Qui sont les véritables auteurs de l'attentat commis le 8 mai 2002 à Karachi, au Pakistan, dans lequel onze Français de la direction des constructions navales (DCN) ont trouvé la mort ? Cette question se pose avec une force nouvelle depuis que le juge d'instruction chargé de l'enquête à Paris, Marc Trévidic, a écarté soudainement, fin juin, la piste Al-Qaida, et qualifié de "logique" celle liée au non-versement de commissions dans un contrat de sous-marins de la DCN à Islamabad.
Cette autre piste pourrait potentiellement avoir des implications politiques explosives si elle mettait au jour un financement lié à la campagne présidentielle d'Edouard Balladur en 1995, dont Nicolas Sarkozy, actuel chef de l'Etat, était proche.
Pourtant, la justice ne dispose à ce jour que de peu d'éléments, que ce soit dans le volet terroriste ou financier, pour soutenir une quelconque accusation. Seule réelle avancée des magistrats : la mise en lumière des dessous des grands contrats internationaux de la DCN (devenue DCNS après sa fusion en 2007 avec Thales) en matière de pots-de-vin, notamment dans les ventes de frégates, en 1991, à Taïwan et de trois sous-marins au Pakistan, en 1994, dans le cadre du contrat Agosta.
Comment apparaît le lien entre l'attentat de Karachi et les commissions du contrat des sous-marins pour le Pakistan ? La justice antiterroriste s'est intéressée à l'univers politico-financier de l'affaire à l'automne 2008, lorsque le parquet de Paris a transmis aux juges Marc Trévidic et Yves Jannier des pièces d'une procédure financière instruite à Paris. Celle-ci avait pour origine une procédure fiscale, en 2005, visant les affaires de Claude Thévenet, ex-policier de la direction de surveillance du territoire (DST, contre-espionnage français) devenu dirigeant de MJM Partners, société de sécurité.
Les policiers avaient découvert une note réalisée par M. Thévenet pour le compte de la DCN Internationale (DCNI), expliquant l'attentat de Karachi par le non-versement de commissions occultes. Lors de son audition, le 14 mai, par le juge Trévidic, en qualité de témoin, M. Thévenet a confirmé le contenu de ce document intitulé "Nautilus". "Tous les renseignements sur l'aspect financier, donc sur les commissions, je les ai eus par des amis libanais. Les informations sur l'attentat lui-même viennent d'un ancien du MI6 (services secrets britanniques)", a-t-il expliqué au juge. Sa conviction, a-t-il ajouté, a été "emportée" par les confidences "d'anciens de la DGSE (direction générale de la sécurité extérieure )" rencontrés lors de séminaires organisés par sa société à Kourou, en Guyane. "C'est pourquoi, insiste-t-il, je n'ai pas de doutes sur le lien entre l'attentat et le non-versement de commission ."
Dans cette note, remise en août 2002 à Gérard-Philippe Menayas, alors directeur financier et administratif de DCNI, M. Thévenet, qui dit ne s'être jamais rendu au Pakistan, livrait la thèse suivante : une partie des services secrets militaires pakistanais (ISI) aurait actionné un groupe fondamentaliste afin de punir la France d'avoir, en 1996, sur ordre du nouveau chef de l'Etat Jacques Chirac, bloqué le paiement des commissions occultes restant dues à des militaires pakistanais.
Seule certitude, le ministre de la défense de M. Chirac 1995 à 1997, Charles Millon , a confirmé depuis, dans Paris Match, avoir interrompu les versements destinés à Ziad Takieddine et Abdul Rahman El-Assir, deux hommes d'affaires libanais proches d'Edouard Balladur ayant agi comme intermédiaires dans le contrat des sous-marins Agos.
Si, du côté français, de vives tensions ont existé entre les clans Balladur et Chirac sur fond de financement politique à partir de contrats internationaux, rien ne permet, à ce jour, de les lier à l'attentat lui-même, d'autant plus que 85 % des pots-de-vin avaient été attribués avant 1996.
M. Menayas, interrogé le 14 mai par le juge Trévidic, a corroboré les dires de son prestataire de service sur l'intervention des deux intermédiaires proches du clan Balladur "imposés à la DCNI par le pouvoir politique", le ministère de la défense dirigé par François Léotard (de 1993 à 1995). Concernant les liens entre l'attentat et les commissions dues à des intermédiaires pakistanais, il affirme que "les informations (de M. Thévenet) paraissent crédibles (...) Mais je ne sais pas où se trouve la vérité".
Le 18 juin, devant les parties civiles réunies à Cherbourg, siège de la DCN, le juge Trévidic a écarté la piste Al-Qaida, en la qualifiant de "leurre". Ne disposant que des dires de MM. Thévenet et Menayas sur le mobile financier de l'attentat, il a ajouté qu'il explorerait jusqu'au bout la piste évoquée par les deux hommes. Le 3 juillet, le magistrat a adressé au ministre de la défense, Hervé Morin, une demande de déclassification de documents ayant trait au contrat Agosta. Le 26 juin, M. Morin s'était déclaré prêt à répondre favorablement à une telle demande dans un souci de "transparence".
Au parquet de Paris, on s'étonnait néanmoins, le 21 juin, qu'au regard du contenu du dossier "le magistrat ait ainsi formulé devant les parties civiles l'état des investigations". Le ministère public assurait au Monde que "la piste fondamentaliste musulmane n'était pas abandonnée". A la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI, ex-DST), on indiquait également que "si l'enquête pakistanaise pouvait, à maints égards, laisser à désirer, ce qui avait déconsidéré l'hypothèse d'une responsabilité fondamentaliste, cela n'excluait pas pour autant la piste djihadiste".
Si l'on excepte la version de MM. Thévenet et Menayas, entendus par le juge Trévidic, le plus grand flou règne toujours sur l'identité et les mobiles du groupe à l'origine de l'attentat. S'agirait-il d'une mesure de rétorsion d'une frange de l'ISI contre les Français qui ont vendu, en juin 2001, six sous-marins à l'Inde, l'ennemi juré, comme l'a suggéré Le Canard enchaîné ? Ou d'un réel attentat islamiste commis par des extrémistes pakistanais dénonçant le lâchage des talibans afghans par leur gouvernement et son alliance avec les Occidentaux ? Ou encore de règlements de comptes au sein de l'appareil militaire pakistanais, qui connaîtra même un volet judiciaire après la poursuite de généraux de la marine pour corruption ? Faute de preuves, aucune thèse ne l'emporte.
Pour compliquer la situation, en 2002, au Pakistan, les ressortissants des pays alliés aux Etats-Unis dans l'offensive contre Al-Qaida et les talibans, dont la France et la Grande-Bretagne, étaient visés par de nombreuses attaques auxquelles auraient pu s'ajouter celle de Karachi. Par ailleurs, ce port du Pakistan reste la plus grande ville de réfugiés afghans au monde, où les talibans possèdent de solides bases arrière. Enfin, "la gestion du personnel de la DCN dans cette ville comportait de grosses failles en termes de sécurité", rappelle-t-on à la DCRI.
Dans l'entourage du directeur de la DGSE, les services extérieurs français, on tenait à démentir l'idée avancée dans la note "Nautilus" selon laquelle ses agents auraient participé à une opération de représailles contre les commanditaires de l'attentat. "Pour ce type d'opération, si elle a existé, allez plutôt voir les cabinets noirs de la République", lançait, agacé, l'interlocuteur du Monde. "Pour notre part, tranche le principal avocat des parties civiles, Me Olivier Morice, nous croyons à la pluralité des causes. L'origine de l'attentat se trouve dans l'addition d'incidents intervenus dans plusieurs contrats d'armement entre la France et le Pakistan dont Agosta."
Après avoir initiée une procédure d'indemnisation à l'amiable entre la DCNS et le collectif des familles de victimes de l'attentat, l'Elysée, par la voix de Philippe Jacob, commissaire en chef de la marine, a brutalement mis fin, le 18 juin, à toute discussion après l'intervention du juge Trévidic devant les parties civiles. "Nous voulons connaître la vérité, l'indemnisation ne sera jamais le prix de notre silence", prévient Magali Drouet, au nom du collectif.
Chronologie des faits
8 mai 2002
Un attentat contre un bus de la Direction des chantiers navals (DCN) fait 14 morts, dont 11 Français. La piste d'un attentat islamiste anti-Occidentaux est tout d'abord privilégiée.
14 mai 2009
Comme le révèle le site Médiapart, les juges chargés de l'enquête auditionnent un ancien agent de la Direction de la surveillance du territoire (DST), Claude Thévenet, auteur présumé d'un rapport en 2002 évoquant la piste de représailles pakistanaises liées à des non-versements de commissions par la France.
18 juin
Les juges indiquent aux familles des victimes qu'ils privilégient désormais cette piste.
4 juillet
Les juges demandent la levée du secret-défense au ministre de la défense Hervé Morin.
Par Le Monde
Cette autre piste pourrait potentiellement avoir des implications politiques explosives si elle mettait au jour un financement lié à la campagne présidentielle d'Edouard Balladur en 1995, dont Nicolas Sarkozy, actuel chef de l'Etat, était proche.
Pourtant, la justice ne dispose à ce jour que de peu d'éléments, que ce soit dans le volet terroriste ou financier, pour soutenir une quelconque accusation. Seule réelle avancée des magistrats : la mise en lumière des dessous des grands contrats internationaux de la DCN (devenue DCNS après sa fusion en 2007 avec Thales) en matière de pots-de-vin, notamment dans les ventes de frégates, en 1991, à Taïwan et de trois sous-marins au Pakistan, en 1994, dans le cadre du contrat Agosta.
Comment apparaît le lien entre l'attentat de Karachi et les commissions du contrat des sous-marins pour le Pakistan ? La justice antiterroriste s'est intéressée à l'univers politico-financier de l'affaire à l'automne 2008, lorsque le parquet de Paris a transmis aux juges Marc Trévidic et Yves Jannier des pièces d'une procédure financière instruite à Paris. Celle-ci avait pour origine une procédure fiscale, en 2005, visant les affaires de Claude Thévenet, ex-policier de la direction de surveillance du territoire (DST, contre-espionnage français) devenu dirigeant de MJM Partners, société de sécurité.
Les policiers avaient découvert une note réalisée par M. Thévenet pour le compte de la DCN Internationale (DCNI), expliquant l'attentat de Karachi par le non-versement de commissions occultes. Lors de son audition, le 14 mai, par le juge Trévidic, en qualité de témoin, M. Thévenet a confirmé le contenu de ce document intitulé "Nautilus". "Tous les renseignements sur l'aspect financier, donc sur les commissions, je les ai eus par des amis libanais. Les informations sur l'attentat lui-même viennent d'un ancien du MI6 (services secrets britanniques)", a-t-il expliqué au juge. Sa conviction, a-t-il ajouté, a été "emportée" par les confidences "d'anciens de la DGSE (direction générale de la sécurité extérieure )" rencontrés lors de séminaires organisés par sa société à Kourou, en Guyane. "C'est pourquoi, insiste-t-il, je n'ai pas de doutes sur le lien entre l'attentat et le non-versement de commission ."
Dans cette note, remise en août 2002 à Gérard-Philippe Menayas, alors directeur financier et administratif de DCNI, M. Thévenet, qui dit ne s'être jamais rendu au Pakistan, livrait la thèse suivante : une partie des services secrets militaires pakistanais (ISI) aurait actionné un groupe fondamentaliste afin de punir la France d'avoir, en 1996, sur ordre du nouveau chef de l'Etat Jacques Chirac, bloqué le paiement des commissions occultes restant dues à des militaires pakistanais.
Seule certitude, le ministre de la défense de M. Chirac 1995 à 1997, Charles Millon , a confirmé depuis, dans Paris Match, avoir interrompu les versements destinés à Ziad Takieddine et Abdul Rahman El-Assir, deux hommes d'affaires libanais proches d'Edouard Balladur ayant agi comme intermédiaires dans le contrat des sous-marins Agos.
Si, du côté français, de vives tensions ont existé entre les clans Balladur et Chirac sur fond de financement politique à partir de contrats internationaux, rien ne permet, à ce jour, de les lier à l'attentat lui-même, d'autant plus que 85 % des pots-de-vin avaient été attribués avant 1996.
M. Menayas, interrogé le 14 mai par le juge Trévidic, a corroboré les dires de son prestataire de service sur l'intervention des deux intermédiaires proches du clan Balladur "imposés à la DCNI par le pouvoir politique", le ministère de la défense dirigé par François Léotard (de 1993 à 1995). Concernant les liens entre l'attentat et les commissions dues à des intermédiaires pakistanais, il affirme que "les informations (de M. Thévenet) paraissent crédibles (...) Mais je ne sais pas où se trouve la vérité".
Le 18 juin, devant les parties civiles réunies à Cherbourg, siège de la DCN, le juge Trévidic a écarté la piste Al-Qaida, en la qualifiant de "leurre". Ne disposant que des dires de MM. Thévenet et Menayas sur le mobile financier de l'attentat, il a ajouté qu'il explorerait jusqu'au bout la piste évoquée par les deux hommes. Le 3 juillet, le magistrat a adressé au ministre de la défense, Hervé Morin, une demande de déclassification de documents ayant trait au contrat Agosta. Le 26 juin, M. Morin s'était déclaré prêt à répondre favorablement à une telle demande dans un souci de "transparence".
Au parquet de Paris, on s'étonnait néanmoins, le 21 juin, qu'au regard du contenu du dossier "le magistrat ait ainsi formulé devant les parties civiles l'état des investigations". Le ministère public assurait au Monde que "la piste fondamentaliste musulmane n'était pas abandonnée". A la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI, ex-DST), on indiquait également que "si l'enquête pakistanaise pouvait, à maints égards, laisser à désirer, ce qui avait déconsidéré l'hypothèse d'une responsabilité fondamentaliste, cela n'excluait pas pour autant la piste djihadiste".
Si l'on excepte la version de MM. Thévenet et Menayas, entendus par le juge Trévidic, le plus grand flou règne toujours sur l'identité et les mobiles du groupe à l'origine de l'attentat. S'agirait-il d'une mesure de rétorsion d'une frange de l'ISI contre les Français qui ont vendu, en juin 2001, six sous-marins à l'Inde, l'ennemi juré, comme l'a suggéré Le Canard enchaîné ? Ou d'un réel attentat islamiste commis par des extrémistes pakistanais dénonçant le lâchage des talibans afghans par leur gouvernement et son alliance avec les Occidentaux ? Ou encore de règlements de comptes au sein de l'appareil militaire pakistanais, qui connaîtra même un volet judiciaire après la poursuite de généraux de la marine pour corruption ? Faute de preuves, aucune thèse ne l'emporte.
Pour compliquer la situation, en 2002, au Pakistan, les ressortissants des pays alliés aux Etats-Unis dans l'offensive contre Al-Qaida et les talibans, dont la France et la Grande-Bretagne, étaient visés par de nombreuses attaques auxquelles auraient pu s'ajouter celle de Karachi. Par ailleurs, ce port du Pakistan reste la plus grande ville de réfugiés afghans au monde, où les talibans possèdent de solides bases arrière. Enfin, "la gestion du personnel de la DCN dans cette ville comportait de grosses failles en termes de sécurité", rappelle-t-on à la DCRI.
Dans l'entourage du directeur de la DGSE, les services extérieurs français, on tenait à démentir l'idée avancée dans la note "Nautilus" selon laquelle ses agents auraient participé à une opération de représailles contre les commanditaires de l'attentat. "Pour ce type d'opération, si elle a existé, allez plutôt voir les cabinets noirs de la République", lançait, agacé, l'interlocuteur du Monde. "Pour notre part, tranche le principal avocat des parties civiles, Me Olivier Morice, nous croyons à la pluralité des causes. L'origine de l'attentat se trouve dans l'addition d'incidents intervenus dans plusieurs contrats d'armement entre la France et le Pakistan dont Agosta."
Après avoir initiée une procédure d'indemnisation à l'amiable entre la DCNS et le collectif des familles de victimes de l'attentat, l'Elysée, par la voix de Philippe Jacob, commissaire en chef de la marine, a brutalement mis fin, le 18 juin, à toute discussion après l'intervention du juge Trévidic devant les parties civiles. "Nous voulons connaître la vérité, l'indemnisation ne sera jamais le prix de notre silence", prévient Magali Drouet, au nom du collectif.
Chronologie des faits
8 mai 2002
Un attentat contre un bus de la Direction des chantiers navals (DCN) fait 14 morts, dont 11 Français. La piste d'un attentat islamiste anti-Occidentaux est tout d'abord privilégiée.
14 mai 2009
Comme le révèle le site Médiapart, les juges chargés de l'enquête auditionnent un ancien agent de la Direction de la surveillance du territoire (DST), Claude Thévenet, auteur présumé d'un rapport en 2002 évoquant la piste de représailles pakistanaises liées à des non-versements de commissions par la France.
18 juin
Les juges indiquent aux familles des victimes qu'ils privilégient désormais cette piste.
4 juillet
Les juges demandent la levée du secret-défense au ministre de la défense Hervé Morin.
Par Le Monde
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