Fanon publie Peau noire masques blancs en 1952. Il a terminé son stage à Saint Alban, près de Lyon, avec le professeur Tosquelles. Ce livre se présente comme une synthèse, un aboutissement de toutes ses luttes militantes auprès d’Aimé Césaire, de sa fréquentation assidue de la revue Présence Africaine, de son expérience de la revue Etudiant noir mais aussi de son engagement dans la lutte antifasciste et de son expérience personnelle du racisme douloureuse dès l’enfance –il est l’enfant le plus noir, il est noir, de sa famille métisse dans cette Martinique où les nuances de blanc et de noir de la peau vous affectent une valeur sociale.
Sa participation volontaire à la guerre contre le nazisme le confrontera à des formes de racisme qui lui étaient encore inconnues dans son île natale avec ses variantes de sous-racisme entre noirs, noirs africains et noirs antillais, entre Africains du nord –essentiellement les Algériens à Bougie– et Africains noirs. D’évidence, Fanon a souffert personnellement de ce racisme, et à la base du livre, nous sentons, pour lui, la nécessité de le combattre, de le dénoncer, de le traquer dans ses moindres manifestations.
Le terme «traquer» me semble le plus adéquat car il va en chercher le sens, les racines et les effets aussi bien chez les Blancs que chez les Noirs avec une exigence d’absolue sincérité, la volonté de rien refouler, de ne rien ignorer des rapports blancs-noirs et de leurs effets sur la conscience des uns et des autres. Cette exigence signe cette caractéristique de Fanon perceptible dans toutes ses œuvres et dans tous ses engagements : la conséquence. Fanon est conséquent avec lui-même et il va aux racines des problèmes. Sa pensée est radicale et son action aussi. Il ne souligne pas pour rien dès la douzième page dans l’édition ENAG de Peau noire masques blancs : «Il ne s’agit plus de connaître le monde mais de le transformer», ce qui est une autre traduction de la thèse de Marx : «La philosophie n’a fait qu’interpréter le monde, il s’agit de le transformer.» Le but est ainsi déclaré : Fanon ne nous invite pas seulement à comprendre un phénomène aussi massif des sociétés blanches, aussi général dans ce milieu du vingtième siècle qui autorisait d’autres espérances après la contribution décisive des Noirs et des peuples colonisés à la défaite du fascisme.
Peau noire masques blancs porta cette marque de la première à la dernière ligne. Il ne va pas s’arrêter aux manifestations ordinaires du racisme.
Il va les chercher dans les expressions, les attitudes, les comportements en apparence les moins racistes.
Y compris cette remarque succulente par ailleurs sur André Breton que je vous livre pour illustration : «[…] Ce que nous voulons dire, c’est qu’il n’y a pas de raison pour que monsieur Breton dise de Césaire» :
«Et c’est un Noir qui manie la langue française comme il n’est pas aujourd’hui un Blanc pour la manier.» Et quand bien même monsieur Breton exprimerait la vérité, je ne vois pas en quoi résiderait le paradoxe, en quoi résiderait la chose à souligner, car, enfin, M. Aimé Césaire est martiniquais (donc français, ndlr) et agrégé de l’université. Le racisme -Fanon le montrera tout au long de son livre- est une réalité massive, dans laquelle baigne tout le corps social français avec des manifestations différentes selon les classes sociales, le degré de culture, la maîtrise du langage ou encore les sujets abordés. Mais Fanon aborde cette question à partir de sa spécialité : la psychiatrie et c’est bien un paradoxe qu’un phénomène social –le racisme est un phénomène social– soit examiné par la pathologie individuelle. D’abord la pathologie du noir.
La langue tout d’abord
Cette double promesse de comprendre et de changer le monde Fanon va l’exprimer dans une introduction qui ne s’embarrasse pas de fioritures.
Elle se déroule comme une série de pétitions de principes, de professions de foi, de proclamations des buts. Elle rappelle tout à la fois le Manifeste du Parti communiste qui commence de cette façon abrupte (Un spectre hante l’Europe, le communisme.) et Les Chants de Maldoror.
Une écriture en rupture avec les canons de ce genre de littérature dédiée à la philosophie et aux sciences humaines.
Une écriture de rupture par laquelle Fanon annonce qu’il va avancer comme totalité, comme émotions, chair et sang. Comme douleur et souffrances et comme intelligence. Il nous signale d’emblée d’où il va parler.
Le texte portera cette marque du refus des classifications et des divisions entre disciplines : psychiatrie, philosophie, sociologie, poésie, littérature se mobilisent pour dire l’indicible, le refoulé, le douloureux et les sens cachés de ce rapport noir-blanc qui très vite deviendra la clé du rapport colon-colonisé avant d’éclairer le rapport dominant-dominé sans pourtant absorber ce dernier. Aussi, il liquide les questions qui lui paraissent freiner, affaiblir la réflexion, voire édulcorer la question de la peau et des Noirs. Vite, il nous le rappelle : bien sûr le racisme a des bases socio-économiques, bien sûr les rapports blanc–noir appartiennent aux rapports coloniaux ou esclavagistes et qu’ils résultent de cette violence première qui a asservi des hommes et des peuples.
Oui, mais après ? Quelles conséquences sur ces hommes et ces peuples ?
Comment va fonctionner ce rapport de domination dans la conscience et les conduites des hommes ?
Comment hommes et peuple se le représenteront-ils ? Comme Mannoni qui avance le postulat d’un «complexe de dépendance» des peuples dominés, qui fait de l’arrivée des Blancs une demande inexprimée des Noirs, une attente historique des demi-dieux –ce complexe doit avoir du voisinage avec la théorie de Bennabi des peuples colonisables.
Car Fanon n’écrit pas à partir de rien. Toute la littérature dominante et jusqu’à cette fameuse réclame de «Y’a bon banania», tous les comportements à l’armée comme dans la vie courante exsudent le racisme. Fanon montre bien que le paternalisme, le «alors mon brave !» ou «Tu n’es pas un nègre comme les autres».
Sa participation volontaire à la guerre contre le nazisme le confrontera à des formes de racisme qui lui étaient encore inconnues dans son île natale avec ses variantes de sous-racisme entre noirs, noirs africains et noirs antillais, entre Africains du nord –essentiellement les Algériens à Bougie– et Africains noirs. D’évidence, Fanon a souffert personnellement de ce racisme, et à la base du livre, nous sentons, pour lui, la nécessité de le combattre, de le dénoncer, de le traquer dans ses moindres manifestations.
Le terme «traquer» me semble le plus adéquat car il va en chercher le sens, les racines et les effets aussi bien chez les Blancs que chez les Noirs avec une exigence d’absolue sincérité, la volonté de rien refouler, de ne rien ignorer des rapports blancs-noirs et de leurs effets sur la conscience des uns et des autres. Cette exigence signe cette caractéristique de Fanon perceptible dans toutes ses œuvres et dans tous ses engagements : la conséquence. Fanon est conséquent avec lui-même et il va aux racines des problèmes. Sa pensée est radicale et son action aussi. Il ne souligne pas pour rien dès la douzième page dans l’édition ENAG de Peau noire masques blancs : «Il ne s’agit plus de connaître le monde mais de le transformer», ce qui est une autre traduction de la thèse de Marx : «La philosophie n’a fait qu’interpréter le monde, il s’agit de le transformer.» Le but est ainsi déclaré : Fanon ne nous invite pas seulement à comprendre un phénomène aussi massif des sociétés blanches, aussi général dans ce milieu du vingtième siècle qui autorisait d’autres espérances après la contribution décisive des Noirs et des peuples colonisés à la défaite du fascisme.
Peau noire masques blancs porta cette marque de la première à la dernière ligne. Il ne va pas s’arrêter aux manifestations ordinaires du racisme.
Il va les chercher dans les expressions, les attitudes, les comportements en apparence les moins racistes.
Y compris cette remarque succulente par ailleurs sur André Breton que je vous livre pour illustration : «[…] Ce que nous voulons dire, c’est qu’il n’y a pas de raison pour que monsieur Breton dise de Césaire» :
«Et c’est un Noir qui manie la langue française comme il n’est pas aujourd’hui un Blanc pour la manier.» Et quand bien même monsieur Breton exprimerait la vérité, je ne vois pas en quoi résiderait le paradoxe, en quoi résiderait la chose à souligner, car, enfin, M. Aimé Césaire est martiniquais (donc français, ndlr) et agrégé de l’université. Le racisme -Fanon le montrera tout au long de son livre- est une réalité massive, dans laquelle baigne tout le corps social français avec des manifestations différentes selon les classes sociales, le degré de culture, la maîtrise du langage ou encore les sujets abordés. Mais Fanon aborde cette question à partir de sa spécialité : la psychiatrie et c’est bien un paradoxe qu’un phénomène social –le racisme est un phénomène social– soit examiné par la pathologie individuelle. D’abord la pathologie du noir.
La langue tout d’abord
Cette double promesse de comprendre et de changer le monde Fanon va l’exprimer dans une introduction qui ne s’embarrasse pas de fioritures.
Elle se déroule comme une série de pétitions de principes, de professions de foi, de proclamations des buts. Elle rappelle tout à la fois le Manifeste du Parti communiste qui commence de cette façon abrupte (Un spectre hante l’Europe, le communisme.) et Les Chants de Maldoror.
Une écriture en rupture avec les canons de ce genre de littérature dédiée à la philosophie et aux sciences humaines.
Une écriture de rupture par laquelle Fanon annonce qu’il va avancer comme totalité, comme émotions, chair et sang. Comme douleur et souffrances et comme intelligence. Il nous signale d’emblée d’où il va parler.
Le texte portera cette marque du refus des classifications et des divisions entre disciplines : psychiatrie, philosophie, sociologie, poésie, littérature se mobilisent pour dire l’indicible, le refoulé, le douloureux et les sens cachés de ce rapport noir-blanc qui très vite deviendra la clé du rapport colon-colonisé avant d’éclairer le rapport dominant-dominé sans pourtant absorber ce dernier. Aussi, il liquide les questions qui lui paraissent freiner, affaiblir la réflexion, voire édulcorer la question de la peau et des Noirs. Vite, il nous le rappelle : bien sûr le racisme a des bases socio-économiques, bien sûr les rapports blanc–noir appartiennent aux rapports coloniaux ou esclavagistes et qu’ils résultent de cette violence première qui a asservi des hommes et des peuples.
Oui, mais après ? Quelles conséquences sur ces hommes et ces peuples ?
Comment va fonctionner ce rapport de domination dans la conscience et les conduites des hommes ?
Comment hommes et peuple se le représenteront-ils ? Comme Mannoni qui avance le postulat d’un «complexe de dépendance» des peuples dominés, qui fait de l’arrivée des Blancs une demande inexprimée des Noirs, une attente historique des demi-dieux –ce complexe doit avoir du voisinage avec la théorie de Bennabi des peuples colonisables.
Car Fanon n’écrit pas à partir de rien. Toute la littérature dominante et jusqu’à cette fameuse réclame de «Y’a bon banania», tous les comportements à l’armée comme dans la vie courante exsudent le racisme. Fanon montre bien que le paternalisme, le «alors mon brave !» ou «Tu n’es pas un nègre comme les autres».
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