Périmé .

[Iska]

Périmé
par El-Guellil

«Travailler c'est trop dur, et voler c'est pas bien. Demander la charité, c'est quelque chose que je ne peux pas faire», chantait-il d'une voix de stentor en rentrant chez lui. Il faisait nuit, et puis il n'avait pas toute sa tête à lui, des vapeurs s'échappaient de tout son être, son haleine, ses pores et sa sueur: tout sentait «l'être jetable». Depuis qu'il avait pris sa retraite, il n'arrivait pas à se faire à sa vie de retraité. Il avait du mal à s'accepter en retraité, lui qui...

Il se rappelait de temps en temps, fort souvent en vérité, sa vie, dix ans, quinze ans avant. Cheddate, la mine fière, l'allure élégante et le regard qui faisait carrément fondre, même les chechrette. C'était un bel homme.

Aujourd'hui, quelques centaines de rides, quelques milliers de lumbagos et des sahratte plus loin, il ne reconnaît plus sa silhouette sur les murs en les rasant la nuit, cette nuit qui le reconnaît. Sa maigre pension lui suffit à peine pour sa pitance quotidienne. Il voulait oublier la belle vie qu'il avait eue, il voulait oublier ce charmant jeune homme qu'il avait été. Ah ! Comme denia ghadara !

Pour ne pas trop se rappeler, il avait caché toutes ses photos qui étaient d'ailleurs partout. Il y en avait sur tous les murs, sur chaque table de chevet, sur chaque cheminée, «dans chaque sac à main» et dans beaucoup de coeurs brisés aussi. Pour ne pas voir sa gueule actuelle, il fit enlever tous les miroirs, même les plateaux en inox. En marchant dehors, il évitait de regarder les vitrines de peur d'y voir son reflet. En buvant de l'eau, il fermait les yeux: il ne voulait plus se voir, même en rêve.

Une nuit, il se réveilla en sursaut, hurlant à mort, le corps ruisselant de sueur: il venait de se voir dans un merveilleux rêve. Il était jeune, zine, mrafah, riche et tout et tout, il avait à son bras sa jeune dulcinée qui avait un regard... assassin. Quel rêve, quel choc pour le pauvre périmé... Elli rahou yammou...

Le Quotidien d'Oran .