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Les marins abandonnés avec leurs navires en Turquie

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  • Les marins abandonnés avec leurs navires en Turquie

    Les deux marins hirsutes semblent aussi délabrés que leur navire. "On attend l'arrivée d'un orage, comme ça on pourra prendre une douche", espère l'un d'eux en lavant sa vaisselle à l'eau de mer. A bord du Bouchkin, il n'y a plus une goutte d'eau potable ni de fioul pour le générateur. Pour manger, cette semaine-là, les deux infortunés ont revendu quelques seaux de peinture à des pêcheurs et s'en remettent à la solidarité des gens de la mer.

    Le cargo est abandonné depuis février, ancré près des côtes de Pendik, sur la rive asiatique d'Istanbul en Turquie. "Ces deux gars n'ont vu personne depuis des mois. Ils ont des problèmes d'argent, des problèmes psychiatriques", observe Pascal Pouille, inspecteur mandaté par la Fédération internationale des travailleurs du transport (ITF), qui conduit une mission en Turquie pour évaluer l'ampleur du phénomène.

    Car depuis que la récession frappe le port d'Istanbul, plaque tournante du trafic maritime pour toute la région de la mer Noire, des dizaines de navires se retrouvent en perdition. Selon le syndicat turc des travailleurs de la mer, jusqu'à 400 ou 500 bateaux pourraient se trouver dans une situation critique avec, à leur bord, des hommes épuisés, en voie de clochardisation. Ils restent alignés le long des côtes, de part et d'autre de l'embouchure du détroit, parfois pendant de longs mois.

    Englués en pleine crise économique, ces navires sont laissés à l'abandon par leurs armateurs. La situation devient préoccupante. Cet hiver, déjà, plusieurs marins sont morts de froid. L'ITF vient de créer un fonds spécial d'aide humanitaire pour venir en aide aux naufragés du Bosphore.

    Autour du Bouchkin, des dizaines de bateaux poubelles sombrent lentement dans l'oubli. Ils sont près d'une centaine, dans une zone où en théorie, les navires n'ont pas le droit de stationner. "Tous bons pour la casse", observe Ural Cagirici, de l'association de solidarité avec les travailleurs de la mer. Pascal Pouille et son équipe tentent de repérer les situations les plus critiques. Quatre ou cinq cargos rongés par la rouille sont déserts, les équipages, probablement turcs, ont pu rentrer chez eux. Vient ensuite le Fima, une épave flottante avec un pavillon de la Sierra Leone, enregistré au Panama. Le capitaine, un Russe, refuse de laisser monter l'ITF à bord. "Lui, il a quelque chose à cacher", en déduit Pascal Pouille.

    Plus loin, les inspecteurs grimpent le long de la coque de l'Aura, battant pavillon d'Antigua et bloqué depuis deux mois. Là, le dernier ravitaillement date d'une semaine et les hommes de bord, ukrainiens, qui ne sont plus payés depuis huit mois, ont appelé au secours. Impossible de descendre à terre, faute de visa. L'ITF tentera d'intervenir auprès du consulat ukrainien pour organiser leur rapatriement. "Souvent, explique Pascal Pouille, ils ne veulent pas quitter le navire, dans l'espoir qu'un chargement arrive et que leurs salaires soient débloqués. Mais pour ces cas-là, les compagnies ne paieront pas. Les bateaux sont saisis par la justice mais ne peuvent pas être revendus, il ne valent plus rien."

    Pour le propriétaire du bateau, le calcul est vite fait. Les arriérés de salaires sur l'Aura se montent à 110 000 dollars (78 000 euros) et le coût d'exploitation est d'environ 3 000 dollars par jour. Les 910 tonnes de ferraille du navire valent à peine 140 000 dollars sur un marché qui s'est effondré au cours des derniers mois. L'Aura risque donc de ne jamais repartir. "Il y a au moins 30 % de navires en trop en circulation", estime Ural Cagirici.

    Dans les années d'euphorie qui ont précédé la crise, expliquent les professionnels, tous les cargos disponibles étaient utilisés, les carnets de commandes des chantiers navals, pleins pour cinq ans. "Les prix du fret étaient montés à un tel niveau que tous les vieux bateaux sont restés sur le marché plutôt que de partir à la casse, poursuit Ural Cagirici. Il y a trois ans, la demande de transport était supérieure à l'offre. Aujourd'hui, c'est l'inverse, il y a plus de bateaux mais moins de charges à transporter."

    Beaucoup de petites compagnies de la région se retrouvent au bord de la faillite. Et le détroit du Bosphore, par lequel transitent environ 4 000 navires chaque mois, est devenu un lieu d'attente pour les bateaux sans cargaison. Une situation aggravée par le fait que la région de la mer Noire est "une zone grise du commerce maritime mondial, qui est déjà en soi une jungle", selon Pascal Pouille, où les armateurs jonglent avec les pavillons et avec les législations. "Les premiers à en souffrir, ce sont les marins", dit-il.

    Le projet lancé par l'ITF vise à faire signer une convention collective par les pays du pourtour de la mer Noire.

    Par le Monde
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