LE PRÉSIDENT ALGÉRIEN N’A PAS DE POUVOIR SUR L’ARMÉE
Qui gouverne qui en Algérie?
À l’occasion de la fête nationale de l’Algérie, le 5 juillet, les rumeurs les plus folles circulent au sujet de probables nominations de hauts gradés aux postes clés de l’armée algérienne. On parle notamment du retour du général Mohamed Lamari.
C’est quoi le pouvoir en Algérie? Ou plutôt c’est qui? Qui décide? Sur le papier, on le sait, des institutions sont en place, mais ont-elles une autre fonction que celle de la figuration? Depuis près d’un demi-siècle aujourd’hui, la structure de ce pouvoir et plus globalement son anatomie et sa physiologie n’ont guère changé. Au sommet de la hiérarchie ou au centre du système si l’on préfère, que trouve-t-on? L’Armée. La haute hiérarchie militaire demeure depuis 1962 le seul “décideur”: c’est elle qui a imposé Ahmed Ben Bella en août 1962 sous la houlette de Houari Boumédiene, alors chef de l’armée des frontières stationnée à Ghardimaou en Tunisie, c’est également la même ANP qui l’a renversé le 19 juin 1965, c’est enfin cette institution qui a fait et défait les chefs d’Etat -recourant en juin 1992 à l’assassinat de Mohamed Boudiaf appelé du Maroc six mois auparavant. Et le retour de Abdelaziz Bouteflika à la tête de l’Etat en 1999 puis 2004 et 2009 pour un nouveau quinquennat ne fait que s’inscrire dans ce schéma.
Abdelaziz Bouteflika aime à rappeler qu’il a été capitaine sous le nom de “Si Abdelkader” dans les rangs de l’Armée de libération nationale -une manière de se prévaloir d’une légitimité que ce corps s’est octroyée à titre quasi-exclusif et pérenne. Or, son cursus durant ces années-là reste sujet à caution et le journaliste Mohamed Benchicou donne tous les détails à propos de “Bouteflika, une imposture algérienne”.
Clan
Ce corps militaire n’est pas pour autant d’une grande homogénéité tant certains traits de pluralisme continuent à peser de tout leur poids. C’est l’armée des frontières qui va constituer le gros de la nouvelle ANP, les maquis de l’intérieur ayant été épuisés sinon décimés par les grandes opérations militaires françaises. Ministre de la Défense dès 1952, Boumédiene cumule ces fonctions avec celles de chef d’état-major en décembre 1977 à la suite de la tentative de coup d’Etat de Tahar Zbiri, alors titulaire de ce poste. Chadli Benjeddid qui lui succède en 1979 ne change formellement rien à cette articulation: chef d’Etat, il conserve ainsi le ministère de la Défense jusqu’en 1990. Mais il ne sera jamais un chef à part entière pour plusieurs raisons liées entre elles d’ailleurs: il n’a été qu’un commandant de région (Oran) parmi cinq autres, il n’a pas fait partie du fameux “groupe d’Oujda”, un clan politico-militaire qui a organisé l’armée des frontières à l’Est et qui a aussi préparé le processus de prise de pouvoir contre le GPRA présidé par Ferhat Abbas puis par Youssef Benkhedda en 1961, enfin, n’étant qu’un candidat de compromis transactionnel, il ne peut qu’entrer dans une logique de compensation à l’égard de ses pairs. C’est ainsi qu’il délègue certaines responsabilités militaires. Telles la création d’un secrétaire général du ministère de la Défense supprimé depuis le décès -accidentel?- de Abdelkader Chabou ou le poste de chef d’état-major en 1984. (Boumediene, Kaid Ahmed, Cherif Belkacem, Abdelaziz Bouteflika, Ahmed Medeghri, Kasdi Merbah,..).
Émeutes
Pour autant, Chadli Bendjedid, par touches successives, soit des mutations soit des mises à la retraite, écarte la vieille garde de l’ANP pour la remplacer par une nouvelle génération d’officiers supérieurs. Cette politique se veut marquée du sceau de la modernisation et de la professionnalisation.
Six mois après les émeutes d’octobre 1988 à Alger, les militaires renoncent à leurs sièges au comité central du FLN en invoquant que la nouvelle Constitution institue le multipartisme. Mais leur pouvoir va-t-il en être diminué pour autant? Tant s’en faut. Ainsi, en juillet 1990, c’est Khalid Nezzar qui est nommé ministre de la Défense, fonction jusque-là assurée par le président Chadli Bendjeddid. A l’automne 1990, les services secrets passent de la tutelle du chef de l’Etat à celle du nouveau ministre de la Défense. Enfin, une loi de 1991 permet aux autorités civiles locales d’en appeler à l’armée “dans des situations exceptionnelles”, prérogative réservée jusqu’ici au seul chef de l’Etat.
Cela dit, le caractère composite de cette armée ne s’est pas atténué au cours des décennies. Elle continue en effet à s’articuler autour de structures de pouvoirs s’équilibrant et se surveillant: état-major, Sécurité militaire hier baptisée Département Renseignement et Sécurité (DRS) aujourd’hui, gendarmerie et les six grandes régions militaires (Grand Alger, Oran, Béchar, Ouargla, Constantine et Tamanrasset).
Succession
Le haut commandement fonctionne au consensus, la règle, ou plutôt la pratique privilégiée, voulant que le président de la République ne doit en aucun cas prétendre à devenir le chef à part entière, mais l’expression d’un équilibre -même fragile- entre “décideurs” militaires.
Abdelaziz Bouteflika a des rapports compliqués avec l’armée. Pour toutes sortes de raisons connues, il estime qu’elle l’a frustré de la succession de Boumédiene en 1979 en lui préférant le colonel le plus ancien dans le grade le plus élevé, en l’occurrence Chadli Bendjeddid. En janvier 1994, on reparle de sa candidature à la tête du Haut Comité d’Etat (HCE) qui finissait son mandat, mais l’ancien ministre des Affaires étrangères a refusé de se présenter devant la Conférence de dialogue national (CDN) qui faisait alors office d’assemblée et qui était présidée par Hassan Khatib, ancien commandant de la wilaya II (Alger) et ses deux vice-présidents, Abdelhak Benhamouda et Tahar Zbiri. Il a argué qu’il avait été convenu qu’il ne tiendrait son mandat que des seuls militaires. Le général Khalid Nezzar l’accusera ensuite d’avoir mis en avant un prétexte fallacieux pour ne pas assumer cette responsabilité. C’est devant cette situation imprévue que les généraux se sont tournés vers Liamine Zeroual qui était alors ministre de la Défense nationale. Bouteflika repart de nouveau vers les Emirats et il propose de nouveau ses services au cours de l’été 1998 dans la perspective de l’élection présidentielle anticipée. En décembre de cette même année, les militaires le parrainent. Il est élu pour un premier mandat au début de 1999. Elu avec un mauvais score et dans de mauvaises conditions puisque six des sept candidats en lice s’étaient retirés pour protester contre la régularité de ce scrutin, il n’ignore pas que c’est un coup de force consommé par les militaires. Il peste durant des mois contre l’incivisme des électeurs algériens ainsi que contre Paris et d’autres capitales qui avaient exprimé leurs critiques quant au déroulement de ce scrutin.
Mal-élection
Pour “blanchir” cette mal-élection, il recourt au référendum, qu’il transforme évidemment en vote plébiscitaire: il peut alors se prévaloir à bon compte d’une légitimité populaire tout terrain qu’il invoque tant auprès des contestataires de son élection que des militaires qui l’avaient installé au palais d’Al Mouradia. Son problème depuis une dizaine d’années est celui de son autonomisation par rapport à l’armée.
Sa démarche présente plusieurs traits: faire l’éloge de l’armée en tant qu’institution centrale avec ses titres de gloire (la libération nationale, les valeurs du 1er novembre, la garantie d’un Etat national,…), mais des déclarations passablement ambigües sur la responsabilité des généraux dans l’arrêt du processus électoral en janvier 1992; s’interroger aussi sur la nature du terrorisme et des groupes armés ainsi que sur le nombre des victimes en rappelant à chaque fois que les uns et les autres étaient “tous Algériens”.
Nomenklatura
Mais, dans cette même ligne, il ne manque pas de souligner qu’il refusera d’être “un trois-quarts de président” en signalant qu’on lui avait fixé des frontières et que les généraux le bridaient quelque peu dans sa politique réformatrice.De fait, il semble bien que tel n’était pas vraiment le cas comme l’a encore rappelé dernièrement le général Rachid Benyelles au début de 2009.
Le “deal” entre Bouteflika et les généraux était connu: il offrait une carte de visite internationale de nature à empêcher des poursuites devant la CPI pour les exactions et les crimes des années de sang, préservation d’une image de marque d’un régime en déficit de légitimité, continuité et régulation des grands intérêts d’une nomenklatura, durer à tout prix en faisant la confusion entre la sécurité du président, de l’état-major et d’une “Algérie utile” en privilégiant les “forces spéciales” au détriment des “unités terrestres”. Dans cette articulation, la puissante DRS dirigée par Taoufik Mediene reste l’instance centrale de décision et le bras opérationnel d’un régime qui n’a pour ambition que de se pérenniser.
Par Maroc Hebdo
Qui gouverne qui en Algérie?
À l’occasion de la fête nationale de l’Algérie, le 5 juillet, les rumeurs les plus folles circulent au sujet de probables nominations de hauts gradés aux postes clés de l’armée algérienne. On parle notamment du retour du général Mohamed Lamari.
C’est quoi le pouvoir en Algérie? Ou plutôt c’est qui? Qui décide? Sur le papier, on le sait, des institutions sont en place, mais ont-elles une autre fonction que celle de la figuration? Depuis près d’un demi-siècle aujourd’hui, la structure de ce pouvoir et plus globalement son anatomie et sa physiologie n’ont guère changé. Au sommet de la hiérarchie ou au centre du système si l’on préfère, que trouve-t-on? L’Armée. La haute hiérarchie militaire demeure depuis 1962 le seul “décideur”: c’est elle qui a imposé Ahmed Ben Bella en août 1962 sous la houlette de Houari Boumédiene, alors chef de l’armée des frontières stationnée à Ghardimaou en Tunisie, c’est également la même ANP qui l’a renversé le 19 juin 1965, c’est enfin cette institution qui a fait et défait les chefs d’Etat -recourant en juin 1992 à l’assassinat de Mohamed Boudiaf appelé du Maroc six mois auparavant. Et le retour de Abdelaziz Bouteflika à la tête de l’Etat en 1999 puis 2004 et 2009 pour un nouveau quinquennat ne fait que s’inscrire dans ce schéma.
Abdelaziz Bouteflika aime à rappeler qu’il a été capitaine sous le nom de “Si Abdelkader” dans les rangs de l’Armée de libération nationale -une manière de se prévaloir d’une légitimité que ce corps s’est octroyée à titre quasi-exclusif et pérenne. Or, son cursus durant ces années-là reste sujet à caution et le journaliste Mohamed Benchicou donne tous les détails à propos de “Bouteflika, une imposture algérienne”.
Clan
Ce corps militaire n’est pas pour autant d’une grande homogénéité tant certains traits de pluralisme continuent à peser de tout leur poids. C’est l’armée des frontières qui va constituer le gros de la nouvelle ANP, les maquis de l’intérieur ayant été épuisés sinon décimés par les grandes opérations militaires françaises. Ministre de la Défense dès 1952, Boumédiene cumule ces fonctions avec celles de chef d’état-major en décembre 1977 à la suite de la tentative de coup d’Etat de Tahar Zbiri, alors titulaire de ce poste. Chadli Benjeddid qui lui succède en 1979 ne change formellement rien à cette articulation: chef d’Etat, il conserve ainsi le ministère de la Défense jusqu’en 1990. Mais il ne sera jamais un chef à part entière pour plusieurs raisons liées entre elles d’ailleurs: il n’a été qu’un commandant de région (Oran) parmi cinq autres, il n’a pas fait partie du fameux “groupe d’Oujda”, un clan politico-militaire qui a organisé l’armée des frontières à l’Est et qui a aussi préparé le processus de prise de pouvoir contre le GPRA présidé par Ferhat Abbas puis par Youssef Benkhedda en 1961, enfin, n’étant qu’un candidat de compromis transactionnel, il ne peut qu’entrer dans une logique de compensation à l’égard de ses pairs. C’est ainsi qu’il délègue certaines responsabilités militaires. Telles la création d’un secrétaire général du ministère de la Défense supprimé depuis le décès -accidentel?- de Abdelkader Chabou ou le poste de chef d’état-major en 1984. (Boumediene, Kaid Ahmed, Cherif Belkacem, Abdelaziz Bouteflika, Ahmed Medeghri, Kasdi Merbah,..).
Émeutes
Pour autant, Chadli Bendjedid, par touches successives, soit des mutations soit des mises à la retraite, écarte la vieille garde de l’ANP pour la remplacer par une nouvelle génération d’officiers supérieurs. Cette politique se veut marquée du sceau de la modernisation et de la professionnalisation.
Six mois après les émeutes d’octobre 1988 à Alger, les militaires renoncent à leurs sièges au comité central du FLN en invoquant que la nouvelle Constitution institue le multipartisme. Mais leur pouvoir va-t-il en être diminué pour autant? Tant s’en faut. Ainsi, en juillet 1990, c’est Khalid Nezzar qui est nommé ministre de la Défense, fonction jusque-là assurée par le président Chadli Bendjeddid. A l’automne 1990, les services secrets passent de la tutelle du chef de l’Etat à celle du nouveau ministre de la Défense. Enfin, une loi de 1991 permet aux autorités civiles locales d’en appeler à l’armée “dans des situations exceptionnelles”, prérogative réservée jusqu’ici au seul chef de l’Etat.
Cela dit, le caractère composite de cette armée ne s’est pas atténué au cours des décennies. Elle continue en effet à s’articuler autour de structures de pouvoirs s’équilibrant et se surveillant: état-major, Sécurité militaire hier baptisée Département Renseignement et Sécurité (DRS) aujourd’hui, gendarmerie et les six grandes régions militaires (Grand Alger, Oran, Béchar, Ouargla, Constantine et Tamanrasset).
Succession
Le haut commandement fonctionne au consensus, la règle, ou plutôt la pratique privilégiée, voulant que le président de la République ne doit en aucun cas prétendre à devenir le chef à part entière, mais l’expression d’un équilibre -même fragile- entre “décideurs” militaires.
Abdelaziz Bouteflika a des rapports compliqués avec l’armée. Pour toutes sortes de raisons connues, il estime qu’elle l’a frustré de la succession de Boumédiene en 1979 en lui préférant le colonel le plus ancien dans le grade le plus élevé, en l’occurrence Chadli Bendjeddid. En janvier 1994, on reparle de sa candidature à la tête du Haut Comité d’Etat (HCE) qui finissait son mandat, mais l’ancien ministre des Affaires étrangères a refusé de se présenter devant la Conférence de dialogue national (CDN) qui faisait alors office d’assemblée et qui était présidée par Hassan Khatib, ancien commandant de la wilaya II (Alger) et ses deux vice-présidents, Abdelhak Benhamouda et Tahar Zbiri. Il a argué qu’il avait été convenu qu’il ne tiendrait son mandat que des seuls militaires. Le général Khalid Nezzar l’accusera ensuite d’avoir mis en avant un prétexte fallacieux pour ne pas assumer cette responsabilité. C’est devant cette situation imprévue que les généraux se sont tournés vers Liamine Zeroual qui était alors ministre de la Défense nationale. Bouteflika repart de nouveau vers les Emirats et il propose de nouveau ses services au cours de l’été 1998 dans la perspective de l’élection présidentielle anticipée. En décembre de cette même année, les militaires le parrainent. Il est élu pour un premier mandat au début de 1999. Elu avec un mauvais score et dans de mauvaises conditions puisque six des sept candidats en lice s’étaient retirés pour protester contre la régularité de ce scrutin, il n’ignore pas que c’est un coup de force consommé par les militaires. Il peste durant des mois contre l’incivisme des électeurs algériens ainsi que contre Paris et d’autres capitales qui avaient exprimé leurs critiques quant au déroulement de ce scrutin.
Mal-élection
Pour “blanchir” cette mal-élection, il recourt au référendum, qu’il transforme évidemment en vote plébiscitaire: il peut alors se prévaloir à bon compte d’une légitimité populaire tout terrain qu’il invoque tant auprès des contestataires de son élection que des militaires qui l’avaient installé au palais d’Al Mouradia. Son problème depuis une dizaine d’années est celui de son autonomisation par rapport à l’armée.
Sa démarche présente plusieurs traits: faire l’éloge de l’armée en tant qu’institution centrale avec ses titres de gloire (la libération nationale, les valeurs du 1er novembre, la garantie d’un Etat national,…), mais des déclarations passablement ambigües sur la responsabilité des généraux dans l’arrêt du processus électoral en janvier 1992; s’interroger aussi sur la nature du terrorisme et des groupes armés ainsi que sur le nombre des victimes en rappelant à chaque fois que les uns et les autres étaient “tous Algériens”.
Nomenklatura
Mais, dans cette même ligne, il ne manque pas de souligner qu’il refusera d’être “un trois-quarts de président” en signalant qu’on lui avait fixé des frontières et que les généraux le bridaient quelque peu dans sa politique réformatrice.De fait, il semble bien que tel n’était pas vraiment le cas comme l’a encore rappelé dernièrement le général Rachid Benyelles au début de 2009.
Le “deal” entre Bouteflika et les généraux était connu: il offrait une carte de visite internationale de nature à empêcher des poursuites devant la CPI pour les exactions et les crimes des années de sang, préservation d’une image de marque d’un régime en déficit de légitimité, continuité et régulation des grands intérêts d’une nomenklatura, durer à tout prix en faisant la confusion entre la sécurité du président, de l’état-major et d’une “Algérie utile” en privilégiant les “forces spéciales” au détriment des “unités terrestres”. Dans cette articulation, la puissante DRS dirigée par Taoufik Mediene reste l’instance centrale de décision et le bras opérationnel d’un régime qui n’a pour ambition que de se pérenniser.
Par Maroc Hebdo
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