Ahmed Aboutaleb, maire de Rotterdam, se souvient avec précision du jour où il a quitté le Maroc pour les Pays-Bas.
C'était le 17 octobre 1976, à 9 h 30. Ahmed Aboutaleb avait tout juste 15 ans. Il laissait derrière lui son village déshérité de Beni Sidel, dans le Rif. Son grand-père était mort et le jeune homme s'en allait, avec sa mère et ses cinq frères et soeurs, rejoindre La Haye où son père, l'ancien imam du village, avait trouvé un poste d'ouvrier d'entretien. "La migration c'est sans pitié, terriblement difficile ; cela exige un prix incroyablement élevé", déclarait-il sobrement à un journaliste du Volkskrant d'Amsterdam, en 2004.
C'était l'époque où celui qui est devenu, il y a quelques mois, le bourgmestre (maire) de Rotterdam acceptait de parler - un peu - de lui. Depuis, Ahmed Aboutaleb observe une très grande réserve. Une fois nommé, il a d'abord voulu, explique-t-il, rencontrer, parler, prendre le pouls d'une ville réputée difficile, rebelle. Et puis, il se méfie des médias ; il a mis très longtemps avant d'accepter quelques rencontres. Parce qu'il redoute surtout l'utilisation que ses rivaux pourraient faire du moindre de ses propos, voire de ses faux pas.
Or, des rivaux et des adversaires, il en compte beaucoup, néerlandais ou marocains. Dans ces Pays-Bas agités depuis quelques années par des débats virulents sur l'islam, l'intégration, l'identité nationale et, plus généralement, la présence des étrangers, celui qui a été surnommé "Monsieur Allochtone" est devenu une figure emblématique, un symbole. Or, prendre, trente-deux ans après avoir posé le pied sur le sol néerlandais, le contrôle de la deuxième ville du pays - 600 000 habitants, 2 millions avec la grande banlieue - et devenir le premier maire d'origine maghrébine d'une grande métropole européenne, cela peut déranger beaucoup de monde.
La formation politique du bourgmestre, le parti travailliste (PVDA) a reconquis en 2008 son ancien fief, qui avait été emporté par la tempête populiste : Pim Fortuyn, l'enfant terrible de la grande cité portuaire, avait commencé là sa marche triomphale. Elle fut arrêtée en 2004 par un activiste de la cause environnementale et la Liste Pim Fortuyn s'effondra partout. Sauf à Rotterdam, où Leefbaar Rotterdam - "Rotterdam vivable" -, un avatar du mouvement de Fortuyn, a conservé 14 des 45 sièges du conseil municipal, pour 18 à la gauche social-démocrate.
Les populistes, rejetés dans l'opposition par une large coalition, ont perdu le poste de bourgmestre. Désormais, ils attendent impatiemment le premier dérapage de celui qu'ils ont baptisé "le mauvais homme à la mauvaise place". Ils ne supportent pas cet ingénieur à l'allure réservée et aux bonnes manières, qui fixe ses interlocuteurs d'un oeil aussi doux qu'impénétrable. Ils ricanent quand il apparaît au festival de poésie de la ville et dit sa passion pour l'écrivain libano-syrien Ali Ahmad Said (pseudonyme : Adonis), confiant que, tout jeune, il rêvait, lui aussi, d'une carrière d'écrivain.
Une fois arrivé aux Pays-Bas, le jeune Ahmed a cependant délaissé le romantisme. Ce musulman peu pratiquant et qui, en outre, ne se rend plus à la mosquée pour éviter les confrontations avec ses détracteurs, refuse de se décrire comme purement rationnel. Dans le cadre de ses méditations privées, il s'interroge, dit-il, sur le hasard, le big bang ou la prédestination.
Sa vie professionnelle et sa carrière politique sont toutefois placées sous le signe, très néerlandais, de l'efficacité. "Je n'ai pas tendance à idéaliser ma jeunesse, je sais ce que j'ai laissé derrière moi : la misère", expliquait-il, en octobre 2008. Découvrant les mathématiques et les sciences, il s'est surtout vite convaincu qu'il fallait "saisir toutes les chances et faire quelque chose de sa vie".
Un leitmotiv, chez lui. Travailler, faire, aider, construire sont les verbes qu'il préfère. "Jeter des ponts", "rendre confiance", ses formules favorites. Elles fondent l'essentiel de ce que les journalistes néerlandais appellent "l'aboutalisme", une doctrine personnelle qui néglige les appartenances partisanes au profit de choix les plus clairs possibles, aussi difficiles soient-ils.
Adjoint au maire à Amsterdam d'abord, secrétaire d'Etat aux affaires sociales ensuite, il n'a pas craint de rompre avec certaines règles du consensus néerlandais et avec le discours d'une bonne partie de la gauche, qu'il juge trop bien pensante.
Il invite les parents de jeunes étrangers délinquants à les dénoncer à la police. S'appuie sur le profilage ethnique pour souligner la surabondance de jeunes Antillais dans les statistiques de la délinquance à Rotterdam. Prône les contrôles au domicile des chômeurs et la suppression de toute indemnité pour les moins de 27 ans. Ou dénonce les fondamentalistes qui infiltrent les écoles musulmanes.
Son discours le plus marquant, il l'a signé en 2004, au lendemain de l'assassinat du cinéaste Theo Van Gogh par un jeune islamiste d'origine marocaine. Dans une mosquée, il invitait ceux qui ne respectent pas les valeurs de la société démocratique à prendre "le premier avion" pour l'Afghanistan ou le Soudan. L'épisode lui a valu des menaces et une exfiltration temporaire vers un logement hautement sécurisé.
"Papa, tu es un héros, mais je ne veux pas que tu meures", lui a dit l'un de ses quatre enfants en voyant, un jour, son portrait à la "une" d'un quotidien, parmi la liste des "condamnés à mort" de la branche néerlandaise d'Al Qaida. "Profondément touché", Ahmed Aboutaleb a cependant suivi le même sillon, dénonçant à la fois les musulmans qui se complaisent dans la victimisation et les Néerlandais qui nient les évidences. Celle d'une société néerlandaise au sein de laquelle des jeunes d'origine étrangère réalisent des "performances remarquables", dans les domaines scolaire et économique entre autres.
Un véritable équilibriste. Mais qui finira par tomber, "à gauche ou à droite", ironise Dries Mosch. Pour cet élu populiste de Rotterdam et ses amis, tout est bon, d'ailleurs, pour favoriser la chute d'Ahmed Aboutaleb. On lui reproche de creuser le fossé entre les communautés, de négliger les questions de sécurité, d'avoir parlé arabe lors d'une visite d'école. De posséder deux passeports, un néerlandais et un marocain, voire de "dormir avec le pyjama de l'Ajax", le club d'Amsterdam, l'ennemi juré du Feyenoord Rotterdam.
Impassible, le maire élude les questions sur ces attaques. Après de longs mois, il a fini par accepter de rencontrer brièvement quelques journalistes étrangers, dans la vaste salle du conseil municipal, sous l'oeil bienveillant de la reine Beatrix. "J'attends qu'on me juge sur ma gestion. Pas sur des a priori, ou sur mes origines", commente-t-il. Il fixe, en souriant brièvement, le portrait de Beatrix. Et se souvient qu'un caricaturiste l'a, un jour, croqué comme "un étranger qui, pour une fois, veut travailler ; tellement travailler qu'il veut même remplacer la reine", disait la légende du dessin.
Parcours
1961
Naissance à Beni Sidel (Maroc).
1976
Arrivée aux Pays-Bas.
1987
Obtient un diplôme d'ingénieur électronicien.
1998
Directeur de Forum, institut pour le développement multiculturel.
2004
Adjoint au maire d'Amsterdam.
2007
Secrétaire d'Etat aux affaires sociales.
2009
Est élu maire de Rotterdam.
Par Le Monde
C'était le 17 octobre 1976, à 9 h 30. Ahmed Aboutaleb avait tout juste 15 ans. Il laissait derrière lui son village déshérité de Beni Sidel, dans le Rif. Son grand-père était mort et le jeune homme s'en allait, avec sa mère et ses cinq frères et soeurs, rejoindre La Haye où son père, l'ancien imam du village, avait trouvé un poste d'ouvrier d'entretien. "La migration c'est sans pitié, terriblement difficile ; cela exige un prix incroyablement élevé", déclarait-il sobrement à un journaliste du Volkskrant d'Amsterdam, en 2004.
C'était l'époque où celui qui est devenu, il y a quelques mois, le bourgmestre (maire) de Rotterdam acceptait de parler - un peu - de lui. Depuis, Ahmed Aboutaleb observe une très grande réserve. Une fois nommé, il a d'abord voulu, explique-t-il, rencontrer, parler, prendre le pouls d'une ville réputée difficile, rebelle. Et puis, il se méfie des médias ; il a mis très longtemps avant d'accepter quelques rencontres. Parce qu'il redoute surtout l'utilisation que ses rivaux pourraient faire du moindre de ses propos, voire de ses faux pas.
Or, des rivaux et des adversaires, il en compte beaucoup, néerlandais ou marocains. Dans ces Pays-Bas agités depuis quelques années par des débats virulents sur l'islam, l'intégration, l'identité nationale et, plus généralement, la présence des étrangers, celui qui a été surnommé "Monsieur Allochtone" est devenu une figure emblématique, un symbole. Or, prendre, trente-deux ans après avoir posé le pied sur le sol néerlandais, le contrôle de la deuxième ville du pays - 600 000 habitants, 2 millions avec la grande banlieue - et devenir le premier maire d'origine maghrébine d'une grande métropole européenne, cela peut déranger beaucoup de monde.
La formation politique du bourgmestre, le parti travailliste (PVDA) a reconquis en 2008 son ancien fief, qui avait été emporté par la tempête populiste : Pim Fortuyn, l'enfant terrible de la grande cité portuaire, avait commencé là sa marche triomphale. Elle fut arrêtée en 2004 par un activiste de la cause environnementale et la Liste Pim Fortuyn s'effondra partout. Sauf à Rotterdam, où Leefbaar Rotterdam - "Rotterdam vivable" -, un avatar du mouvement de Fortuyn, a conservé 14 des 45 sièges du conseil municipal, pour 18 à la gauche social-démocrate.
Les populistes, rejetés dans l'opposition par une large coalition, ont perdu le poste de bourgmestre. Désormais, ils attendent impatiemment le premier dérapage de celui qu'ils ont baptisé "le mauvais homme à la mauvaise place". Ils ne supportent pas cet ingénieur à l'allure réservée et aux bonnes manières, qui fixe ses interlocuteurs d'un oeil aussi doux qu'impénétrable. Ils ricanent quand il apparaît au festival de poésie de la ville et dit sa passion pour l'écrivain libano-syrien Ali Ahmad Said (pseudonyme : Adonis), confiant que, tout jeune, il rêvait, lui aussi, d'une carrière d'écrivain.
Une fois arrivé aux Pays-Bas, le jeune Ahmed a cependant délaissé le romantisme. Ce musulman peu pratiquant et qui, en outre, ne se rend plus à la mosquée pour éviter les confrontations avec ses détracteurs, refuse de se décrire comme purement rationnel. Dans le cadre de ses méditations privées, il s'interroge, dit-il, sur le hasard, le big bang ou la prédestination.
Sa vie professionnelle et sa carrière politique sont toutefois placées sous le signe, très néerlandais, de l'efficacité. "Je n'ai pas tendance à idéaliser ma jeunesse, je sais ce que j'ai laissé derrière moi : la misère", expliquait-il, en octobre 2008. Découvrant les mathématiques et les sciences, il s'est surtout vite convaincu qu'il fallait "saisir toutes les chances et faire quelque chose de sa vie".
Un leitmotiv, chez lui. Travailler, faire, aider, construire sont les verbes qu'il préfère. "Jeter des ponts", "rendre confiance", ses formules favorites. Elles fondent l'essentiel de ce que les journalistes néerlandais appellent "l'aboutalisme", une doctrine personnelle qui néglige les appartenances partisanes au profit de choix les plus clairs possibles, aussi difficiles soient-ils.
Adjoint au maire à Amsterdam d'abord, secrétaire d'Etat aux affaires sociales ensuite, il n'a pas craint de rompre avec certaines règles du consensus néerlandais et avec le discours d'une bonne partie de la gauche, qu'il juge trop bien pensante.
Il invite les parents de jeunes étrangers délinquants à les dénoncer à la police. S'appuie sur le profilage ethnique pour souligner la surabondance de jeunes Antillais dans les statistiques de la délinquance à Rotterdam. Prône les contrôles au domicile des chômeurs et la suppression de toute indemnité pour les moins de 27 ans. Ou dénonce les fondamentalistes qui infiltrent les écoles musulmanes.
Son discours le plus marquant, il l'a signé en 2004, au lendemain de l'assassinat du cinéaste Theo Van Gogh par un jeune islamiste d'origine marocaine. Dans une mosquée, il invitait ceux qui ne respectent pas les valeurs de la société démocratique à prendre "le premier avion" pour l'Afghanistan ou le Soudan. L'épisode lui a valu des menaces et une exfiltration temporaire vers un logement hautement sécurisé.
"Papa, tu es un héros, mais je ne veux pas que tu meures", lui a dit l'un de ses quatre enfants en voyant, un jour, son portrait à la "une" d'un quotidien, parmi la liste des "condamnés à mort" de la branche néerlandaise d'Al Qaida. "Profondément touché", Ahmed Aboutaleb a cependant suivi le même sillon, dénonçant à la fois les musulmans qui se complaisent dans la victimisation et les Néerlandais qui nient les évidences. Celle d'une société néerlandaise au sein de laquelle des jeunes d'origine étrangère réalisent des "performances remarquables", dans les domaines scolaire et économique entre autres.
Un véritable équilibriste. Mais qui finira par tomber, "à gauche ou à droite", ironise Dries Mosch. Pour cet élu populiste de Rotterdam et ses amis, tout est bon, d'ailleurs, pour favoriser la chute d'Ahmed Aboutaleb. On lui reproche de creuser le fossé entre les communautés, de négliger les questions de sécurité, d'avoir parlé arabe lors d'une visite d'école. De posséder deux passeports, un néerlandais et un marocain, voire de "dormir avec le pyjama de l'Ajax", le club d'Amsterdam, l'ennemi juré du Feyenoord Rotterdam.
Impassible, le maire élude les questions sur ces attaques. Après de longs mois, il a fini par accepter de rencontrer brièvement quelques journalistes étrangers, dans la vaste salle du conseil municipal, sous l'oeil bienveillant de la reine Beatrix. "J'attends qu'on me juge sur ma gestion. Pas sur des a priori, ou sur mes origines", commente-t-il. Il fixe, en souriant brièvement, le portrait de Beatrix. Et se souvient qu'un caricaturiste l'a, un jour, croqué comme "un étranger qui, pour une fois, veut travailler ; tellement travailler qu'il veut même remplacer la reine", disait la légende du dessin.
Parcours
1961
Naissance à Beni Sidel (Maroc).
1976
Arrivée aux Pays-Bas.
1987
Obtient un diplôme d'ingénieur électronicien.
1998
Directeur de Forum, institut pour le développement multiculturel.
2004
Adjoint au maire d'Amsterdam.
2007
Secrétaire d'Etat aux affaires sociales.
2009
Est élu maire de Rotterdam.
Par Le Monde
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