En mémoire d'Ernesto Sabato à travers un passage tiré de son livre "La résistance" (2001)
En cette nuit d’été, la lune brille par intermittence. Je rentre chez moi entre des magnolias et des palmiers, des jasmins et d’immenses araucarias, et je m’arrête pour observer la trame que les plantes grimpantes ont tissée sur la façade de cette maison qui n’est plus qu’une ruine aimee aux volets à demi décomposés et dégondés; et pourtant, justement à cause de cette vieillesse pareille à la mienne, je comprends que je ne la changerais pour aucune autre maison au monde.
Il est une valeur que l’homme cultive dans le fond de son âme et que les autres, le plus souvent, ne remarquent pas : c’est la fidélité ou la trahison à ce en quoi il voit sa destinée ou sa vocation.
Notre destinée, comme tout ce qui est humain, ne se manifeste pas dans l’abstrait mais s’incarne dans un fait, un endroit quelconque, dans un visage aimé ou dans une humble naissance aux confins d’un empire. Ni l’amour, ni les rencontres décisives, ni les désaccords profonds ne sont le fruit du hasard ; ils nous sont mystérieusement destinés. Combien de fois n’ai-je pas été surpris de constater qu’entre les milliards d’êtres qui sont au monde nous rencontrons ceux qui, d’une manière ou d’une autre, détiennent les clefs de notre sort! On dirait que nous appartenons à la même Confrérie secrète, ou aux chapitres du même livre. Nous ne savons jamais si nous les reconnaissons parce que nous les cherchions ou si nous les cherchions parce qu’ils hantaient les parages de notre destin.
Notre destin se manifeste par des signes et des indices infimes que nous reconnaissons comme décisifs par la suite. Ainsi, nous nous croyons souvent perdus alors qu’en fait nous nous dirigeons vers un but précis, parfois clairement défini par notre volonté et en certaines occasions, peut-être les plus déterminantes de notre existence, par une volonté dont nous-mêmes ignorons tout ; puissante et irrésistible, elle nous conduit là où nous devons découvrir les êtres ou les choses qui, d’une façon ou d’une autre, ont été, sont ou seront destinées à jouer un rôle primordial dans notre vie, soit en favorisant ou en entravant nos désirs apparents, soit en exaspérant nos anxiétés ou en leur faisant obstacle, ou encore, et c’est là le plus étonnant, en se révélant à la longue plus clairvoyants que notre volonté consciente.
Nos vies nous apparaissent parfois comme des scènes isolées, plus ou moins proches les unes des autres, contingentes, pareilles à des feuilles légères emportées par le souffle déchaîné et gratuit du temps. Ma mémoire est composée de fragments d’existence, statiques et éternels : parmi eux, le temps ne passe pas, et certaines des choses qui se sont produites à de nombreuses années d’écart peuvent être réunies, d’autres rattachées ou amalgamées par d’étranges sympathies et antipathies. Parfois encore, elles se présentent à la conscience unies par des liens absurdes mais indissolubles, comme une chanson, une plaisanterie ou une haine commune. Le fil qui les unit maintenant pour moi et les fait surgir l’une à la suite de l’autre est une certaine férocité dans la quête de quelque chose d’absolu, une certaine perplexité, celle qui relie des mots tels que fils, Amour, Dieu, péché, pureté, mer, mort.
Mais je ne crois pas au destin en tant que fatalité, comme dans la tragédie grecque, ou le fameux tango qui dit : Contre le destin, nul ne peut rien. Parce que, s’il en allait ainsi, pourquoi écrirais-je? Je crois que la liberté nous a été donnée pour que nous remplissions une mission et, sans liberté; rien ne vaut la peine d’être vécu. Plus encore, je crois que la liberté qui est à notre portée est plus grande que celle que nous osons vivre. Il suffit de lire l’Histoire, ce grand maître, pour voir combien de chemins l’homme a pu ouvrir à la force du poignet, combien l’homme a modifié le cours des événements,
avec peine, amour, fanatisme. Mais si nous ne nous laissons pas émouvoir par ce qui nous entoure, nous ne pourrons être solidaires de rien ni de personne. Nous serons ce que l’on pourrait appeler une « unité alvéolaire » - expression qui donne le frisson - pour désigner l’être humain de notre temps, cet individu qui crée autour de lui d’autres alvéoles où il s’enferme, dans son appartement fonctionnel, dans la part de travail limitée qui lui est confiée, dans son emploi du temps. N’oublions pas que jadis les travaux des champs, la pêche, la cueillette des fruits, l’artisanat, les forges, les ateliers de couture, les entreprises rurales rassemblaient les gens et les unissaient humainement en un effort commun. C’est l’intuition de la rupture de cet équilibre qui a conduit les ouvriers du XVIIIe siècle à se rebeller contre les machines, à vouloir les jeter au feu. Aujourd’hui, les hommes tendent à se rassembler en masses pour s’adapter à la fonctionnalité croissante et absolue que le système impose toujours plus durement, d’heure en heure. Mais entre la vie dans les grandes villes, qui les engloutit comme une tempête de sable dans un désert, et l’habitude de regarder la télévision, qui les pousse à accepter tout ce qui peut se produire sans se sentir responsables, la liberté est en péril. Un péril aussi redoutable que la formule de Jünger : "Si les loups contaminent la masse, un jour funeste viendra où le troupeau ne sera plus qu’une horde."
En cette nuit d’été, la lune brille par intermittence. Je rentre chez moi entre des magnolias et des palmiers, des jasmins et d’immenses araucarias, et je m’arrête pour observer la trame que les plantes grimpantes ont tissée sur la façade de cette maison qui n’est plus qu’une ruine aimee aux volets à demi décomposés et dégondés; et pourtant, justement à cause de cette vieillesse pareille à la mienne, je comprends que je ne la changerais pour aucune autre maison au monde.
Il est une valeur que l’homme cultive dans le fond de son âme et que les autres, le plus souvent, ne remarquent pas : c’est la fidélité ou la trahison à ce en quoi il voit sa destinée ou sa vocation.
Notre destinée, comme tout ce qui est humain, ne se manifeste pas dans l’abstrait mais s’incarne dans un fait, un endroit quelconque, dans un visage aimé ou dans une humble naissance aux confins d’un empire. Ni l’amour, ni les rencontres décisives, ni les désaccords profonds ne sont le fruit du hasard ; ils nous sont mystérieusement destinés. Combien de fois n’ai-je pas été surpris de constater qu’entre les milliards d’êtres qui sont au monde nous rencontrons ceux qui, d’une manière ou d’une autre, détiennent les clefs de notre sort! On dirait que nous appartenons à la même Confrérie secrète, ou aux chapitres du même livre. Nous ne savons jamais si nous les reconnaissons parce que nous les cherchions ou si nous les cherchions parce qu’ils hantaient les parages de notre destin.
Notre destin se manifeste par des signes et des indices infimes que nous reconnaissons comme décisifs par la suite. Ainsi, nous nous croyons souvent perdus alors qu’en fait nous nous dirigeons vers un but précis, parfois clairement défini par notre volonté et en certaines occasions, peut-être les plus déterminantes de notre existence, par une volonté dont nous-mêmes ignorons tout ; puissante et irrésistible, elle nous conduit là où nous devons découvrir les êtres ou les choses qui, d’une façon ou d’une autre, ont été, sont ou seront destinées à jouer un rôle primordial dans notre vie, soit en favorisant ou en entravant nos désirs apparents, soit en exaspérant nos anxiétés ou en leur faisant obstacle, ou encore, et c’est là le plus étonnant, en se révélant à la longue plus clairvoyants que notre volonté consciente.
Nos vies nous apparaissent parfois comme des scènes isolées, plus ou moins proches les unes des autres, contingentes, pareilles à des feuilles légères emportées par le souffle déchaîné et gratuit du temps. Ma mémoire est composée de fragments d’existence, statiques et éternels : parmi eux, le temps ne passe pas, et certaines des choses qui se sont produites à de nombreuses années d’écart peuvent être réunies, d’autres rattachées ou amalgamées par d’étranges sympathies et antipathies. Parfois encore, elles se présentent à la conscience unies par des liens absurdes mais indissolubles, comme une chanson, une plaisanterie ou une haine commune. Le fil qui les unit maintenant pour moi et les fait surgir l’une à la suite de l’autre est une certaine férocité dans la quête de quelque chose d’absolu, une certaine perplexité, celle qui relie des mots tels que fils, Amour, Dieu, péché, pureté, mer, mort.
Mais je ne crois pas au destin en tant que fatalité, comme dans la tragédie grecque, ou le fameux tango qui dit : Contre le destin, nul ne peut rien. Parce que, s’il en allait ainsi, pourquoi écrirais-je? Je crois que la liberté nous a été donnée pour que nous remplissions une mission et, sans liberté; rien ne vaut la peine d’être vécu. Plus encore, je crois que la liberté qui est à notre portée est plus grande que celle que nous osons vivre. Il suffit de lire l’Histoire, ce grand maître, pour voir combien de chemins l’homme a pu ouvrir à la force du poignet, combien l’homme a modifié le cours des événements,
avec peine, amour, fanatisme. Mais si nous ne nous laissons pas émouvoir par ce qui nous entoure, nous ne pourrons être solidaires de rien ni de personne. Nous serons ce que l’on pourrait appeler une « unité alvéolaire » - expression qui donne le frisson - pour désigner l’être humain de notre temps, cet individu qui crée autour de lui d’autres alvéoles où il s’enferme, dans son appartement fonctionnel, dans la part de travail limitée qui lui est confiée, dans son emploi du temps. N’oublions pas que jadis les travaux des champs, la pêche, la cueillette des fruits, l’artisanat, les forges, les ateliers de couture, les entreprises rurales rassemblaient les gens et les unissaient humainement en un effort commun. C’est l’intuition de la rupture de cet équilibre qui a conduit les ouvriers du XVIIIe siècle à se rebeller contre les machines, à vouloir les jeter au feu. Aujourd’hui, les hommes tendent à se rassembler en masses pour s’adapter à la fonctionnalité croissante et absolue que le système impose toujours plus durement, d’heure en heure. Mais entre la vie dans les grandes villes, qui les engloutit comme une tempête de sable dans un désert, et l’habitude de regarder la télévision, qui les pousse à accepter tout ce qui peut se produire sans se sentir responsables, la liberté est en péril. Un péril aussi redoutable que la formule de Jünger : "Si les loups contaminent la masse, un jour funeste viendra où le troupeau ne sera plus qu’une horde."
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