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De l'humanisme...

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  • De l'humanisme...

    En mémoire d'Ernesto Sabato à travers un passage tiré de son livre "La résistance" (2001)

    En cette nuit d’été, la lune brille par intermittence. Je rentre chez moi entre des magnolias et des palmiers, des jasmins et d’immenses araucarias, et je m’arrête pour observer la trame que les plantes grimpantes ont tissée sur la façade de cette maison qui n’est plus qu’une ruine aimee aux volets à demi décomposés et dégondés; et pourtant, justement à cause de cette vieillesse pareille à la mienne, je comprends que je ne la changerais pour aucune autre maison au monde.

    Il est une valeur que l’homme cultive dans le fond de son âme et que les autres, le plus souvent, ne remarquent pas : c’est la fidélité ou la trahison à ce en quoi il voit sa destinée ou sa vocation.
    Notre destinée, comme tout ce qui est humain, ne se manifeste pas dans l’abstrait mais s’incarne dans un fait, un endroit quelconque, dans un visage aimé ou dans une humble naissance aux confins d’un empire. Ni l’amour, ni les rencontres décisives, ni les désaccords profonds ne sont le fruit du hasard ; ils nous sont mystérieusement destinés. Combien de fois n’ai-je pas été surpris de constater qu’entre les milliards d’êtres qui sont au monde nous rencontrons ceux qui, d’une manière ou d’une autre, détiennent les clefs de notre sort! On dirait que nous appartenons à la même Confrérie secrète, ou aux chapitres du même livre. Nous ne savons jamais si nous les reconnaissons parce que nous les cherchions ou si nous les cherchions parce qu’ils hantaient les parages de notre destin.

    Notre destin se manifeste par des signes et des indices infimes que nous reconnaissons comme décisifs par la suite. Ainsi, nous nous croyons souvent perdus alors qu’en fait nous nous dirigeons vers un but précis, parfois clairement défini par notre volonté et en certaines occasions, peut-être les plus déterminantes de notre existence, par une volonté dont nous-mêmes ignorons tout ; puissante et irrésistible, elle nous conduit là où nous devons découvrir les êtres ou les choses qui, d’une façon ou d’une autre, ont été, sont ou seront destinées à jouer un rôle primordial dans notre vie, soit en favorisant ou en entravant nos désirs apparents, soit en exaspérant nos anxiétés ou en leur faisant obstacle, ou encore, et c’est là le plus étonnant, en se révélant à la longue plus clairvoyants que notre volonté consciente.

    Nos vies nous apparaissent parfois comme des scènes isolées, plus ou moins proches les unes des autres, contingentes, pareilles à des feuilles légères emportées par le souffle déchaîné et gratuit du temps. Ma mémoire est composée de fragments d’existence, statiques et éternels : parmi eux, le temps ne passe pas, et certaines des choses qui se sont produites à de nombreuses années d’écart peuvent être réunies, d’autres rattachées ou amalgamées par d’étranges sympathies et antipathies. Parfois encore, elles se présentent à la conscience unies par des liens absurdes mais indissolubles, comme une chanson, une plaisanterie ou une haine commune. Le fil qui les unit maintenant pour moi et les fait surgir l’une à la suite de l’autre est une certaine férocité dans la quête de quelque chose d’absolu, une certaine perplexité, celle qui relie des mots tels que fils, Amour, Dieu, péché, pureté, mer, mort.

    Mais je ne crois pas au destin en tant que fatalité, comme dans la tragédie grecque, ou le fameux tango qui dit : Contre le destin, nul ne peut rien. Parce que, s’il en allait ainsi, pourquoi écrirais-je? Je crois que la liberté nous a été donnée pour que nous remplissions une mission et, sans liberté; rien ne vaut la peine d’être vécu. Plus encore, je crois que la liberté qui est à notre portée est plus grande que celle que nous osons vivre. Il suffit de lire l’Histoire, ce grand maître, pour voir combien de chemins l’homme a pu ouvrir à la force du poignet, combien l’homme a modifié le cours des événements,
    avec peine, amour, fanatisme. Mais si nous ne nous laissons pas émouvoir par ce qui nous entoure, nous ne pourrons être solidaires de rien ni de personne. Nous serons ce que l’on pourrait appeler une « unité alvéolaire » - expression qui donne le frisson - pour désigner l’être humain de notre temps, cet individu qui crée autour de lui d’autres alvéoles où il s’enferme, dans son appartement fonctionnel, dans la part de travail limitée qui lui est confiée, dans son emploi du temps. N’oublions pas que jadis les travaux des champs, la pêche, la cueillette des fruits, l’artisanat, les forges, les ateliers de couture, les entreprises rurales rassemblaient les gens et les unissaient humainement en un effort commun. C’est l’intuition de la rupture de cet équilibre qui a conduit les ouvriers du XVIIIe siècle à se rebeller contre les machines, à vouloir les jeter au feu. Aujourd’hui, les hommes tendent à se rassembler en masses pour s’adapter à la fonctionnalité croissante et absolue que le système impose toujours plus durement, d’heure en heure. Mais entre la vie dans les grandes villes, qui les engloutit comme une tempête de sable dans un désert, et l’habitude de regarder la télévision, qui les pousse à accepter tout ce qui peut se produire sans se sentir responsables, la liberté est en péril. Un péril aussi redoutable que la formule de Jünger : "Si les loups contaminent la masse, un jour funeste viendra où le troupeau ne sera plus qu’une horde."
    Dernière modification par Tad, 21 décembre 2005, 14h50.

  • #2
    Ce danger qui nous guette est paradoxalement un espoir, pour peu que la mentalité de l’homme change. S’il en allait ainsi, nous pourrions récupérer cette maison qui nous a été remise, comme disent les mythes fondateurs. L’histoire se renouvelle sans cesse. Il ne faut pas, malgré les désillusions, les frustrations accumulées, douter de la valeur des efforts de chaque jour. Bien que simples et modestes, ce sont de tels efforts qui ont imprimé un nouveau cours à l’histoire, ouvert un nouveau passage au torrent de la vie.

    L’attachement de l’homme à la simplicité et à l’environnement immediat s’accentue avec l’âge, et plus nous nous dépouillons de nos projets, plus nous nous rapprochons de la terre de nos jeunes années, non pas de la terre entière, mais de ce petit, de cet infime morceau de terre où s’est deroulée notre enfance, avec ses jeux et sa magie, l’irrécupérable magie de l’irrécuperable enfance. Alors, nous nous souvenons d’un arbre, du visage d’un ami, d’un chien, d’un chemin poussiéreux, d’une sieste estivale, avec son chant de cigales et son murmure de ruisseau. De choses de ce genre. Pas de grandes, mais de petites, de très modestes choses qui, en l’être humain, acquièrent pourtant une importance inimaginable, surtout quand l’homme qui va mourir ne trouve de protection que dans le souvenir, si terriblement incomplet, si diaphane et immatériel de cet arbre, de ce ruisseau de son enfance, dont il est séparé par les abîmes du temps et de vastes distances.

    C’est ainsi que nous pouvons voir des vieillards qui ne parlent presque pas et passent leurs journées à regarder au loin, alors qu’en fait leur regard est plongé en eux-mêmes, au plus profond de leur mémoire. Parce que la mémoire est ce qui résiste au temps et à ses pouvoirs de destruction, qu’elle est en quelque sorte la forme que peut revêtir l’éternité dans la mutabilité incessante. Et même si nous (notre conscience, nos sentiments, notre douloureuse expérience) avons changé avec les armées, si notre peau, nos rides sont devenues les preuves tangibles de cette mutabilité, il y a quelque chose en l’être humain, en ses profondeurs, dans les régions les plus obscures, qui se raccroche de toutes ses forces à l’enfance et au passé, à l’espèce et à la terre, à la tradition et aux rêves, et parait résister à ce tragique processus en préservant l’éternité de l’âme dans l’humble prière.

    Il a fallu une crise générale de la société pour que ces vérités simples mais humaines resurgissent dans toute leur vigueur. Nous allons courir à notre perte si nous n’inversons pas avec vigueur et amour ce mouvement qui fait de nous des adorateurs de la télévision, des enfants attardés qui ont passé l’âge de jouer dans leur parc. Si Dieu existe, qu’il nous en préserve.
    Des images d’hommes et de femmes luttant contre l’adversité me reviennent en mémoire, comme cette petite Indienne enceinte, presque une enfant, que j’ai rencontrée dans la province du Chaco et qui m’a arraché des larmes d’émotion parce qu’elle bénissait la vie qu’elle portait en elle malgré la misère et les privations.

    Combien est admirable, maigre tout, l’être humain, cette créature si dérisoire et éphémère, si souvent écrasée par les tremblements de terre et les guerres, si cruellement mise à l’épreuve par les incendies, les naufrages, les épidémies, la mort des enfants et des parents ! Oui, j’ai une espérance folle liée paradoxalement à notre pauvreté existentielle actuelle, et au désir que je décèle en de nombreux regards : quelque chose de grand va nous astreindre à veiller ardemment sur la terre qui nous porte.

    Tandis que je parle ainsi, une vision s’impose à moi, me suggère que le grand cauchemar a pris fin, comme si nous avions compris que toute considération abstraite, même si elle concerne des problèmes humains, ne peut consoler aucun homme, ni atténuer aucune des tristesses et des angoisses qui assaillent les êtres de chair et de sang, les pauvres êtres aux regards anxieux (dirigés vers qui, vers quoi ?) qui ne vivent que d’espoir.

    Alors que la fatigue pèse déjà sur moi en cette nuit de novembre, l’araucaria, devant ma fenêtre, me rappelle l’amour que mon ami Tortorelli vouait à ses arbres. C’était émouvant, parfois il en embrassait un qui éveillait en lui le souvenir de l’époque où il avait été garde forestier. Nous avons eu le bonheur de parcourir en sa compagnie, en Patagonie, des endroits
    très impressionnants, comme les forêts pétrifiées, les bosquets de myrtes, et des bois où s’élèvent des arbres millénaires. Il nous disait, caressant les troncs d’araucarias et de hêtres colossaux encore vivants :
    « Songez un instant qu’à la naissance et à la chute de l’Empire romain, au moment où les Grecs et les Troyens s’affrontaient pour Hélène, cet arbre était là, qu’il était là quand Romulus et Remus ont fondé Rome, quand le Christ est né. Et quand Rome dominait le monde, et quand elle est tombée. Des empires ont vécu, des guerres interminables se sont déroulées, il y a eu les Croisades, la Renaissance, et toute l’histoire de l’Occident jusqu’à nos jours, et ils sont toujours là. » Il nous a dit aussi que les vents humides du Pacifique déversaient toutes les précipitations sur le versant chilien, et qu’un incendie de ce côté de la cordillère était sans remède, parce que, une fois les arbres morts, le désert s’étendait inexorablement. Puis, il nous a conduits jusqu’aux confins de la steppe patagonne et nous a montré les cyprès tordus et souffreteux qui, pour reprendre son expression, « protègent l’arrière-garde ». Durs et stoïques, pareils à une légion-suicide, ils livrent l’ultime combat contre l’adversité.

    Je crois au dialogue, je crois à la dignité de la personne, à la liberté. J’ai la nostalgie, presque anxieuse, d’un infini, mais humain, à notre mesure.

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    • #3
      "lheqq amek ara yilli,
      ma hkemnagh wid it yettsun ?
      ay amghar ak nesteqsi,
      d ac'akka ad yettsnulfun ?"

      "Comment la justice peut être,
      quand ceux qui nous gouvernent l'ont oublié
      Dis nous, grand sage,
      ce qu'il va se produire"

      Ait Menguellet


      Un autre extrait...

      Je voudrais vous parler de Buenos Aires. Même si je n’y habite pas et ne pourrais le supporter. Mais c’est ma ville, et je la subis. Elle représente pour moi, d’une certaine manière, le paradigme de l’existence que l’on mène dans les capitales où vivent, ou survivent, des millions d’habitants. Auparavant, j’aimerais refaire le point sur l’état du monde, que nous connaissons tous, avec l’espoir qu’en me répétant, comme la goutte d’eau qui use la pierre, ou les coups que l’on frappe avec insistance sur une porte close, nous pourrons voir un jour les choses telles qu’elles sont inverser leur cours. Peut-être le phénomène s’amorce-t-il déjà : la lumière filtre entre les failles de la vieille civilisation.

      Nous assistons à la déroute complète de la culture occidentale. Le monde s’effrite et menace de s’effondrer, ce monde qui, pour comble d’ironie, est le résultat de la volonté de l’homme, de sa tentative prométhéenne de domination.
      Les guerres qui combinent à la férocité de toujours la mécanisation inhumaine, les dictatures totalitaires, l’aliénation de l’homme, la destruction catastrophique de la nature, la névrose collective et l’hystérie généralisée nous ont enfin ouvert les yeux et montré le monstre que nous avons engendre et élevé avec orgueil.
      La fameuse science qui devait résoudre tous les problèmes physiques et métaphysiques de l’homme a permis de faciliter la constitution d’États gigantesques, de démultiplier les pouvoirs de destruction et de mort, avec ses champignons atomiques et ses nuages apocalyptiques.

      D’heure en heure, le pouvoir se concentre et se globalise davantage de par le monde. Vingt ou trente entreprises, telle une bête sauvage totalitaire, le tiennent entre leurs griffes. Des continents entiers sont plongés dans la misère alors que la technologie gagne les cimes, on atteint des possibilités de vie stupéfiantes tandis que des millions d’hommes sont privés de travail, de foyer, d’assistance médicale, d’éducation. La culture de masse a fait des ravages, il est difficile de trouver la moindre originalité en tout un chacun, et le processus s’étend aux régions, aux villages reculés ; voila ce qu’on appelle la mon-diabsation.

      Quelle horreur ! Ne comprenons-nous donc pas que la perte des particularités nous prépare à la reproduction par clonage? Les gens n’osent plus prendre des décisions qui rendraient la vie plus humaine de peur de perdre leur travail, d’être licenciés, d’aller rejoindre ces multitudes en quête forcenée d’un emploi qui leur évite de tomber dans la misère, qui les sauve. L’inégalité radicale à l'accès aux biens de consommation a supprimé la classe moyenne, et la souffrance de millions d’êtres humains condamnés à la misère est sans cesse exposée aux regards de tous, d’autant plus violemment que nous fermons les yeux devant cette réalité.

      Bientôt, nous ne pourrons même plus trouver du plaisir à l’étude ou à la musique parce que les questions que nous imposera la vie sur nos valeurs suprêmes, sur la signification de la responsabilité humaine, seront trop pressantes.

      La crise actuelle n’est pas la crise du système capitaliste, comme beaucoup se l’imaginent. C’est la remise en cause d’une conception du monde et de la vie fondée sur l’idolâtrie de la technique et de l’exploitation de l’homme. Pour obtenir de l’argent, tous les moyens ont été bons. Cette quête de la richesse n’a-pas été menée pour tous, pour tous les pays, toutes les communautés ; elle l’a été sans que l’on tienne compte de l’histoire et du respect de la terre. Non, elle ressemble plutôt, malheureusement, à la débandade qui suit un tremblement de terre où, au milieu du chaos, chacun sauve ce qu’il peut. Il est indéniable que la société actuelle s’est développée dans un but de conquête, où être puissant signifie faire main basse sur les biens, et où l’exploitation s’est étendue à toutes les régions possibles du monde.

      L’économie dominante affirme que la surpopulation mondiale ne peut être assumée par la société actuelle. Cette phrase me donne le frisson : elle est suffisante pour que les pouvoirs maléfiques justifient la guerre. Les guerres ont toujours reçu le soutien de larges secteurs de la population, qui en tirent profit. Tout homme se doit de veiller, comme un guetteur, afin que cela ne se produise jamais. Le « sauve qui peut » n’est pas seulement immoral, il n’a aujourd’hui plus aucun sens.
      Les croyances et la réflexion, les ressources et les inventions ont été mises au service de la conquête. Les colonialismes et les empires de toutes sortes ont, dans des luttes sanglantes, pulvérisé les traditions et profane des valeurs millénaires, ravalant au rang d’objets quelconques la nature, puis les désirs des êtres humains. C’est pourtant dans le désir que s’annonce, mystérieusement encore, un changement. Je le sens dans les hommes qui m’abordent dans les rues et dans la jeunesse du monde entier. Mais c’est en la femme que réside, de la manière la plus absolue, le désir de protéger la vie.

      Le fait que les tribunaux se soient avilis et que l’on ne croie plus à la justice donne l’impression que la démocratie est un système incapable de découvrir et de punir les coupables, réduit à un bouillon de culture favorable à la corruption. En réalité, il n’est possible dans aucun autre système de dénoncer cette corruption. Ce n’est pas qu’elle n’existe pas dans ces autres systèmes, au contraire, elle finit par être encore plus virulente et dégradante, si l’on en croit l’aphorisme célèbre de lord Acton : « Le pouvoir corrompt, mais le pouvoir absolu corrompt absolument. »
      Nous devons exiger des gouvernements qu’ils déploient toutes leurs énergies afin que le pouvoir s’oriente vers la solidarité, incite et stimule la liberte d’action, en se mettant au service du bien commun, qui n’est pas la somme des égoïsmes individuels mais le bien suprême d’une communauté. Il nous faut, de toutes nos forces, établir un mode de vie et de réflexion en commun qui respecte toutes les différences, même les plus profondes. Comme l’a si admirablement précise Maria Zambrano, la démocratie est une société dans laquelle il est non seulement possible, mais impératif d’être une personne à part entière. Si fragile et sujette à l’erreur qu’elle soit aujourd’hui, aucun autre système ne s’est autant efforcé d’accorder à l’homme plus de justice sociale et de liberté que la démocratie précaire dans laquelle nous vivons. Le régime démocratique ne doit pas seulement permettre la diversité, il doit l’encourager et la réclamer. Parce qu’il a besoin de la présence active des citoyens pour exister ; à défaut de quoi, il tombe dans la massification et engendre l’indifférence et le conformisme. C’est de là que vient la sclérose dont souffrent de nombreuses démocraties. On ne peut identifier tout simplement la démocratie avec la liberté. Nombreux sont ceux qui renoncent à chercher la liberté et tout aussi nombreux ceux qui la redoutent. Si l’on compare ce qu’elle est aujourd’hui à ce qu’elle était il y a quelques décennies, on constate que malheureusement la liberté est enrecul. Des millions d’hommes dans le monde, et même dans les pays les plus riches, sont condamnés à travailler dix à douze heures par jour et à vivre entassés misérablement, guère mieux lotis que les serfs attachés à la glèbe. Ce simple constat devrait conduire ceux qui peuvent vivre plus librement à faire preuve de plus de responsabilité, parce que, comme l’a dit Camus, la liberté n’est pas faite de privilèges, elle est surtout faite de devoirs. Notre mission d’hommes libres dans un camp de prisonniers est d’oeuvrer en faveur de ces malheureux par tous les moyens dont nous disposons. « La véritable liberté ne nous sera pas donnée par l’arrivée au pouvoir de tel ou tel homme, mais par le pouvoir que nous aurons tous un jour ou l’autre de nous opposer aux abus de l’autorité. La liberté individuelle verra le jour quand on aura transmis aux multitudes la conviction qu’elles ont la possibilité de contrôler l’exercice du pouvoir et de se faire respecter », a déclaré Gandhi, cet homme qui a lutté jusqu’à la mort pour la liberté de son pays millénaire. Gandhi était convaincu que l’homme n’obtiendrait sa liberté dans le monde que quand il aurait conquis sa liberté intérieure.
      C’est là le grand devoir de ceux qui travaillent à la radio, à la télévision ou écrivent dans les journaux; un véritable acte d’héroïsme que l’on peut accomplir si la compassion que nous éprouvons face aux souffrances des autres est authentique.

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      • #4
        Je constate très souvent que tout est discutable, et que quelqu’un tombe de la dernière pluie peut donner son avis au même titre qu’un autre qui a une expérience largement reconnue. L’opinion de ce nouveau venu peut même devenir référentielle et n’a même pas à être démontrée. Ce que l’on appelle l’opinion publique est la somme de ce qui passe par la tête de ceux qui, au bon moment, se trouvent par hasard à l’endroit où une petite enquête est réalisée qui, si insignifiante qu’elle soit, paraîtra pourtant sous de gros titres dans les journaux ou à la télévision.

        Les questions que l’on pose généralement sont d’une balourdise qui ferait frémir Socrate, lui pour qui elles servaient à faire accoucher les esprits.
        Tout est bon, tous les points de vue se défendent, Tartempion ou Napoléon, le Christ ou l’extra-lucide du coin, c’est du pareil au même. On ne pense pas à l’avenir, tout est affaire de conjoncture. Une des conséquences de cet état de choses, c’est l’importance démesurée accordée au divertissement. Les programmes « amusants » ont un taux d’écoute important, et il n’y a rien au-dessus du taux d’écoute, même au prix des valeurs essentielles, et peu importe qui finance ces programmes, peu importe que les divertissements qu’ils proposent soient dégradants et banalisent tout. On dirait que nous avons perdu toute capacité de grandeur et que nous nous contentons d’une comédie de qualité médiocre. Cette attitude désespérée de la distraction à tout prix a les couleurs de la décadence. Ceux qui partagent cette attitude manifestent ainsi une position véritablement sceptique pour laquelle toute fureur est vaine, car ils ne prêtent aucune foi à n’importe quelle conquête qui pourrait améliorer la vie. S’il est quelque chose de véritablement apocalyptique, c’est bien cette façon de vivre, comme si le monde n’avait pas de lendemain et qu’il ne nous restait plus qu’à dissimuler la tragédie.

        Notre civilisation a élu un type de confort pour modèle de ce que « doit être » la vie, hors duquel il n’est point de salut. Cet objectif a été atteint grâce à la peur et à l’incapacité de vivre des moments difficiles des hommes d’aujourd’hui - situations extrêmes, obligation d’affronter les obstacles. Et, plus encore, grâce à leur horreur de l’échec. On occulte la moindre avarie dans la recherche du confort, parce que la grande peur, c’est d’être exclu, élimine de ce mode de vie comme une équipe de football le serait pour un championnat. Voilà à, quoi ressemble la difficulté qu’a l’homme actuel d’affronter les tempêtes de la vie et de se relever après un échec.

        Hier, j’ai reçu une lettre d’un garçon qui me dit «j’ai peur du monde ». Dans la même enveloppe, il m’a envoyé une photographie où j’ai pu deviner quelque chose, dans son regard, ses épaules courbées, qui révèle une disproportion énorme entre ses moyens et l’épouvantable réalité qui le fait frémir. Il y a toujours eu des riches et des pauvres, des salles de bal et des cachots, des morts de faim et de fastueux banquets. Mais le xxe siècle a répandu de telle manière le nihilisme que la transmission des valeurs aux nouvelles générations devient impossible.

        Après tout, ce seront peut-être les jeunes qui nous sauveront. Car comment allons-nous faire pour les élever en leur parlant des grandes valeurs qui justifient la vie quand ils voient sombrer sous leurs yeux des milliards d’hommes et de femmes sans recours, sans toit sous lequel s’abriter, ou des populations entières emportées par des inondations que l’on aurait pu éviter ? Croit-on que l’on pourra encore longtemps étaler jour après jour à la télévision l’horreur dans laquelle sont plongés les miséreux et en même temps la frivolité ostentatoire et corrompue, entremêlées dans le plus odieux des bric-à-brac, et avoir, dans ces conditions, des enfants qui soient des hommes dignes de ce nom ? L’absence de réactions humaines engendre une violence que nous ne pouvons combattre par les armes, et que seul un sentiment fraternel entre les hommes pourra contrecarrer.

        Des milliers d’hommes se tuent au travail, quand ils le peuvent, accumulant amertumes et désillusions, pour se maintenir avec peine au jour le jour dans une situation précaire, alors qu’il n’y a pour ainsi dire aucun individu qui, ayant exercé le pouvoir, n’ait pas changé en quelques mois son modeste appartement pour une luxueuse demeure avec un portail permettant le passage de voitures fabuleuses. Comment n’ont-ils pas honte ?
        Si nous croisons les bras, nous serons complices d’un système qui a légitimé la mort dans le silence. Les hommes ont besoin que notre voix s’ajoute à leurs exigences justifiées. Je déteste la résignation que clament les conformistes, alors que ce ne sont ni eux ni leurs familles qui se sacrifient. J’ai envisagé avec effroi la possibilité que, pareilles aux épidémies des siècles passés, l’impunité et la corruption parviennent à s’imposer dans la société comme une réalité à laquelle il faudra nous habituer. Comment en sommes-nous arrivés à semblable dégénérescence des valeurs dans la vie sociale ? Dans notre jeunesse, nous avons appris a nous conduire en société en suivant l’exemple d’hommes qui accomplissaient simplement leur devoir - terme aujourd'hui tombé en désuétude - en espérant recevoir une récompense digne de leur travail, et qui jamais n’auraient acceptés d’être subornés. C’étaient des gens dignes : ils n’auraient jamais empoché ce qui ne leur revenait pas, jamais n’auraient accepté des pots-de-vin ou quoi que ce soit d’équivalent.

        Je me souviens que mon père a perdu son moulin à cause d’un crédit obtenu sur sa seule parole. Bien sûr cette perte a été pour lui une immense douleur. Mais il aurait indigne d’un homme de ne pas tenir ses engagements, et ce sentiment de l’honneur lui donnait sa force et lui permettait de vivre en paix avec lui-même. Et que dire de ce que furent un jour les syndicats ! C’est presque avec candeur que je me rappelle l'anecdote de cet homme qui s’était évanoui en pleine rue, et à qui on avait demandé quand il était revenu à lui pourquoi il ne s’était pas acheté quelque chose à manger avec l’argent qu’il avait en poche, ce à quoi il s’était empressé de répondre que c’était l'argent du syndicat. Ce n’est pas qu’il n'y avait aucune corruption à cette époque, mais il existait alors un sens de l’honneur que les gens défendaient par toute leur conduite. Et puiser illicitement dans les caisses de la Nation, qui doivent servir au bien public, était et est toujours l’une des, pires
        choses que l’on puisse faire.

        On ne peut soulever son chapeau devant ceux qui détournent les fonds destinés à l’enseignement, volent les mutuelles ou empochent le produit des collectes destinées aux pauvres. Nous ne devons pas nous faire les complices de la corruption. On ne peut inviter à la télévision des gens qui ont contribué à augmenter la misère de leurs semblables et les traiter comme des honnêtes hommes devant les enfants. C’est la plus grande des obscénités! Comment allons-nous pouvoir améliorer l’éducation si, dans la confusion actuelle, on ne sait plus si les gens sont connus parce qu’ils sont des héros ou des criminels ? On dira que j’exagère, mais n’est-ce pas un crime de voler à des millions de personnes qui vivent dans la misère le peu qui leur revient? De combien de scandales n’avons-nous pas été témoins, et rien ne change et aucun de ces brigands nantis n’est mis sous les verrous. Les gens savent qu’on leur ment, cette vague de cynisme a pris une telle ampleur que plus rien ne semble pouvoir l’arrêter, et c’est ce qui donne à tout un chacun un sentiment d’impuissance qui, à son tour, conduit à la violence. Jusqu’où irons-nous ainsi ?

        Nous ne pouvons pas davantage mener une vie communautaire quand tous nos rapports sociaux reposent sur la compétition. Il est indubitable que celle-ci produit chez certains un meilleur rendement, dû au désir de triompher des autres. Mais il ne faut pas: nous leurrer, la compétition est une forme de lutte non armée, et, tout comme la lutte armée, elle est fondée sur un individualisme qui nous sépare des autres, contre lesquels nous combattons. Si nous avions un meilleur sens communautaire, tout autres seraient notre histoire, et le sens de la vie, dont nous jouirions.

        Quand je critique la concurrence, je ne le fais pas seulement au nom d’un principe éthique, mais aussi en songeant au plaisir immense que l’on a à partager un destin, ce qui nous éviterait d’être stérilisés par le carriérisme et la recherche du succès individuel qui sont en train de priver l’homme de vie.

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        • #5
          Quelques semaines plus tard, un autre après-midi, quand je me suis assis à mon bureau pour répondre à la lettre de ce jeune homme, je me suis avisé que, dans ma jeunesse, j’écrivais chaque fois que j’étais malheureux, que je me sentais seul ou en désaccord avec le monde dans lequel il m’avait été donné de vivre. Et je me demande s’il n’en irait pas toujours ainsi, si l’art ne naîtrait pas invariablement de notre confusion, de notre anxiété et de notre insatisfaction. S’il ne serait pas une sorte de tentative de réconciliation de l’univers et de ces créatures fragiles, inquiètes et impatientes que sont les êtres humains. Les animaux n’ont pas besoin d’art, il leur suffit de vivre. Parce que leur existence s’écoule en harmonie avec leurs nécessités ataviques. Il suffit à l’oiseau de quelques graines ou quelques vermisseaux, d’un arbre pour y construire son nid, de grands espaces pour voler, et sa vie se déroule, de sa naissance à sa mort, à un rythme allègre, qui n’est jamais rompu ni par le désespoir métaphysique ni par la folie. Alors que l’homme, en se dressant sur ses pattes arrière et en faisant une hache d’une pierre aiguisée, a jeté les bases de sa grandeur mais aussi celles de son angoisse; parce que, de ses mains et à l’aide des instruments qu’il a fabriqués, il a érigé cette construction si puissante et étrange que l’on appelle culture et intronisé son grand déchirement : il a cesse d’être un simple animal, mais il n’a pas réussi à être le dieu que son esprit lui a fait pressentir. C’est cet être partagé et malheureux qui se meut et vit entre la terre des animaux et le ciel des dieux, qui a perdu le paradis terrestre de son innocence et n’a pas gagné le paradis de sa rédemption.

          Combien de fois n’ai-je pas conseillé à ceux qui viennent vers moi dans leur angoisse et leur découragement de s’adonner à l’art et de se laisser porter par les forces invisibles qui sont en nous à l’oeuvre ? Tout enfant est un artiste qui chante, danse, peint, raconte des histoires et construit des châteaux. Les grands artistes sont des êtres singuliers qui ont réussi à préserver au fond de leur âme la candeur sacrée de l’enfance et des hommes que l’on appelle primitifs, et, à cause de cela, ils font rire les imbéciles. Tout homme a, à un certain degré, la capacité de créer, pas nécessairement comme une activité supérieure ou exclusive. Quel exemple nous offrent, à cet égard, les peuples anciens où tout le monde, malgré les malheurs et les infortunes, se retrouve pour danser et chanter! L’art est un don qui guérit l’âme des échecs et des déceptions. Il nous octroie la force de réaliser l’utopie à laquelle nous sommes destinés.

          L’art de chaque époque véhicule une vision du monde, la vision et plus encore la conception de la réalité que cultivent les hommes à un certain moment de l’histoire. En ce nouveau millénaire, malgré le grand supermarché de l’art, comme des bourgeons qui éclosent après un long hiver, on perçoit çà et la les témoignages de regards nouveaux, notamment dans le septième art. Dans les films à budget très réduit qui nous arrivent de petits pays qui ne sont pas encore contaminés par la mondialisation s’exprime la quête d’un monde humain perdu, mais auquel on n’a pas renoncé. Ce sont des films qui nous apportent un soulagement, en nous montrant que des modes de vie plus humains que les nôtres sont encore vivants. L’homme n’est pas que destruction, il est aussi plein de désirs de vie; il n’est pas seulement solitude, mais aussi communion et amour.

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