«...Je voudrais que tu retiennes que mes camarades et moi n’avons fait que notre devoir, car nous sommes l’autre face de la France. Nous sommes l’honneur de la France.»
Francis Jeanson s’adressant au Président Abdelaziz Bouteflika - (Juin 2000)
C’est par cette phrase que le philosophe Francis Jeanson a défini son rôle lors de l’aide qu’il a apportée à la Révolution algérienne: il n’a fait que son devoir et il n’en rougit pas, il se démarque des «autres» de tous les «nostalgériques» qui, au mieux, ont protesté mollement, notamment à propos de la torture, au pire, l’ont approuvée comme l’a fait à titre d’exemple avec une charité toute chrétienne, le cardinal Saliège pour qui, «la terreur doit changer de camp». Sait-on qui est Francis Jeanson, celui qui est mort dans l’anonymat le plus strict dans son pays? Peut-être parce qu’il s’est déterminé au moment où même les intellectuels biens pensants humanistes en temps de paix, dénonçaient, de loin, la torture en essayant toutefois de ne pas effaroucher le pouvoir pour ne pas compromettre leur carrière? De l’autre côté de la Méditerranée, dans l’Algérie d’aujourd’hui qui refuse de voir son histoire en face, sait-on que des Français se sont battus, se sont exposés et ont mis en jeu leur liberté et parfois leur vie pour l’indépendance du pays tout en étant fidèle à une certaine idée de la France?
Le philosophe et écrivain Francis Jeanson proche de Sartre, est mort samedi 1er août à l’âge de 87 ans à Arès, près de Bordeaux. Francis Jeanson «Le porteur de valises» selon le bon mot de Jean-Paul Sartre, les a définitivement posées. Durant la Guerre d’Algérie il avait fondé le réseau Jeanson, le plus important réseau de soutien au FLN en Métropole.
Jeanson était un intellectuel, un homme de conviction profonde, traduite dans le feu de l’action. Il s’opposera à Camus et à sa thèse que toute révolution débouche sur la négation des libertés. La position de Camus condamnait toute révolution alors que Jeanson soutenait le projet de ces révolutions, notamment les guerres de libération. Sartre interviendra dans cette célèbre controverse en assénant à Camus qui voulait garder ses mains propres: «Avoir des mains propres, c’est ne pas avoir de mains.»
Pourquoi la guerre coloniale?
Justement, l’action caractérise la vie de Jeanson qui, en 1943, à l’âge de 21 ans avait rejoint les Forces françaises d’Afrique du Nord. A la Libération, il entre aux Editions du Seuil. C’est à cette époque qu’il rencontre Jean-Paul Sartre et collabore aux Temps modernes. En 1948, rappelle Sud-Ouest, il part faire une série de conférences en Algérie et, là, découvre une situation dont il comprend vite qu’elle est intenable. La conviction de Jeanson reposant sur l’existentialisme de J.-P. Sartre postulait que l’opprimé recouvrait son humanité dans le processus même de la lutte contre l’oppresseur et son Etat. Jeanson a été choqué par le racisme des colons en Algérie qui parlaient de la boucherie du 8 Mai 1945 comme s’ils avaient tué des cloportes!
On comprend, alors, comment un intellectuel français qui, a priori, n’avait pas de relation avec l’Algérie, puisse être interpellé par le sort des indigènes et surtout par l’institutionnalisation de la torture qui restera longtemps taboue. Il a fallu attendre quarante ans pour que les langues se délient.
«Depuis 2000, écrit Florence Beaugé, témoignages, articles et procédures judiciaires se succèdent en France, portant sur les pratiques de l’armée durant les "événements" d’Algérie. La torture en Algérie ne date pas de 1957, année de la Bataille d’Alger, ni même de 1954. Les exactions commencent dès 1830, quand les troupes françaises débarquent à Sidi Ferruch, pour une expédition coloniale longue de quarante ans. Pillages, carnages, incendies de maisons, rafles de civils à grande échelle, etc. La conquête de l’Algérie s’accompagne d’actes de barbarie, les documents d’histoire en attestent.»
«(..)Extrait d’une lettre d’un soldat à sa famille en métropole: Nous rapportons un plein baril d’oreilles, récoltées paires à paires sur les prisonniers. (...) Je lui fis couper la tête et le poignet gauche, et j’arrivai au camp avec sa tête piquée au bout d’une baïonnette. (...) Je l’envoyai au général Baraguay, qui fut enchanté.» Aujourd’hui encore, les noms des généraux Montagnac et Turenne restent connus en Algérie pour leurs «enfumades» de centaines de civils dans des grottes, en 1836 et 1837.
Au XXe siècle, comme au XIXe, la «pacification» en Algérie passe par la répression (comme en Indochine ou à Madagascar). Policiers, gendarmes, magistrats disposent de pouvoirs beaucoup plus importants qu’en Métropole. Ils sont surtout totalement autonomes. Dès 1947 et 1948, André Mandouze et Francis Jeanson s’alarment, dans la revue Esprit, de la situation qui prévaut dans les trois départements français. Mais ils crient dans le désert. En 1951, un ancien résistant, le journaliste Claude Bourdet, pose la question «Y-a-t-il une Gestapo algérienne?» dans les colonnes de L’Observateur, et décrit les méthodes en vigueur dans les commissariats(...)La torture se généralise et s’institutionnalise, comme le reconnaîtra le général Massu, en novembre 2000, dans Le Monde.(...) La Guerre d’Algérie terminée, beaucoup de tortionnaires notoires feront carrière, en toute impunité. (...)Tous, abondamment décorés, sont à l’abri des lois d’amnistie décrétées après l’Indépendance. Amnistie signifie-t-elle amnésie?(1)
Francis Jeanson, avec sa lucidité coutumière, explique pourquoi et au nom de quel intérêt la France a été amenée à torturer. Interviewé par le Monde il déclare: «Avant de s’indigner des atrocités commises en Algérie, il faut se demander pourquoi nous avons fait la guerre au peuple algérien et pourquoi nous avons laissé faire des choses qui n’avaient pas de raison d’être. (...) mais je ne comprends pas qu’on pose aujourd’hui la question de la torture sans poser la question de la guerre coloniale. Ce sont deux questions indissociables. On semble dire que, si la guerre avait pu se passer de la torture, elle aurait été justifiée. Pour moi, c’est le contraire. La torture ne pouvait être qu’un des aspects déchirants de cette situation.(...) Il y avait aussi les viols, les camps de concentration, qui faisaient partie de la guerre au même titre que la torture. Ce qui compte, à mes yeux, c’est que nous avons mené une politique de colonisation insoutenable. Depuis mai 1945, et les massacres de Sétif, on aurait dû le savoir. La torture n’est pas née de la Guerre d’Algérie en 1954. (...)Nous avons démissionné, laissant les véritables intérêts de la nation disparaître face aux exigences du grand colonat algérois.» «(...) Oui, je persiste à le penser, l’Algérie va s’en sortir. Cette population composite, et si riche de sa diversité, a toujours fait preuve d’exceptionnelles ressources dans les pires moments de son histoire. Le courage et l’humour ne lui ont jamais fait défaut...»(2)
En 1955, il publie L’Algérie hors la loi, qui dénonce l’échec du système d’intégration des masses algériennes et affirme la légitimité des hors-la-loi du FLN, avec lequel il prendra contact.
(...) Il faut se replacer dans le lourd climat de l’époque. Depuis six ans, dure cette guerre qu’on refuse de nommer. (...) C’est dans ce contexte de mol conformisme et de démission intellectuelle que surgissent, dans les premiers mois de 1960, deux événements. Le premier tient à la révélation que des Français, généralement issus d’une mouvance de gauche mais réfractaires au militantisme officiel, se sont organisés clandestinement pour apporter leur soutien au FLN. Au nom de la maxime selon laquelle «un peuple qui en opprime un autre n’est pas un peuple libre». «Ils ont choisi de se libérer eux-mêmes de leur virtuel statut d’oppresseurs en aidant les Algériens à se libérer d’une oppression coloniale dont ils refusent d’être solidaires. Au mois de février 1960, au scandale de la bonne presse qui les stigmatise comme des traîtres à la communauté nationale, une dizaine d’entre eux sont arrêtés par la police: ils appartiennent au principal réseau de soutien, qui organisait l’hébergement en France de responsables FLN et l’acheminement de sommes d’argent au profit de l’organisation indépendantiste.»(3)
Francis Jeanson s’adressant au Président Abdelaziz Bouteflika - (Juin 2000)
C’est par cette phrase que le philosophe Francis Jeanson a défini son rôle lors de l’aide qu’il a apportée à la Révolution algérienne: il n’a fait que son devoir et il n’en rougit pas, il se démarque des «autres» de tous les «nostalgériques» qui, au mieux, ont protesté mollement, notamment à propos de la torture, au pire, l’ont approuvée comme l’a fait à titre d’exemple avec une charité toute chrétienne, le cardinal Saliège pour qui, «la terreur doit changer de camp». Sait-on qui est Francis Jeanson, celui qui est mort dans l’anonymat le plus strict dans son pays? Peut-être parce qu’il s’est déterminé au moment où même les intellectuels biens pensants humanistes en temps de paix, dénonçaient, de loin, la torture en essayant toutefois de ne pas effaroucher le pouvoir pour ne pas compromettre leur carrière? De l’autre côté de la Méditerranée, dans l’Algérie d’aujourd’hui qui refuse de voir son histoire en face, sait-on que des Français se sont battus, se sont exposés et ont mis en jeu leur liberté et parfois leur vie pour l’indépendance du pays tout en étant fidèle à une certaine idée de la France?
Le philosophe et écrivain Francis Jeanson proche de Sartre, est mort samedi 1er août à l’âge de 87 ans à Arès, près de Bordeaux. Francis Jeanson «Le porteur de valises» selon le bon mot de Jean-Paul Sartre, les a définitivement posées. Durant la Guerre d’Algérie il avait fondé le réseau Jeanson, le plus important réseau de soutien au FLN en Métropole.
Jeanson était un intellectuel, un homme de conviction profonde, traduite dans le feu de l’action. Il s’opposera à Camus et à sa thèse que toute révolution débouche sur la négation des libertés. La position de Camus condamnait toute révolution alors que Jeanson soutenait le projet de ces révolutions, notamment les guerres de libération. Sartre interviendra dans cette célèbre controverse en assénant à Camus qui voulait garder ses mains propres: «Avoir des mains propres, c’est ne pas avoir de mains.»
Pourquoi la guerre coloniale?
Justement, l’action caractérise la vie de Jeanson qui, en 1943, à l’âge de 21 ans avait rejoint les Forces françaises d’Afrique du Nord. A la Libération, il entre aux Editions du Seuil. C’est à cette époque qu’il rencontre Jean-Paul Sartre et collabore aux Temps modernes. En 1948, rappelle Sud-Ouest, il part faire une série de conférences en Algérie et, là, découvre une situation dont il comprend vite qu’elle est intenable. La conviction de Jeanson reposant sur l’existentialisme de J.-P. Sartre postulait que l’opprimé recouvrait son humanité dans le processus même de la lutte contre l’oppresseur et son Etat. Jeanson a été choqué par le racisme des colons en Algérie qui parlaient de la boucherie du 8 Mai 1945 comme s’ils avaient tué des cloportes!
On comprend, alors, comment un intellectuel français qui, a priori, n’avait pas de relation avec l’Algérie, puisse être interpellé par le sort des indigènes et surtout par l’institutionnalisation de la torture qui restera longtemps taboue. Il a fallu attendre quarante ans pour que les langues se délient.
«Depuis 2000, écrit Florence Beaugé, témoignages, articles et procédures judiciaires se succèdent en France, portant sur les pratiques de l’armée durant les "événements" d’Algérie. La torture en Algérie ne date pas de 1957, année de la Bataille d’Alger, ni même de 1954. Les exactions commencent dès 1830, quand les troupes françaises débarquent à Sidi Ferruch, pour une expédition coloniale longue de quarante ans. Pillages, carnages, incendies de maisons, rafles de civils à grande échelle, etc. La conquête de l’Algérie s’accompagne d’actes de barbarie, les documents d’histoire en attestent.»
«(..)Extrait d’une lettre d’un soldat à sa famille en métropole: Nous rapportons un plein baril d’oreilles, récoltées paires à paires sur les prisonniers. (...) Je lui fis couper la tête et le poignet gauche, et j’arrivai au camp avec sa tête piquée au bout d’une baïonnette. (...) Je l’envoyai au général Baraguay, qui fut enchanté.» Aujourd’hui encore, les noms des généraux Montagnac et Turenne restent connus en Algérie pour leurs «enfumades» de centaines de civils dans des grottes, en 1836 et 1837.
Au XXe siècle, comme au XIXe, la «pacification» en Algérie passe par la répression (comme en Indochine ou à Madagascar). Policiers, gendarmes, magistrats disposent de pouvoirs beaucoup plus importants qu’en Métropole. Ils sont surtout totalement autonomes. Dès 1947 et 1948, André Mandouze et Francis Jeanson s’alarment, dans la revue Esprit, de la situation qui prévaut dans les trois départements français. Mais ils crient dans le désert. En 1951, un ancien résistant, le journaliste Claude Bourdet, pose la question «Y-a-t-il une Gestapo algérienne?» dans les colonnes de L’Observateur, et décrit les méthodes en vigueur dans les commissariats(...)La torture se généralise et s’institutionnalise, comme le reconnaîtra le général Massu, en novembre 2000, dans Le Monde.(...) La Guerre d’Algérie terminée, beaucoup de tortionnaires notoires feront carrière, en toute impunité. (...)Tous, abondamment décorés, sont à l’abri des lois d’amnistie décrétées après l’Indépendance. Amnistie signifie-t-elle amnésie?(1)
Francis Jeanson, avec sa lucidité coutumière, explique pourquoi et au nom de quel intérêt la France a été amenée à torturer. Interviewé par le Monde il déclare: «Avant de s’indigner des atrocités commises en Algérie, il faut se demander pourquoi nous avons fait la guerre au peuple algérien et pourquoi nous avons laissé faire des choses qui n’avaient pas de raison d’être. (...) mais je ne comprends pas qu’on pose aujourd’hui la question de la torture sans poser la question de la guerre coloniale. Ce sont deux questions indissociables. On semble dire que, si la guerre avait pu se passer de la torture, elle aurait été justifiée. Pour moi, c’est le contraire. La torture ne pouvait être qu’un des aspects déchirants de cette situation.(...) Il y avait aussi les viols, les camps de concentration, qui faisaient partie de la guerre au même titre que la torture. Ce qui compte, à mes yeux, c’est que nous avons mené une politique de colonisation insoutenable. Depuis mai 1945, et les massacres de Sétif, on aurait dû le savoir. La torture n’est pas née de la Guerre d’Algérie en 1954. (...)Nous avons démissionné, laissant les véritables intérêts de la nation disparaître face aux exigences du grand colonat algérois.» «(...) Oui, je persiste à le penser, l’Algérie va s’en sortir. Cette population composite, et si riche de sa diversité, a toujours fait preuve d’exceptionnelles ressources dans les pires moments de son histoire. Le courage et l’humour ne lui ont jamais fait défaut...»(2)
En 1955, il publie L’Algérie hors la loi, qui dénonce l’échec du système d’intégration des masses algériennes et affirme la légitimité des hors-la-loi du FLN, avec lequel il prendra contact.
(...) Il faut se replacer dans le lourd climat de l’époque. Depuis six ans, dure cette guerre qu’on refuse de nommer. (...) C’est dans ce contexte de mol conformisme et de démission intellectuelle que surgissent, dans les premiers mois de 1960, deux événements. Le premier tient à la révélation que des Français, généralement issus d’une mouvance de gauche mais réfractaires au militantisme officiel, se sont organisés clandestinement pour apporter leur soutien au FLN. Au nom de la maxime selon laquelle «un peuple qui en opprime un autre n’est pas un peuple libre». «Ils ont choisi de se libérer eux-mêmes de leur virtuel statut d’oppresseurs en aidant les Algériens à se libérer d’une oppression coloniale dont ils refusent d’être solidaires. Au mois de février 1960, au scandale de la bonne presse qui les stigmatise comme des traîtres à la communauté nationale, une dizaine d’entre eux sont arrêtés par la police: ils appartiennent au principal réseau de soutien, qui organisait l’hébergement en France de responsables FLN et l’acheminement de sommes d’argent au profit de l’organisation indépendantiste.»(3)
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