Cheikh Khaled Bentounès (Guide spirituel de la zaouia alawiya)« On me fait un procès d’inquisition comme on l’a fait pour Copernic »
Le destin a rattrapé le jeune Bentounès à 25 ans pour succéder à son père comme guide de la zaouia alawiya qui fête cette année son centenaire. Retour sur un parcours hors du commun en compagnie d’un homme qui a toujours combattu les intégrismes.
On reconnaît la tarîqa alawya à son ancrage dans la modernité, d’où vient cet héritage ?
Incontestablement du cheikh El Alaoui en personne. Mon grand-père, mon père et moi-même n’en sommes que les continuateurs. Souvenons-nous, au début des années 1920, cheikh El Alaoui s’affirmait déjà comme un homme des médias. C’est unique dans l’histoire des zaouias qu’un cheikh prenne conscience de la nécessité de communiquer. Il avait créé deux journaux, et lorsque l’administration coloniale avait ordonné à l’imprimeur de ne pas tirer El Balagh, le cheikh a acheté une rotative. Cette dernière est encore là, c’était pour ne plus dépendre de personne et avoir son autonomie. Ma grand-mère me racontait que très jeune, son père l’attachait avec une corde afin qu’elle puisse se baigner sans risque dans une piscine qu’il avait aménagée en bord de mer. Nous sommes en 1920 ! Cheikh El Alaoui n’avait aucun complexe vis-à-vis de l’Occident. Dès le début, il avait acquis la conviction qu’il fallait être au cœur de la modernité et de la civilisation occidentale, de s’interroger et comprendre que les enjeux futurs dépendent de l’harmonie entre l’Orient et l’Occident. Il cherchait un équilibre entre une matérialité humanisée et une spiritualité affranchie des traditions empiriques et rétrogrades.
Comment cette ambiance vous a baigné ?
J’ai vécu dans cette ambiance, au milieu d’oulémas (savants de la foi) qui m’apprenaient le Coran, la charia, Sidi Khlil… On apprenait par cœur des livres entiers, ce qui nous embêtait un peu en tant qu’enfants, mais il fallait les apprendre ! A côté de ça, nous avions des sages qui remettaient tout en question, voire en dérision ! Ce qui cultivait notre esprit critique, une éducation de l’ouverture, où il n’y avait aucune vérité acquise. Il n’y avait aucun tabou et tout était pétri dans la sincérité, c’est important la sincérité.
- Ce qui explique cette caractéristique chez la tarîqa, l’absence de tabous, alors que Mostaganem était connue pour son rigorisme ; filles et garçons, dès le jeune âge, apprennent à se côtoyer et activer en mixité…
C’est vrai que filles et femmes sont présentes dans nos activités, mais c’est ce qui caractérise une école de la vie. Nous sommes totalement ancrés dans la tradition, mais nous sommes également dans la modernité. C’est un mixage d’une tradition millénaire et d’une modernité assumée. Nous sommes conscients que si on refuse à nos jeunes de vivre dans leur temps, ils vivront cachés. C’est pourquoi nous voulons qu’ils s’assument pleinement, dans une ouverture d’esprit et en toute responsabilité.
- Il y a également cette absence totale du voile…
Il est préférable de vivre pleinement, dans la société, sans se cacher derrière un habit imposé. Il est préférable pour la femme de s’habiller comme elle le souhaite, avec ou sans voile. Nous voulons lui enlever le voile intérieur, celui qui est dans les esprits, c’est ça l’ouverture que nous enseignons.
- Comment expliquer qu’à la zaouia ça marche alors que le voile est imposé par la société ?
Parce qu’à la zaouia, nous enseignons la liberté. Nous cherchons à rendre à l’homme sa liberté, Dieu dit « La Ikraha fi Din », « pas de contraintes en religion », Dieu n’impose rien à personne. Comment un homme peut-il s’arroger ce droit ? Pourquoi notre société s’est figée ? Tout le monde sait que partout tout le monde boit de l’alcool, prend de la drogue, et la société fait semblant de ne pas savoir, alors que les maux sociaux sont une réalité !
- A la disparition de votre père, vous aviez 25 ans, étiez-vous préparé à ce lourd héritage ?
Préparé ? Je n’en sais rien. J’avais quitté le pays pour ne jamais y revenir. J’avais construit ma vie ailleurs.
- En faisant quoi ?
J’étais en France et j’avais mes salons de prêt-à-porter. J’avais mes mannequins et je produisais en Turquie et vendais en Afghanistan, en Inde, au Pakistan, en Grèce, au Mexique, au Maroc. J’avais obtenu la représentation de marques françaises et j’envisageais d’ouvrir des boutiques dans le Golfe. En 1973, les prix du pétrole ayant flambé, j’aurais pu finir « bêtement » comme un richissime homme d’affaires, j’aurais gagné beaucoup d’argent et gâché ma vie.
- Ça devait être très dur, à 25 ans, de laisser tomber autant de projets…
Au début, ce fut très dur ! D’abord, j’ai refusé de succéder à mon père, mais la décision avait été prise par les sages, à mon insu, bien avant que je n’arrive de l’étranger. Puis, une fois l’enterrement effectué, on est obligés de désigner un successeur par la remise par les grands sages de leurs chapelets. A ce moment, je fus stupéfait, je leur disais : « Vous vous trompez de personne », et je le criais haut et fort ! J’avais alors des cheveux longs, je portais un jean et un blouson en cuir comme les jeunes de l’époque, et je leur disais que je n’en voulais pas ! J’étais convaincu que je n’avais plus rien à faire avec eux, dans ce pays… Puis voilà, je me retrouve avec cet héritage sur les bras. Je ne savais pas par où commencer, puis il y avait ces sages qui m’entouraient de leur bénédiction et de leur affection. Ce sont eux qui vont m’aider à comprendre ma nouvelle mission. J’allais vivre une année avec un feu dans ma poitrine. La nuit, je hurlais de douleur, ma femme en est témoin, je vomissais tout ce que j’avalais, j’ai consulté plusieurs médecins, sans que personne ne trouve de remède. Puis progressivement, je rentrais dans mon nouveau destin, ce fut une sorte de renaissance ou de réincarnation. Un être s’éteignait et l’autre renaissait dans un même corps. J’acceptais ce rôle malgré moi, car je ne suis pas un savant ni un intellectuel, je ne suis que ce que l’on m’a appris, un serviteur ! C’est ma place, je la connais, Dieu merci.
- Dans l’histoire, y a-t-il un antécédent où un si jeune disciple succède au maître ?
Oui, mon propre père, El Hadj El Mehdi ! Il a été cheikh à 24 ans et c’était le premier cheikh sans barbe ! Il est mort à 47 ans.
Le destin a rattrapé le jeune Bentounès à 25 ans pour succéder à son père comme guide de la zaouia alawiya qui fête cette année son centenaire. Retour sur un parcours hors du commun en compagnie d’un homme qui a toujours combattu les intégrismes.
On reconnaît la tarîqa alawya à son ancrage dans la modernité, d’où vient cet héritage ?
Incontestablement du cheikh El Alaoui en personne. Mon grand-père, mon père et moi-même n’en sommes que les continuateurs. Souvenons-nous, au début des années 1920, cheikh El Alaoui s’affirmait déjà comme un homme des médias. C’est unique dans l’histoire des zaouias qu’un cheikh prenne conscience de la nécessité de communiquer. Il avait créé deux journaux, et lorsque l’administration coloniale avait ordonné à l’imprimeur de ne pas tirer El Balagh, le cheikh a acheté une rotative. Cette dernière est encore là, c’était pour ne plus dépendre de personne et avoir son autonomie. Ma grand-mère me racontait que très jeune, son père l’attachait avec une corde afin qu’elle puisse se baigner sans risque dans une piscine qu’il avait aménagée en bord de mer. Nous sommes en 1920 ! Cheikh El Alaoui n’avait aucun complexe vis-à-vis de l’Occident. Dès le début, il avait acquis la conviction qu’il fallait être au cœur de la modernité et de la civilisation occidentale, de s’interroger et comprendre que les enjeux futurs dépendent de l’harmonie entre l’Orient et l’Occident. Il cherchait un équilibre entre une matérialité humanisée et une spiritualité affranchie des traditions empiriques et rétrogrades.
Comment cette ambiance vous a baigné ?
J’ai vécu dans cette ambiance, au milieu d’oulémas (savants de la foi) qui m’apprenaient le Coran, la charia, Sidi Khlil… On apprenait par cœur des livres entiers, ce qui nous embêtait un peu en tant qu’enfants, mais il fallait les apprendre ! A côté de ça, nous avions des sages qui remettaient tout en question, voire en dérision ! Ce qui cultivait notre esprit critique, une éducation de l’ouverture, où il n’y avait aucune vérité acquise. Il n’y avait aucun tabou et tout était pétri dans la sincérité, c’est important la sincérité.
- Ce qui explique cette caractéristique chez la tarîqa, l’absence de tabous, alors que Mostaganem était connue pour son rigorisme ; filles et garçons, dès le jeune âge, apprennent à se côtoyer et activer en mixité…
C’est vrai que filles et femmes sont présentes dans nos activités, mais c’est ce qui caractérise une école de la vie. Nous sommes totalement ancrés dans la tradition, mais nous sommes également dans la modernité. C’est un mixage d’une tradition millénaire et d’une modernité assumée. Nous sommes conscients que si on refuse à nos jeunes de vivre dans leur temps, ils vivront cachés. C’est pourquoi nous voulons qu’ils s’assument pleinement, dans une ouverture d’esprit et en toute responsabilité.
- Il y a également cette absence totale du voile…
Il est préférable de vivre pleinement, dans la société, sans se cacher derrière un habit imposé. Il est préférable pour la femme de s’habiller comme elle le souhaite, avec ou sans voile. Nous voulons lui enlever le voile intérieur, celui qui est dans les esprits, c’est ça l’ouverture que nous enseignons.
- Comment expliquer qu’à la zaouia ça marche alors que le voile est imposé par la société ?
Parce qu’à la zaouia, nous enseignons la liberté. Nous cherchons à rendre à l’homme sa liberté, Dieu dit « La Ikraha fi Din », « pas de contraintes en religion », Dieu n’impose rien à personne. Comment un homme peut-il s’arroger ce droit ? Pourquoi notre société s’est figée ? Tout le monde sait que partout tout le monde boit de l’alcool, prend de la drogue, et la société fait semblant de ne pas savoir, alors que les maux sociaux sont une réalité !
- A la disparition de votre père, vous aviez 25 ans, étiez-vous préparé à ce lourd héritage ?
Préparé ? Je n’en sais rien. J’avais quitté le pays pour ne jamais y revenir. J’avais construit ma vie ailleurs.
- En faisant quoi ?
J’étais en France et j’avais mes salons de prêt-à-porter. J’avais mes mannequins et je produisais en Turquie et vendais en Afghanistan, en Inde, au Pakistan, en Grèce, au Mexique, au Maroc. J’avais obtenu la représentation de marques françaises et j’envisageais d’ouvrir des boutiques dans le Golfe. En 1973, les prix du pétrole ayant flambé, j’aurais pu finir « bêtement » comme un richissime homme d’affaires, j’aurais gagné beaucoup d’argent et gâché ma vie.
- Ça devait être très dur, à 25 ans, de laisser tomber autant de projets…
Au début, ce fut très dur ! D’abord, j’ai refusé de succéder à mon père, mais la décision avait été prise par les sages, à mon insu, bien avant que je n’arrive de l’étranger. Puis, une fois l’enterrement effectué, on est obligés de désigner un successeur par la remise par les grands sages de leurs chapelets. A ce moment, je fus stupéfait, je leur disais : « Vous vous trompez de personne », et je le criais haut et fort ! J’avais alors des cheveux longs, je portais un jean et un blouson en cuir comme les jeunes de l’époque, et je leur disais que je n’en voulais pas ! J’étais convaincu que je n’avais plus rien à faire avec eux, dans ce pays… Puis voilà, je me retrouve avec cet héritage sur les bras. Je ne savais pas par où commencer, puis il y avait ces sages qui m’entouraient de leur bénédiction et de leur affection. Ce sont eux qui vont m’aider à comprendre ma nouvelle mission. J’allais vivre une année avec un feu dans ma poitrine. La nuit, je hurlais de douleur, ma femme en est témoin, je vomissais tout ce que j’avalais, j’ai consulté plusieurs médecins, sans que personne ne trouve de remède. Puis progressivement, je rentrais dans mon nouveau destin, ce fut une sorte de renaissance ou de réincarnation. Un être s’éteignait et l’autre renaissait dans un même corps. J’acceptais ce rôle malgré moi, car je ne suis pas un savant ni un intellectuel, je ne suis que ce que l’on m’a appris, un serviteur ! C’est ma place, je la connais, Dieu merci.
- Dans l’histoire, y a-t-il un antécédent où un si jeune disciple succède au maître ?
Oui, mon propre père, El Hadj El Mehdi ! Il a été cheikh à 24 ans et c’était le premier cheikh sans barbe ! Il est mort à 47 ans.
Commentaire