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Regard blanc, regards noirs, une leçon fanonienne

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  • Regard blanc, regards noirs, une leçon fanonienne

    A première lecture,Peau noire masques blancs de Frantz Fanon peut se prendre pour un brillant réquisitoire contre le racisme, un texte éclairant et pertinent, un exercice de remise en ordre des notions mêlant acquis de la psychanalyse et de la psychiatrie, lecture critique de Hegel et certainement de Husserl, lecture attentive de Sartre et émotions personnelles, cris de révolte et de douleur, exigence de vérité et de sincérité. Mais sans plus.

    L’erreur serait grossière de le prendre pour un livre de circonstance dont la portée serait circonscrite dans un temps détestable, certes, mais que la décolonisation et le rejet devenu unanime du racisme auraient déclassé dans la hiérarchie des pertinences.

    Bien au contraire Peau noire masques blancs remue des questions essentielles, toujours actives sous d’autres formes, et ouvre, pour les sciences sociales, la psychiatrie et la psychanalyse, des perspectives épistémologiques jusqu’à aujourd’hui inépuisées.

    Chacun sait que l’épistémologie consiste à étudier les conditions de séparation de constitution et de validation de la pensée scientifique de constructions théoriques erronées. En gros, elle revient à repérer les frontières qui séparent la vérité de l’erreur et comment une science construit son objet, nécessairement différent de l’objet de l’expérience, un peu comme l’objet «terre et planètes» du physicien est différent de l’expérience que nous en avons ou un peu comme l’objet «atome» est essentiellement différent de l’expérience que nous avons de la matière. G. Bachelard explique que ces constructions théoriques continuent à jouer un rôle «explicatif» tant qu’un fait ne survient sans pouvoir être intégré dans le champ de l’«explication».

    Bachelard appelle ce fait que l’ancienne théorie n’arrive pas à expliquer un «fait polémique». Cette ancienne théorie entre alors en crise et de nouvelles
    perspectives épistémologiques s’ouvrent devant les savants. Le moment de la crise est décisif dans la construction de la nouvelle théorie, de la nouvelle
    explication. Le problème en sciences sociales est que la crise prend des allures personnelles. Bachelard explique aussi que le travail du savant est intimement lié à ses rêveries, à ses émotions, à une culture.

    Les caractères de la crise s’accentuent dans les sciences sociales car elles mettent en cause le statut humain du savant. Et, comme en physique ou en chimie personne n’éprouve le besoin d’une nouvelle théorie s’il n’éprouve pas la crise pour des raisons multiples mais toujours liées au statut social du savant, à ses engagements à ses idéaux, etc. Et le travail de Fanon qui arrivait déjà avec sa révolte de Noir contre le racisme va le mettre en face de tous les faits que les théories en vogue n’arrivent pas expliquer. Il occupe un poste d’observation exceptionnel. D’autres médecins ou psychiatres noirs ne verront pas ce qu’a vu Fanon car pour sentir la crise dans le domaine des sciences sociales il faut être soi-même en crise, la ressentir en soi, comme un déni, une injustice, etc.

    Quel est le fond de cette crise et comment se noue-t-elle pour Fanon ? Dans un rapport. L’explication du fait colonial, de l’esclavage et du destin des noirs donnée par les blancs ne le satisfait pas. Et dans cette explication «blanche» le sommet c’est Mannoni. Il fallait le trouver ce complexe de dépendance
    des Malgaches, cette explication de la «colonisabilité» chère à notre Malek Benabi. D’évidence, cette explication ne marche pas. Elle laisse de côté trop de détails, trop de faits, trop d’événements. Mais elle est du plus haut intérêt car elle contient l’erreur par excellence qui travaille les «sciences humaines» qui ont accompagné les conquêtes coloniales : l’idée qu’il existe une essence des indigènes, une nature des indigènes. Le Noir, l’Arabe, le Chinois, l’Indien, sont pour l’éternité ce qu’ils sont.

    Les Noirs et les Arabes en prendront pour leur grade plus que les autres peuples ou civilisations. Ce qui est dit des Noirs -structure mentale prélogique, prédominance du sexe, incapacité de concevoir un ordre moral etc.- c’est mot pour mot ce qui est dit de l’Arabe. La littérature de la psychiatrie coloniale que nos universités dédaignent de dévoiler à nos étudiants -au fait, pour quelle raison inavouable ?- est proprement sidérante, et elle a eu cours tout au long de la période coloniale avec des prolongements en France après 1962.

    C’est l’exemple type de ce que les Européens ont osé appeler une science avec ses prolongements sociaux : un mandarinat, des diplômes, des soutenances de thèse, des prix, une reconnaissance sociale etc.
    Or, cette erreur par excellence qu’est le postulat d’une essence de l’homme, d’une nature de l’Arabe, du Noir, du jaune, de l’indigène, va fonder l’ethnologie et l’anthropologie. Tout au long de son livre Fanon démonte le racisme et montre qu’il s’agit d’un rapport social, qu’il n’existe aucune essence qui condamne par avance les dominés et justifie la suprématie des dominants. Le problème est dans les rapports sociaux et c’est l’incapacité de les penser qui transforme l’homme en problème.

    Adopter l’anthropologie comme science revient à adopter le regard blanc, le regard colonial. Et c’est bien ce que font par exemple les Algériens quand non seulement ils l’adoptent, la financent, l’instituent mais l’appliquent à eux-mêmes dans des sous-racismes puérils quand ils se mettent à chercher l’essence du Berbère puis à l’intérieur des Berbères l’essence du Targui, du Kabyle etc. Comment ne pas relever que les études anthropologiques sur les Targuis en particulier relèvent d’un sous-racisme caché derrière l’intérêt pour des hommes et des traditions appelées de ce fait à rester en l’état, à rester en dehors du temps ? Ce n’est pas la seule raison qui nous éclaire sur le déni massif qui frappe l’œuvre de Fanon en notre terre d’Algérie.

    Mais l’explication des Noirs ne satisfait pas non plus Fanon. Ce qu’ils disent d’eux-mêmes est souvent une parole sur les autres. D’un côté le racisme en fait massivement des Noirs. De l’autre, entre eux, ils «voient» d’infinies différences entre leurs coutumes, leurs langues, leurs teints, leurs ethnies. Le Noir dans un mouvement de blanchiment magique de soi va répéter ce que dit le Blanc des Noirs. Nous voyons ici sa future observation, qu’après un premier mouvement d’évitement magique, le colonisé s’en prend à ses congénères.

    Le Noir n’existe pas ou se dissous. En fait il n’existe que parce qu’il en existe un autre. Ce que dit le Noir de lui-même ne satisfait pas Fanon. Pas au niveau simplement de la pathologie qu’il étudie mais aussi au plus haut point de la production intellectuelle de personnalités aussi marquantes comme Aimé Césaire ou Léopold Sedar Senghor.

  • #2
    Apparaît à ce niveau une deuxième découverte de Fanon. Le Blanc a créé le Noir. Il a créé le mythe ou les mythes qui rendent «naturelle» et «légitime» sa domination par le postulat d’une essence éternelle des races. A la dénégation d’une humanité noire, ces intellectuels, à travers la revue Présence africaine vont revendiquer leur «négritude». La notion apparaît vers les années 1934-1935.

    A la raison dont se targue l’Europe blanche, Césaire, Diop et Senghor opposeront la sensibilité noire créatrice de valeurs et de beautés. L’idée est progressiste. Elle est antiraciste. Mais elle laisse Fanon sur sa faim. Il lui consacrera un long chapitre, très poétique, dans lequel il se voit diriger le bateau monde grâce à sa sensibilité et sa sagesse de Noir pour mieux en montrer l’inanité. C’était un mythe. La négritude est un mythe. Nous percevons, ici, aussi, la base du futur développement que face au mythe colonial le colonisé crée un contre-mythe. Ce mythe contient et amplifie l’erreur épistémologique du mythe colonial. La négritude postule aussi l’existence d’une essence noire. Donc une essence unique. La négritude est une affirmation du Noir en tant que Noir, une valorisation d’une idée du Noir et de la civilisation noire, de l’art noir, de la sagesse noire mais à l’intérieur du regard du Blanc. Voilà pour l’erreur partagée du mythe et du contre-mythe. Dans la réalité, Fanon, en tant qu’engagé volontaire contre le nazisme, en tant qu’étudiant puis en tant que psychiatre, trop d’éléments qui lui font sentir des différences fortes et trop significatives entre Noirs d’Afrique, Noirs des Antilles et Noirs des Amériques pour les gommer dans une condition unique.

    Il ne le doit pas encore mais, en filigrane, apparaît que la condition coloniale de l’Afrique met les Noirs dans une autre trajectoire et devant un autre destin que les Noirs des Antilles et a fortiori que les Noirs des Etats-Unis. Pourtant, à ces moments des années d’après la Seconde Guerre mondiale une forte tendance du mouvement noir américain veut revenir en Afrique.
    La crise se noue dans l’échec de deux explications, de deux interprétations. Il va très loin dans l’examen de ces deux démarches ; jusqu’à en extraire les
    éléments pathologiques les plus cachés, les plus inconscients. Le racisme n’est pas qu’une expression et une justification idéologiques de la domination. Il cache des troubles personnels liés à l’image du sexe et de la virilité. Le désir de se blanchir n’est pas qu’une expression de l’aliénation du dominé, il est l’expression d’une douleur de l’être sans visibilité.

    La crise de la théorie et celle du savant ne suffisent pas toujours à trouver la bonne perspective épistémologique. Pour paraphraser Marx qui écrivait que «l’anatomie de l’homme est la clé de l’anatomie du singe», en sciences sociales, le pathologique est la clé du normal. Fanon ne mélange pas les genres dans son livre. Il ne mélange pas poésie et psychanalyse.
    Il puise dans les deux les ressources mentales et discursives qui lui permettent de situer le problème, de critiquer les fausses explications, de lire l’ordinaire du racisme dans l’extrême de la maladie mentale.

    Ce livre est une véritable aubaine pour un enseignement de l’épistémologie. Au bout de la mise à jour de la réalité du racisme : un rapport social. Fanon ne peut laisser de côté ce qui a quand même rendu possible ce discours raciste dans une Europe si fière de son humanisme et de ses philosophes. Ce n’est quand même pas normal que sur les terres de Kant et de Hegel, de Husserl et de Jaspers, sur ces terres d’Europe qui revendiquent la paternité d’une idée universelle de l’homme tant de peuples soient inscrits au registre des anomalies anatomiques et psychiques. C’est que Mannoni a dû trouver le sol fertile pour déployer ses explications et une approbation sinon unanime du moins massive pour pouvoir publier ses «vues» et en faire matière d’enseignement. Cette base est lointaine. Elle est ancienne. Elle est si ancienne qu’elle en est devenue invisible : c’est la philosophie.

    Dans la discipline dans laquelle s’est élaborée l’idée de l’homme. L’homme, c’est l’homme européen. Sur tout le champ intellectuel européen s’est construite cette image que l’homme est celui de la raison, de la science,de la conscience morale. Les facteurs en sont multiples et hors de l’objet de cet article. Fanon pour parler et écrire n’avait à sa disposition que le stock linguistique et notionnel de cette europe. Il devait «travailler» sa question noire dans la langue des Blancs, celle-là même par laquelle le Noir essaye de se blanchir. Cela ne va sans quelques difficultés.

    Mais au bout du compte nous retiendrons à côté de ce qu’il nous dévoile que la relation coloniale est inessentielle. La mise en rapport du Blanc et du Noir, du colon et du colonisé ne relève d’un développement d’un rapport antérieur et d’un temps partagé. Le rapport colonial résulte d’une intrusion et d’une intrusion armée, violente dans la vie des Noirs. Et il va leur imposer son temps. Il ne s’agira plus tard d’un temps partagé mais d’un temps imposé au temps des Noirs. Une civilisation qui s’impose et impose à une civilisation son parcours, ses normes, ses idées et des visions.

    C’est un accident pour le Noir. Pour le Blanc c’est évidemment un prolongement logique du capitalisme et de sa tendance à élargir le marché. Pour le Noir, c’est-à-dire pour le colonisé, tous les colonisés, l’occupation coloniale n’était inscrite dans aucune logique en dehors, à moins de faire appel à la logique de la fatalité du complexe de dépendance de Mannoni ou de la colonisabilité de Malek Bennani.

    Voilà. Ce que décrit, découvre et dévoile Fanon dépasse de loin les circonstances de son travail. Il met à jour les mécanismes d’une relation de domination et d’aliénation qui fonctionne dans tous les cas de domination entre peuples. Et nous n’en avons pas fini avec la domination néocoloniale ni avec la domination coloniale tout court avec le cas Israël. Encore faut-il apprendre à le lire en nous débarrassant du regard blanc qui nous habite. Et nous sommes loin de cette révolte fondamentale.

    Par Mohamed Bouhamidi, La Tribune

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