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L'historienne Doria Johnson, hantée par son aïeul

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  • L'historienne Doria Johnson, hantée par son aïeul

    Enfant, Doria Johnson n'avait pas le droit d'accrocher au mur la photo de certains chanteurs. Ils n'étaient pas de la bonne couleur. Et lorsqu'elle ramenait des amis blancs à la maison, son grand-père fronçait les sourcils, en disant : "Ne leur fais pas confiance, Doria. Souviens-toi de ce qu'ils ont fait à Grand-Pa Crawford."

    Il y a des blessures qui ne se referment pas. Celle d'Anthony Crawford suppure depuis près d'un siècle, infectant l'histoire personnelle et familiale de Doria Johnson. "Le sang de mon arrière-arrière-grand-père n'a pas séché ", affirme cette femme élégante de 48 ans, d'une voix aussi douce que déterminée.

    Doria Johnson est invitée en tant qu'historienne et témoin par les Rencontres de la photographie d'Arles, à l'occasion de l'exposition "Without Sanctuary" : 78 documents et cartes postales, d'une violence insoutenable, qui montrent le lynchage de Noirs américains. Anthony Crawford, l'ancêtre de Doria Johnson, a été lynché par la foule dans le sud des Etats-Unis en 1916. Il fut l'un de ces "strange fruits", (fruits étranges) pendus aux arbres dont Billie Holiday a chanté la complainte en 1939.

    Le crime d'Antony Crawford ? Etre noir. Mais pas seulement. "Mon arrière-arrière-grand-père était aussi riche et puissant", explique Doria Johnson. Profitant des lois favorables aux Noirs votées pendant la période de la reconstruction (1865-1877), la famille d'Antony Crawford vivait à l'aise. Doria Johnson en a trouvé la preuve dans le journal et les archives d'Abbeville (Caroline du Sud).

    A 56 ans, son aïeul possède 500 acres (200 hectares) où ses treize enfants cultivent le coton. Sur sa propriété, il a créé une école pour les enfants noirs. Il sait lire et écrire, il vote et fait partie d'une association de fermiers noirs. Autant de signes de réussite et d'indépendance devenus insupportables aux yeux des Blancs.

    En 1916, une altercation au sujet de graines de coton prétendument trop chères suffit à mettre le feu aux poudres. Emprisonné pour avoir insulté un Blanc, Antony Crawford est tiré de sa cellule par une foule furieuse. Il est traîné dans les escaliers, roué de coups et finalement poignardé. Mais ce n'est pas encore assez : on l'attache à une voiture et on le traîne dans toute la ville, "en marquant un arrêt dans les quartiers noirs", précise Doria Johnson.

    Finalement, son corps est pendu à un arbre sur la grand-place. Les hommes s'amusent à vider leurs fusils sur le cadavre, puis l'exhibent là pendant toute une journée. "La famille n'a pas eu le droit de récupérer son corps tout de suite, explique Doria Johnson. C'est du terrorisme : il fallait envoyer un message aux Noirs."

    Les Crawford sont ensuite sommés de quitter la ville. Ils doivent s'exécuter : les autorités disent ne pouvoir garantir leur sécurité. Avec l'exode vient la ruine. De riches, les Crawford deviennent pauvres. Surtout, la famille se disperse dans tout le pays. Les grands-parents de Doria s'installent à Evanston dans l'Illinois. "C'est cela le plus grave, toute la famille s'est disloquée. Depuis quelques années seulement, on commence à se retrouver, à recoller les morceaux."

    A Abbeville, les coupables ne seront jamais inquiétés car le procès organisé après le lynchage s'achève par un non-lieu. Mais chez les Crawford, l'histoire s'est transmise de génération en génération. Doria Johnson se souvient d'un grand portrait du patriarche accroché chez sa grand-tante Annabelle. "On n'en parlait pas, mais tout le monde savait. C'est un héritage, mais aussi un fardeau."

    Les échos du crime continuent de résonner sur les vies, des années après. Aucun membre de la famille n'a jamais voulu s'engager dans l'armée. "Comment pourrait-on se battre pour l'Amérique ?" Plus jeune, Doria Johnson a même traversé une phase de rage. "Au lycée, j'étais dans une école intégrée et alternative, qui mélangeait les Noirs et les Blancs. Mais ensuite j'ai découvert la réalité. J'ai découvert que j'étais noire."

    Elle rejoint un temps le groupe radical Nation of Islam, se met à "rejeter tous les problèmes sur les Blancs", devient "une révolutionnaire". Aujourd'hui encore, quand elle regarde le drapeau américain, elle y voit "des étoiles, des rayures, mais aussi le racisme et l'oppression. La violence est une spécialité américaine autant que la tarte aux pommes". Elle avoue avoir longtemps eu "du mal à voter".

    C'est en 1988 que Doria Johnson transforme la malédiction familiale en expérience positive. Son frère vient de mourir du sida. Dévastée, elle se plonge alors dans l'histoire de sa famille. En 1990, elle se rend pour la première fois à Abbeville. Elle commence par l'église dont son ancêtre était secrétaire : ce poste, découvre-t-elle, est tenu aujourd'hui par... un Crawford.

    Elle rencontre aussi les descendants des acteurs de l'époque : ceux du shérif qui s'est en vain opposé à la foule : "Il paraît qu'il en a parlé, plein de remords, jusqu'à la fin de sa vie." Ceux de l'épicier juif qui a caché les enfants d'Anthony Crawford pendant le lynchage. Mais elle ne trouvera pas la tombe de son aïeul : pour éviter les profanations, Anthony Crawford a été enterré en secret.

    De fil en aiguille, Doria Johnson finit par mettre son histoire au centre de sa vie. Oublié le travail dans un cabinet d'avocat, elle vend sa maison, reprend des études et obtient une bourse pour une thèse de doctorat. Son sujet : le rôle des lynchages dans la grande migration, l'exode des Noirs américains du Sud vers le nord des Etats-Unis de 1915 à 1930. Aux étudiants, elle veut enseigner l'histoire des Noirs américains. Mais pas n'importe comment : "Traditionnellement, l'histoire raconte le sort des élites. Je veux dire aussi celui des victimes."

    Elle parcourt aussi les Etats-Unis pour raconter son histoire. Non sans effet : en 2005, le Sénat a voté une résolution pour demander pardon aux descendants de victimes de lynchage. Car pendant la première moitié du XXe siècle, par trois fois, les sénateurs ont refusé de voter une loi condamnant les lynchages. "C'est une mesure symbolique, mais c'était nécessaire, dit-elle. Pour l'occasion, une centaine de Crawford avaient fait le voyage à Washington."

    Reste que Doria Johnson n'a pas beaucoup d'illusions sur les Etats-Unis. L'élection d'Obama n'y change rien : "C'est une victoire esthétique. Il ne dit rien sur l'injustice faite aux Noirs." Et elle continue de se battre : quand elle a voulu prendre un appartement à Madison (Wisconsin), là où elle enseigne, une propriétaire a refusé de le lui louer à cause de la couleur de sa peau. Le procès est en cours.

    Aujourd'hui, Doria Johnson veut fouiller encore plus loin dans son passé. Elle a fait des tests ADN, pour savoir de quelle région d'Afrique venaient ses ancêtres. Pour quoi faire ? "Je suis citoyenne des Etats-Unis, mais je suis africaine." L'année prochaine, elle ira au Nigeria.

    Parcours

    1961
    Naissance à Evanston, dans l'Illinois (Etats-Unis).

    1990
    Premier voyage à Abbeville (Caroline du Sud), où son aïeul a été lynché en 1916.

    2005
    Le Sénat américain demande pardon aux descendants des victimes de lynchage.

    2009
    Invitée des Rencontres d'Arles pour raconter son histoire, à l'occasion de l'exposition "Without Sanctuary".


    Par Claire Guillot, Le Monde
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