La science de Lucy ou la cuisine de Hawa ?
par Kamel Daoud
Un lapsus, peut-il être métaphysique ? Oui. A Alger, capitale d'un pays totalement cadenassé par une conception barbelée du religieux, et où Darwin aurait fini pharmacien et Galileo Galilei aurait vécu en vendant des calendriers annonçant les dates du Ramadan, Lucy va être invitée. Qui est Lucy ? C'est 52 ossements, constituant le plus célèbre australopithèque, c'est-à-dire la grand-mère encore « vivante » de l'humanité. Lucy, qui doit son nom à une chanson des Beatles (Lucy in the Sky whit diamonds), a été découverte en 1974 près de la rivière Hawash, en Ethiopie, par une équipe de paléontologues menée par un Américain. Elle est âgée de 3,2 millions d'années au moins et va venir en Algérie, après sa seule sortie aux Etats-Unis, dans le cadre du 2ème Festival panafricain. par Kamel Daoud
En termes de science ambulante, de diplomatie et de confiance, c'est un grand événement. Rares en effet sont les occasions pour les Algériens de remonter si loin dans le temps, sans se faire accompagner de facto par les martyrs ou les actuels dirigeants ou se faire leurrer par les chroniques de Tabari. Au-delà du FLN, c'est le flou et au-delà d'Adam c'est la brume et le figuier. Lucy ne débarque pas en effet dans un pays normalisé par les sciences dites modernes et où la terre est ronde. Elle est invitée dans un pays qui lui répètera qu'elle n'existe pas. On s'imagine avec amusement le sens de ce magistral chapitre du Panaf pour un pays où les conservateurs expliquent qu'on descend tous d'Adam et qu'on vient tous de Médine. Que pourra dire la pauvre Lucy et de quoi sera-t-elle la preuve dans une géographie qui enseigne que le Darwinisme est une délinquance ? Dans nos musées, Lucy sera aussi seule qu'elle le fut, il y a 3,2 millions d'années, au bord de la soupe originelle. C'est un diamant scientifique qui ne démantèlera en rien nos mythes de Papouasie originelle et n'inaugurera aucune science nouvelle. En Algérie, comme dans certains Etats des States d'ailleurs, l'évolutionnisme est une hérésie. L'homme ne descend pas du singe, même lorsqu'il descend très bas dans les poubelles de l'époque et même si Lucy n'est pas un singe du tout. On appréciera donc cet humour involontaire des hôtes de Lucy en Algérie. On chasse la science par la porte, elle nous revient par la fenêtre. Le périple de Lucy en Algérie est pourtant à saluer : d'abord c'est une femme qui a existé avant tous nos hommes, ensuite elle est revenue après qu'on ait tout essayé pour en effacer les traces et la maternité, enfin elle repartira après avoir tout expliqué sans que personne ne l'écoute. Est-ce qu'on descend de Hawa, alias Eve ou de Lucy ?
Mauvaise question lorsqu'on descend tout court, ou qu'on remonte en masse dans le cadre évident de l'involution contre l'évolution. L'impact de Lucy sur les mentalités sera-il important ? Mauvaise question : on ne demande pas à une femme de 3,2 millions d'années, en visite pour trois jours, de faire ce qu'on n'a pas pu faire, cerveaux et émeutiers à la fois ? Lucy va-t-elle provoquer la curiosité ? Oui, mais pas celle des sciences : dans ses 52 ossements, certains y chercheront la côte d'Adam, d'autres les restes du figuier, les derniers se demandant s'il ne faut pas mettre le tout dans un foulard et déclarer une prière de l'absent. C'est de l'humour certes, mais la visite de Lucy chez nous en est un, aussi. Involontaire mais révolutionnaire. Par défaut.
Le Quotidien d'Oran .
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