Le parti ultrason
par Kamel Daoud
Contrairement à ce qu'on peut croire lorsqu'on est étranger à cette terre, le discours le plus virulent contre l'état de l'Etat n'est pas celui des oppositions, ici ou en exil, ni celui de quelques journaux privés, mais celui de la vaste et mondaine famille des «ex». C'est-à-dire ex-chef de gouvernement, ex-ministre, ex-wali, ex-général, ex-haut cadre ou ex-personnalité nationalité tombée dans le rouage des feuilles mortes. C'est en rencontrant ces gens-là, le long de son périple de journaliste, que l'on peut collectionner les bonnes feuilles d'un procès dur d'un Etat algérien en décomposition perpétuelle. Une sorte de «vue de l'intérieur» des véritables raisons de ce qui a été fait derrière l'écran de l'ENTV, pendant que nous y étions fixés comme des papillons en vrac attendant que Boumediene se réincarne. par Kamel Daoud
En règle générale, un dîner «intime» avec ces gens-là vaut dix mille livres d'histoire non assermentés. Eduqué à voir l'Etat comme une institution majeure, on y apprend qu'il s'agit d'hommes parfois plus lamentables que nous, animés par la salive ou la matraque, coupables de décisions que l'on croyait historiques là où il ne s'agissait que de faiblesses humaines, de quelques tenaces cupidités et d'amours déçus transformés en panique face à la fuite du temps. Le discours des «ex» en Algérie est terrible à entendre et n'a pas d'issue dans l'histoire. On ne peut ni le relater dans les journaux, ni l'assumer en public, ni en utiliser l'amertume pour une quelconque révolution, ni en user pour redresser ce pays penché dangereusement sur le vide. On peut tout juste l'écouter avec horreur vous raconter comment un bas-ventre insatisfait peut décider de quelques vastes nominations stratégiques pour l'Algérie et comment de tenaces animosités peuvent donner sens à ce que l'on croyait être des luttes de classes au sens marxiste du terme.
Les «ex», de véritables historiens assis, sont en effet le plus grand parti d'opposition en Algérie. Leur seul handicap, est qu'ils sont sortis de l'histoire et qu'un devoir d'omerta les oblige à un discours en ultrason qu'ils ne partagent avec tout le monde. On ne «descend» pas facilement du maquis de l'Etat et on ne peut pas parler dans les rues avec impunité car pour y avoir été admis, on traîne souvent des casseroles véritables ou fabriquées. Et là où on croit que le plus grand nombre de barbus c'est chez les islamistes qu'on le trouve, on découvre que c'est dans le Pouvoir qu'il faut en faire le décompte. La raison ? «Tout le monde s'y tient par la barbe», répètent souvent les «ex» avec ce sourire tellement particulier qui résume l'intelligence et son impuissance à faire bouger le moindre caillou sur le chemin de la nation. Dieu ! Pourquoi faut-il qu'à chaque fois dans notre histoire ce sont les morts, ou presque, qui ont raison, savent la vérité et peuvent en témoigner sans pouvoir quitter leurs tombes ?
Le Quotidien d 'Oran
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