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Mahmoud Darwich, la Palestine audible et vivante

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  • Mahmoud Darwich, la Palestine audible et vivante

    Mahmoud Darwich, Une année a déroulé ses jours depuis sa mort et dans l’émotion, celle de ses mots soudain affluant en nos mémoires et celle de sa perte ; je vous avais dit, il y a un an, que la Palestine était la fille de ses poèmes.

    Toujours les poètes ont apporté à la patrie cette consistance émotionnelle qui vous donne la chair de poule comme l’a fait pour nous Moufdi Zakaria ou encore ces poètes anonymes qui ont écrit El Menfi ou Al Machina el Kahla, qui ont mis sur nos souffrances et nos blessures les mots et les noms nous ayant permis de renaître à notre être du feu même qui nous brûlait. Comme l’ont fait bien d’autres poètes pour d’autres peuples.

    Mais Mahmoud Darwich reste un cas particulier, un cas unique dans l’histoire des rapports entre poésie et conscience nationale, les deux ayant pris naissance concomitamment, alors que la terre de Palestine avait pris du retard pour des raisons sociologiques profondes dont vous pouvez trouver quelques traces dans les textes si pénétrants et si intelligents de Georges Corm déployant ses analyses sur l’Europe et l’Orient.

    Cela ne veut absolument pas dire que cette conscience nationale palestinienne est le fruit des poèmes de Darwish. Elle a pris naissance comme pour tous les autres peuples colonisés et dominés dans la lutte des Palestiniens contre l’occupation. Contre le nettoyage ethnique dont le livre de Illan Pappe, l’historien israélien, dresse le tableau effrayant et insoutenable dans son livre le Nettoyage ethnique de la Palestine édité par APIC et toujours disponible en librairie. Contre la confiscation des
    terres. Puis pour la libération de la Palestine.

    Nous savons, maintenant, à l’expérience des luttes de libération et aussi grâce aux textes de Fanon que la force et la puissance de la conscience nationale sont proportionnelles à l’intensité de la lutte de libération elle-même. Nous savons que cette conscience est à la fois la source de la lutte, sa résultante et le contenu ultime de la culture nationale et son niveau le plus élevé. Cela veut simplement dire que les peuples dominés naissent à l’identité nationale en dépassant leur ancienne culture, leurs anciennes identités ethniques, tribales, linguistiques et en les remodelant dans la lutte mais toujours en les assujettissant aux besoins de la nouvelle identité. Ce contenu de la culture nationale comme conscience nationale, Darwish y a puissamment contribué en permettant à cette vieille société villageoise et rurale de sortir de sa culture ottomane, pluriethnique, plurilinguistique et pluriconfessionnelle pour affirmer une identité palestinienne non plus en référence au califat ottoman ni même en référence au Cham qui était le berceau d’une proto nation contrariée par les manœuvres des Anglais et des Français. Proto nation en gestation depuis le début du XIXe siècle et dont, naturellement, les élites citadines constituaient une avant-garde autour de Damas.

    Et, tout aussi naturellement, une société essentiellement agraire, à la population rare –les Palestiniens se chiffraient à moins de deux millions et la démographie, c’est important– ne savaient rien de ces chemins cahoteux que s’ouvraient les élites politiques en quête de réformes. Les Palestiniens avaient pris bien du retard sur les bouleversements ou sur les cheminements souterrains qui avaient donné naissance à l’Egypte de Mohamed Ali contrainte par les Anglais et les Français à abandonner ses projets de renaissance agraire et d’industrialisation et aux mouvements d’autonomisation de la Grande Syrie. Les manœuvres anglaises, les ententes secrètes anglo-jordaniennes puis israélo-jordaniennes, la confusion des frontières avec la Jordanie et la tutelle du souverain hachémite sur la Cisjordanie et Jérusalem retardèrent également la cristallisation de cette conscience nationale palestinienne. Elle était pourtant en gestation et déjà des œuvres littéraires ou artistiques portaient le label Palestine. Le choc sioniste et européen a mis également les Palestiniens face à des problèmes complètement nouveaux pour eux aux plans de la représentation du monde et de la culture.

    L’intrusion de l’Europe provoqua un choc culturel par son manichéisme dans ces contrées habituées aux notions de communauté et de cohabitation, de pluralisme et de tolérance et qui en tout cas n’avaient pas connu de pogroms ou de guerres de religion en dehors de heurts souvent suscités par les agents des puissances européennes comme dans l’affaire des chrétiens de Damas dans laquelle l’Emir Abdelkader joua le rôle que vous connaissez sur la base de la seule motivation soufie et qui lui vaudra une lettre de félicitations et de reconnaissance de l’iman et résistant tchétchène Chamil le remerciant d’avoir, comme le recommande le soufisme, mis la croyance et l’adoration de Dieu l’Unique au-dessus des confessions ou des façons de le vénérer.
    Ce manichéisme traduit dans l’opposition Occident chrétien/Orient musulman outre qu’il est réducteur et faux ne renvoyait plus à des référents ou des réalités géographiques mais à une opposition, voire une guerre de civilisations.

    Pour ceux que cette dénomination d’Occident gênerait car le terme Occident serait lesté d’un contre-manichéisme à coloration islamiste, il reste facile de leur rappeler que l’opposition Orient/Occident a été inventée par les idéologues européens en costumes politiques ou camouflés dans les austères robes universitaires des ethnologues, anthropologues et autres orientalistes.

    Et ils ont mis dans le terme cette charge d’antinomie entre l’Occident rationnel et civilisateur et un Orient lascif englué dans l’enchantement religieux. Le rappel n’est pas fortuit. Les intellectuels palestiniens en général se battront contre ce manichéisme. Le peuple palestinien lui-même -et c’est paradoxal- y restera étranger ou relativement étranger, selon le témoignage des hommes et des femmes qui ont travaillé dans les universités, les hôpitaux, les camps de réfugiés. Darwish s’opposera constamment dans sa poésie à ce manichéisme.

    Il n’est pas seulement dans son rôle de poète de revendiquer sa part d’humanité et de combattre cette vision réductrice du monde. Il va plus loin, il refuse d’être entraîné dans ce manichéisme, dans ce piège idéologique. Il entend garder pour tous, y compris pour ceux qui le spolient, le nettoient ethniquement, l’emprisonnent, le pourchassent et le tuent. Dans Ramallah encerclé en janvier 2002, soumis au déluge de feu, dans le combat inégal de la kalachnikov contre le char, il rédige Etat de siège dont je vous livre des extraits en annexe et, dans ce long poème, s’adressant aux soldats sionistes, il écrit :

    «Vous, qui vous tenez sur les seuils, entrez
    Et prenez avec nous le café arabe.
    Vous pourriez vous sentir des humains, comme nous
    Vous, qui vous tenez sur les seuils,
    Sortez de nos matins
    Et nous serons rassurés d’être comme vous,
    Des humains !»

    En refusant ce piège du manichéisme, il conserve avec son peuple cette vieille culture de cohabitation et de tolérance. C’est quand même fort que les sionistes et les puissances occidentales parlent de diversité quand ils ont introduit dans la région la division ethnique et religieuse, l’intolérance et le racisme.

    Bien sûr, la conscience nationale palestinienne comme la conscience de tous les peuples se forge littéralement dans le feu des luttes populaires et nationales. Mais il reste juste de dire que la Palestine est une fille du poète. Il l’a grandement aidée à sortir de sa culture de sandjak ottoman. Il lui a donné dans l’instantané les mots pour se désigner en tant qu’entité autonome, distincte de la région.

    Il lui a offert -et c’est le plus important- l’existence symbole sans laquelle les hommes et les femmes de ce territoire devenue une terre auraient eu plus de mal à se re-connaître, à sortir du chaos des expériences douloureuses mais individuelles et locales.

    Il a nommé la Palestine et il a nommé l’ennemi. Il a, mot contre mot, parlé des prophètes qu’invoquent les sionistes pour parler de terre promise.
    Il a sauvegardé les noms de lieux et les noms des choses que les sionistes essayent d’effacer. Il a gardé la mémoire des jardins et du travail de la terre. Il a dénoncé les illusions et les faux amis. Il a dit la mort et il dit l’exil. Il a dit la terre et il a dit les arbres.

    Il a donné à la Palestine une image : celle du blé et de l’olivier, celle du sel et celle du café. Il a dit la lutte et il a dit le rêve. Il a surtout dit au Palestinien dans Beyrouth, ce long poème d’après la défaite face à Sharon et émouvant à vous faire pleurer :
    «Tu es la question…»
    Ce n’est pas un autre, la question, ni les chefs arabes, ni les organisations internationales, ni même la défaite quand il ne s’agit que de celle d’un appareil politico-militaire.

    «Tu es la question…
    Va pauvre comme les prophètes
    Et nu comme la prière…»
    Dans ce même poème dans lequel il exhorte au combat :
    «Frappe ton ennemi Il n’y a pas d’autre issue…»

    Ce poète a aussi dit le désir. Cela peut sembler secondaire à un lecteur hâtif. C’est oublier que toute colonisation ne se rassure que lorsqu’elle a réduit le colonisé à l’état de légume sans rêves et sans désir :

    «Ton mystère est le chemin du lait. Poussières d’étoiles qui n’ont pas de nom.
    Et nuit est ton mystère dans des perles qui n’éclairent que l’eau
    Quant aux mots, ils ne font qu’illuminer d’un simple
    ‘‘Je t’aime’’ la nuit de l’émigré entre deux poèmes suspendus et deux rangées de palmiers.»
    (Dans le Lit de l’étrangère, traduction Elias Sanbar).

    La force de ce poète est tout entière dans ce miracle de nous avoir rendu la Palestine audible et vivante. Pour nous et pour le monde entier dans ce qu’il possède d’hommes et de femmes honnêtes.

    Il est par là devenu une conscience universelle. Une part de notre propre conscience. C’est notre dette à son endroit. A rendre à cette terre et à ce peuple martyrisés.

    Par Mohamed Bouhamidi , La Tribune
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