a été de toute façon pensée comme complémentaire de la métropole : c'est l'exportation de produits agricoles qui est la base de l'économie, et l'industrialisation n'a été mise en œuvre par la France que pendant la guerre d'indépendance, en 1958-1960, pour marquer des points auprès de la population. Le départ des Européens après l'indépendance prive le pays de ses cadres économiques. Le Conseil National de la Révolution Algérienne, réuni à Tripoli en mai-juin 1962, dénonce les pratiques de régionalisme et de clientélisme qui se mettent en place. Il plaide pour une démocratie marxiste, incorporant les valeurs de l'islam et acceptant la présence des Européens. Sur le plan économique, on prévoit une révolution agraire, une industrialisation qui lui est subordonnée et des nationalisations. Socialement, le congrès veut lutter en priorité contre l'analphabétisme ; le non-alignement est la règle en politique étrangère. Mais la révocation de Boumediene à la fin du congrès précipite le conflit. Le GPRA, installé à Alger, fait face aux opposants basés à Tlemcen. Le 22 juillet, Ben Bella annonce la création d'un Bureau Politique, tandis que l'armée des frontières passe à l'offensive et occupe Constantine le 25 juillet. Le “groupe de Tlemcen“, c'est d'abord la force militaire brute. Il pousse le GPRA au compromis : le 2 août, le Bureau Politique s'installe à Alger. La résistance continue pourtant dans les wilayas III et IV. Le 29 août, les commandos de Yacef Saadi, partisan du GPRA, attaquant les unités de la wilaya IV. Le Bureau Politique ordonne alors à toutes les unités des wilayas qui lui sont fidèles de marcher sur Alger. Les troubles donnent lieu à de nombreux règlements de compte : massacres de harkis, de musulmans pro-français, enlèvements d'Européens. On parle de 10 à 25 000 harkis exécutés. C'est alors que reprend l'émigration algérienne vers la France, freinée depuis les années 30. Théoriquement, les Algériens ont les mêmes droits que les citoyens français d'après les accords d'Evian, mais le contexte va bouleverser les choses : près de 100 000 Algériens débarquent en effet en France, surtout dans la région parisienne, en 1962. Pendant ce temps, le 9 septembre, Boumediene a fait entrer ses bataillons dans Alger. Seule la wilaya III (la Kabylie) échappe à l'autorité centrale. Le 30 septembre, la liste des candidats uniques à l'Assemblée est plébiscitée à 99 %. Ben Bella devient chef du gouvernement, Khider responsable du Bureau Politique, Abas dirige l'Assemblée. Le 27 septembre cependant, Mohamed Boudiaf crée le Parti de la Révolution Socialiste qui s'oppose au Bureau Politique. On trouve donc au pouvoir des fonctionnaires formés sous la domination française, et non pas les premiers combattants du FLN ; un pouvoir d'ailleurs qui cherche à composer avec les traditionnalistes religieux. Mais comment va-t-il répondre aux immenses aspirations du peuple algérien ?
II) L'Algérie de Ben Bella (1962-1965) :
L'autogestion, la voie socialiste de développement, est choisie par l'Algérie pour remédier aux maux issus du colonialisme français. Le 25 septembre 1962, l'Assemblée proclame la naissance de la République d'Algérie démocratique et populaire. Dans le gouvernement, on ne trouve aucun membre du GPRA mais 5 militaires, dont Boumedienne ; échappent au gouvernement l'armée, le FLN et l'Union Générale des Travailleurs Algériens. La notion de parti unique s'impose progressivement : interdiction du parti communiste le 29 novembre, mise hors-la-loi du PRS en août 1963. La légitimité du FLN, c'est la guerre d'indépendance, point barre. La mise au pas de l'UGTA est plus difficile ; après son premier congrès en janvier 1963, elle doit se retirer de la Confédération Internationale des Syndicats Libres. Le 16 avril 1963, Ben Bella remplace Khider à la tête du Bureau Politique et cumule ainsi deux fonctions clés. Une constitution présidentielle et révolutionnaire est imposée à l'Assemblée le 28 août. Elle est approuvée par référendum le 5 septembre et le 13, Ben Bella est élu premier Président de la République. Ben Bella met en place la révolution agraire dès 1963 ; fils de paysans, il se méfie des classes citadines. En 1965, le secteur agricole autogéré couvre plus de 2 millions d'ha. Le secteur industriel et commercial, le commerce extérieur deviennent également autogéré. Le système d'autogestion repose normalement sur la démocratie directe, mais en fait, l'Etat impose sa tutelle au nom du développement économique, laissant de côté la transformation des rapports de production. Les fellahs, eux, aspiraient plutôt à un partage pur et simple des terres ou à une amélioration de leur condition de salariés au sein de fermes d'Etat. L'Algérie a été admise le 8 octobre 1962 à l'ONU. Elle s'affirme par le soutien aux peuples africains colonisés et elle participe au premier sommet panafricain à Addis-Abeba en 1963. Le nationalisme arabe de Bella rejoint celui de Nasser. Par contre, l'Algérie se brouille vite avec la Tunisie : le président Bourguiba reproche à Alger d'abriter les auteurs d'attentats en Tunisie. Le Maroc espère une correction de sa frontière saharienne. Le 8 octobre 1963, en pleine négociation, l'Armée Nationale Populaire algérienne accroche des unités des Forces Armées Royales marocaines. Les combats s'intensifient alors jusqu' au cessez-le-feu du 30 octobre. C'est seulement le 5 novembre cependant que prend fin “la guerre des sables“. L'Algérie tente aussi de se dégager de l'emprise française dans les relations économiques, mais l'URSS commerce peu avec le pays ; les échanges se font avec la CEE, et la France à hauteur de la moitié de ce total. En 1963, la misère reste grande : 2 millions d'Algériens sont au chômage et 2,6 millions sans ressources. Le manque de main-d'oeuvre qualifié, la vétusté des installations et le resserrement du marché en sont les principales causes. L'agriculture d'exportation est en crise et le secteur agricole ne parvient pas à fournir les quantités suffisantes pour les besoins du pays. La situation n'est guère meilleure dans l'industrie et l'artisanat : 1 400 entreprises de travaux publics sur 2 000 disparaissent. Les services publics et l'armée, en revanche, enflent considérablement : 180 000 personnes pour les premiers en 1963, 120 000 soldats pour la seconde. L'émigration continue : on dépasse le seuil de 450 000 Algériens en France en 1965. Le régime de Ben Bella reconnaît d'ailleurs à demi-mot l'émigration comme un “mal nécessaire“, une soupape de sécurité pour un pays qui ne s'est pas encore relevé. L'urbanisation s'accélère également en raison du départ des Européens : 800 000 ruraux partent pour la ville entre 1960 et 1963 (la moitié pour Alger). On compte 4 millions d'urbains sur 10 millions d'habitants en 1966. Ben Bella, de son côté, se coupe des autres leaders du pays : Boudiaf est arrêté le 25 juin 1963, et le 29 septembre Hocine Aït Ahmed fonde le Front des Forces Socialistes qui passe dans l'opposition. Le 10 octobre 1963, l'armée commence à investir la Kabylie, fief de Ahmed. Au premier congrès du FLN en avril 1964, Ben Bella réaffirme la priorité de l'action révolutionnaire et de l'autogestion, se dressant contre le clan Boumediene accusé de bureaucratie étatique. Mais Ben Bella n'a pas réussi à s'imposer et l'autogestion ne correspond pas à l'attente des forces sociales. Cette même année, une révolte militaire éclate, dirigée par Mohammed Chaabani, soutenu par Khider. Ahmed est arrêté le 17 octobre, condamné à mort puis grâcié en 1965. Ben Bella démet les partisans de Boumediene de leurs fonctions gouvernementales. Le pas de trop est franchi avec la révocation d'Abdelaziz Bouteflika le 28 mai 1965 de son poste de ministre des Affaires Etrangères. Celui-ci prévient Boumediene, alors au Caire, et le coup d'Etat se prépare. Le 19 juin 1965, Ben Bella est arrêté et les chars prennent possession d'Alger. Les badauds croient qu'il s'agit du tournage du film La bataille d'Alger, qui sera primé l'année suivante à Venise ! Un message de Radio-Alger vers midi annonce la formation d'un Conseil de la Révolution qui assume désormais le pouvoir.
Fiche de lecture du blog de Stéphane Mantoux stephanemantoux. un blog .fr/tag/livres-dhistoire
I) L'été 1962 :
Au moment de l'indépendance, la guerre civile est évitée de justesse. Ahmed Ben Bella, appuyé par le colonel Houari Boumediene et “l'armée des frontières” stationnée en Tunisie et au Maroc, emporte la décision. Le 3 juillet, le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA), créé à Tunis par le FLN en 1958, fait son entrée à Alger. Mais les divisions sont visibles : si son président Ben Youssef Ben Khedda est présent, Mohammed Khidder et Ben Bella ne sont pas là. Le GPRA est appuyé par les wilayas (régions) II, III et IV et par la Fédération française du FLN. En face, Boumediene compte sur les wilayas I, V et VI, sur l'armée des frontières, rejoint par Ferhat Abbas et Ben Bella. Le pays est dans un état de délabrement avancé : 8 années de guerre et la politique de terre brûlée de l'OAS dans les derniers mois du conflit ont achevé de le désorganiser. L'Algérie a été de toute façon pensée comme complémentaire de la métropole : c'est l'exportation de produits agricoles qui est la base de l'économie, et l'industrialisation n'a été mise en œuvre par la France que pendant la guerre d'indépendance, en 1958-1960, pour marquer des points auprès de la population. Le départ des Européens après l'indépendance prive le pays de ses cadres économiques. Le Conseil National de la Révolution Algérienne, réuni à Tripoli en mai-juin 1962, dénonce les pratiques de régionalisme et de clientélisme qui se mettent en place. Il plaide pour une démocratie marxiste, incorporant les valeurs de l'islam et acceptant la présence des Européens. Sur le plan économique, on prévoit une révolution agraire, une industrialisation qui lui est subordonnée et des nationalisations. Socialement, le congrès veut lutter en priorité contre l'analphabétisme ; le non-alignement est la règle en politique étrangère. Mais la révocation de Boumediene à la fin du congrès précipite le conflit. Le GPRA, installé à Alger, fait face aux opposants basés à Tlemcen. Le 22 juillet, Ben Bella annonce la création d'un Bureau Politique, tandis que l'armée des frontières passe à l'offensive et occupe Constantine le 25 juillet. Le “groupe de Tlemcen“, c'est d'abord la force militaire brute. Il pousse le GPRA au compromis : le 2 août, le Bureau Politique s'installe à Alger. La résistance continue pourtant dans les wilayas III et IV. Le 29 août, les commandos de Yacef Saadi, partisan du GPRA, attaquant les unités de la wilaya IV. Le Bureau Politique ordonne alors à toutes les unités des wilayas qui lui sont fidèles de marcher sur Alger. Les troubles donnent lieu à de nombreux règlements de compte : massacres de harkis, de musulmans pro-français, enlèvements d'Européens. On parle de 10 à 25 000 harkis exécutés. C'est alors que reprend l'émigration algérienne vers la France, freinée depuis les années 30. Théoriquement, les Algériens ont les mêmes droits que les citoyens français d'après les accords d'Evian, mais le contexte va bouleverser les choses : près de 100 000 Algériens débarquent en effet en France, surtout dans la région parisienne, en 1962. Pendant ce temps, le 9 septembre, Boumediene a fait entrer ses bataillons dans Alger. Seule la wilaya III (la Kabylie) échappe à l'autorité centrale. Le 30 septembre, la liste des candidats uniques à l'Assemblée est plébiscitée à 99 %. Ben Bella devient chef du gouvernement, Khider responsable du Bureau Politique, Abas dirige l'Assemblée. Le 27 septembre cependant, Mohamed Boudiaf crée le Parti de la Révolution Socialiste qui s'oppose au Bureau Politique. On trouve donc au pouvoir des fonctionnaires formés sous la domination française, et non pas les premiers combattants du FLN ; un pouvoir d'ailleurs qui cherche à composer avec les traditionnalistes religieux. Mais comment va-t-il répondre aux immenses aspirations du peuple algérien ?
II) L'Algérie de Ben Bella (1962-1965) :
L'autogestion, la voie socialiste de développement, est choisie par l'Algérie pour remédier aux maux issus du colonialisme français. Le 25 septembre 1962, l'Assemblée proclame la naissance de la République d'Algérie démocratique et populaire. Dans le gouvernement, on ne trouve aucun membre du GPRA mais 5 militaires, dont Boumedienne ; échappent au gouvernement l'armée, le FLN et l'Union Générale des Travailleurs Algériens. La notion de parti unique s'impose progressivement : interdiction du parti communiste le 29 novembre, mise hors-la-loi du PRS en août 1963. La légitimité du FLN, c'est la guerre d'indépendance, point barre. La mise au pas de l'UGTA est plus difficile ; après son premier congrès en janvier 1963, elle doit se retirer de la Confédération Internationale des Syndicats Libres. Le 16 avril 1963, Ben Bella remplace Khider à la tête du Bureau Politique et cumule ainsi deux fonctions clés. Une constitution présidentielle et révolutionnaire est imposée à l'Assemblée le 28 août. Elle est approuvée par référendum le 5 septembre et le 13, Ben Bella est élu premier Président de la République. Ben Bella met en place la révolution agraire dès 1963 ; fils de paysans, il se méfie des classes citadines. En 1965, le secteur agricole autogéré couvre plus de 2 millions d'ha. Le secteur industriel et commercial, le commerce extérieur deviennent également autogéré. Le système d'autogestion repose normalement sur la démocratie directe, mais en fait, l'Etat impose sa tutelle au nom du développement économique, laissant de côté la transformation des rapports de production. Les fellahs, eux, aspiraient plutôt à un partage pur et simple des terres ou à une amélioration de leur condition de salariés au sein de fermes d'Etat. L'Algérie a été admise le 8 octobre 1962 à l'ONU. Elle s'affirme par le soutien aux peuples africains colonisés et elle participe au premier sommet panafricain à Addis-Abeba en 1963. Le nationalisme arabe de Bella rejoint celui de Nasser. Par contre, l'Algérie se brouille vite avec la Tunisie : le président Bourguiba reproche à Alger d'abriter les auteurs d'attentats en Tunisie. Le Maroc espère une correction de sa frontière saharienne. Le 8 octobre 1963, en pleine négociation, l'Armée Nationale Populaire algérienne accroche des unités des Forces Armées Royales marocaines. Les combats s'intensifient alors jusqu' au cessez-le-feu du 30 octobre. C'est seulement le 5 novembre cependant que prend fin “la guerre des sables“. L'Algérie tente aussi de se dégager de l'emprise française dans les relations économiques, mais l'URSS commerce peu avec le pays ; les échanges se font avec la CEE, et la France à hauteur de la moitié de ce total. En 1963, la misère reste grande : 2 millions d'Algériens sont au chômage et 2,6 millions sans ressources. Le manque de main-d'oeuvre qualifié, la vétusté des installations et le resserrement du marché en sont les principales causes. L'agriculture d'exportation est en crise et le secteur agricole ne parvient pas à fournir les quantités suffisantes pour les besoins du pays. La situation n'est guère meilleure dans l'industrie et l'artisanat : 1 400 entreprises de travaux publics sur 2 000 disparaissent. Les services publics et l'armée, en revanche, enflent considérablement : 180 000 personnes pour les premiers en 1963, 120 000 soldats pour la seconde. L'émigration continue : on dépasse le seuil de 450 000 Algériens en France en 1965. Le régime de Ben Bella reconnaît d'ailleurs à demi-mot l'émigration comme un “mal nécessaire“, une soupape de sécurité pour un pays qui ne s'est pas encore relevé. L'urbanisation s'accélère également en raison du départ des Européens : 800 000 ruraux partent pour la ville entre 1960 et 1963 (la moitié pour Alger). On compte 4 millions d'urbains sur 10 millions d'habitants en 1966. Ben Bella, de son côté, se coupe des autres leaders du pays : Boudiaf est arrêté le 25 juin 1963, et le 29 septembre Hocine Aït Ahmed fonde le Front des Forces Socialistes qui passe dans l'opposition. Le 10 octobre 1963, l'armée commence à investir la Kabylie, fief de Ahmed. Au premier congrès du FLN en avril 1964, Ben Bella réaffirme la priorité de l'action révolutionnaire et de l'autogestion, se dressant contre le clan Boumediene accusé de bureaucratie étatique. Mais Ben Bella n'a pas réussi à s'imposer et l'autogestion ne correspond pas à l'attente des forces sociales. Cette même année, une révolte militaire éclate, dirigée par Mohammed Chaabani, soutenu par Khider. Ahmed est arrêté le 17 octobre, condamné à mort puis grâcié en 1965. Ben Bella démet les partisans de Boumediene de leurs fonctions gouvernementales. Le pas de trop est franchi avec la révocation d'Abdelaziz Bouteflika le 28 mai 1965 de son poste de ministre des Affaires Etrangères. Celui-ci prévient Boumediene, alors au Caire, et le coup d'Etat se prépare. Le 19 juin 1965, Ben Bella est arrêté et les chars prennent possession d'Alger. Les badauds croient qu'il s'agit du tournage du film La bataille d'Alger, qui sera primé l'année suivante à Venise ! Un message de Radio-Alger vers midi annonce la formation d'un Conseil de la Révolution qui assume désormais le pouvoir.
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