Les Sept Remparts de la citadelle de Mohamed Maarfia
En deux tomes, Mohamed Maarfia, ancien maquisard, nous replonge dans la naissance puis le développement de la guerre de libération dans cette région de Skikda, les montagnes du Madr essentiellement, qui ne se nommait pas encore Wilaya II. L’insurrection paysanne du 20 août 1955, qui deviendra repère et référence puis Journée du moudjahid, est dans le roman comme dans la vie réelle un moment de bascule, un moment de l’irréversible et de l’irrémédiable. Beaucoup d’historiens et beaucoup d’acteurs directs comme Ali Kafi ont parlé de cette insurrection.
Et cela pouvait suffire pour en avoir une idée. Mais Maarfia nous transmet quelque chose d’infiniment plus précieux que la vérité ou les faits historiques bien que la préparation, le déroulement et les suites de cette insurrection ne constituent qu’une partie de son roman. Et son roman reste le seul reflet esthétique de ces moments d’une importance cruciale pour notre guerre de libération. En soi, ce roman mérite lecture en général et lecture attentive pour tous ceux que passionnent l’écriture, ses procédés et ses techniques. Pour tous ceux, aussi, que passionne la mémoire de cette guerre de libération.
Pour tous ceux aussi, chercheurs ou non, que passionnent l’enchevêtrement et la combinaison des facteurs économiques, sociaux, culturels et psychologiques dans la mise en branle des grands conflits historiques. En soi, donc, ce livre mérite lecture. Il le mérite encore plus au regard de ceux qui veulent utiliser cette insurrection du 20 août 1956 comme pièce à conviction pour un procès de notre guerre de libération dont les acteurs auraient aussi «agi au faciès», c’est-à-dire sur un fond raciste et avec des méthodes de massacres aveugles comme les troupes coloniales.
Le massacre comme moyen de lutte disqualifie le colonisé dans sa lutte et le renvoie dos à dos avec le colon et son armée. Marx avait déjà, au XIXe siècle, répondu aux Anglais accusant les cipayes d’atrocité, il avait souligné combien ces atrocités restaient loin de celles commises par les Anglais eux-mêmes et que les cipayes n’étaient que «les fossoyeurs» de l’ordre colonial anglais produits par cet ordre lui-même.
Les faits, ramenés à leur réalité, pour cette journée du 20 août ne peuvent mettre sur le même plan douze mille morts algériens tués dans des ratonnades ou des opérations militaires, bombardements aériens compris. L’accusation est vieille. Elle est même rancie et archi-usée. Elle a visé les insurrections anti-coloniales et toutes les luttes de libération. On peut la résumer en une formule : les peuples –c’est le cas des Palestiniens aujourd’hui– doivent mener des guerres de gentlemen avec leurs armes dérisoires alors que leurs oppresseurs peuvent réprimer massivement, bombarder sans discernement, utiliser la torture (n’est-ce pas Guantanamo ?) et faire usage des armes les plus meurtrières.
En somme, pour être légitimes et justes, les luttes de ces peuples analphabètes, soumis à une misère indicible, démunis des moyens les plus élémentaires hormis leur volonté de se battre, doivent se muer en peuples irréels, sortis de Cambridge, instruits des droits humains dont ils souffrent le déni, philosophant sur l’adéquation des moyens et des fins. A la réalité vécue de ces peuples, on n’oppose pas la réalité de l’exploitation inhumaine qui justifie et légitime leur combat mais des valeurs abstraites que, de toutes les façons, les colons n’auront jamais respectées et pour le respect desquelles les contempteurs n’ont jamais levé le petit doigt.
Maarfia n’est pas dans cette polémique de façon intentionnelle. Il a écrit un roman. Le lecteur est dans cette polémique. Car, tel qu’il est mené, ce livre nous met face à un peuple réel comme n’arrive pas toujours à le restituer l’écriture de l’histoire dans ses codes actuels. Même si ces codes ont connu d’importants aménagements et bénéficié des travaux d’historiens qui ont bousculé les frontières entre histoire, sociologie, économie, ils restent un corset pour la compréhension des acteurs. L’événement ou le fait ne font pas l’acteur. Quand le roman atteint cette qualité d’écriture, celle de Maarfia, il produit un effet de connaissance. Et la force de ce roman est qu’il restitue –grâce au vécu de l’auteur aussi ?– la réalité des acteurs.
Les faits se déroulent dans la région de Skikda. Dans la plaine ou les piémonts, les colons possèdent la terre. La meilleure.Près d’eux, des Algériens en possèdent aussi. Moins et de moins bonne qualité. Plus haut, sur les pentes montagneuses, la terre est rare et de mauvaise qualité.
La zone est une zone de contact entre colons et Algériens. La Première Guerre mondiale comme la Seconde y ont laissé des traces profondes. Le 8 Mai 1945 aussi avec le souvenir particulier des fours à chaux. Les Algériens ne voient pas tous d’un même œil les colons. Quelques-uns sont satisfaits du paternalisme du colon du coin. Il leur suffit de survivre dans un univers clos fait de travail harassant.
Le colon est le maître dans leur tête. D’autres ont fait l’expérience de la puissance française. Dans les deux grandes guerres précisément. Avions, navires de guerre, canons, discipline et organisation, intelligence des généraux et des officiers leur ont laissé un sentiment de puissance française indestructible. D’autres encore théorisent leur situation : elle est un destin voulu par Dieu ou tracé par leurs tares. D’autres encore ne veulent plus de ce système colonial. Sont-ils fous ? Oui, pour la première catégorie. D’une façon ou d’une autre, ils mettent en péril leur survie. Ils ne peuvent qu’aller à la mort et à la défaite.
Cette première année de l’insurrection n’a pas encore tranché la question et les hésitations restent nombreuses. Mais certains ont déjà choisi la France.
Caïds et autres quasi-assimilés sentent le sol trembler sous leurs pieds.
Ils formeront les premiers groupes de harka. La ligne de démarcation va se constituer à l’intérieur des familles. Le colon paternaliste qui a donné quelquefois va essayer d’acheter le père contre le fils.
A côté de l’armée et de la police, il va constituer ou tenter de constituer des noyaux parallèles pour liquider des maquisards. Il en connaît, bien sûr. Il vit dans le voisinage des «Arabes», ses «Arabes», il les connaît forcément.
Le colon agira sur les divisions profondes entre Algériens ou superficielles. Avant même que le 20 août vienne, dans le sang, tracer la ligne rouge entre patriotes et traîtres, les colons feront tout pour que cette ligne surgisse dans le même sang. L’armée française aussi. Bien peu, avant Maarfia, nous avaient donné à comprendre le rôle décisif du colonat dans la guerre civile qui allait opposer patriotes et collaborateurs. Aux crimes coloniaux innombrables par ailleurs, il faudra aussi rajouter celui-là.
Si les Algériens n’ont pas tous le même regard, les colons non plus. Personne ne pourra renvoyer à Maarfia le manichéisme colonial. La lucidité, parfois plus, a trouvé demeure chez quelques-uns. Lucidité presque inutile, déjà en marge et déjà broyée par les forces fondamentales en présence. Par l’incroyable dureté du conflit.
Du côté de la montagne, le nom des Aurès plane sur les maquisards. Les wilayas n’existent pas encore et la révolution a pour idhara : l’administration.
On appelle «père» le chef militaire et il n’existe pas encore de grades. Ce sera l’affaire de la Soummam. Les djounoud en sont encore aux premières approches. Le chef politico-militaire, vieux routier de la clandestinité et du parti, de l’O.S. certainement aussi, doit enraciner l’idée d’indépendance dans les masses. Cela ne se passe pas toujours comme il le pense.Les discussions entre les djounoud et les paysans ne sont pas un modèle de réunion de cellule. Le langage est celui du peuple, fait de sentences ou de proverbes, de controverses sur la valeur d’une vie –ou plutôt d’une survie– vécue dans l’indignité de la misère sans perspective d’en sortir, discussions dans lesquelles on jauge plus la détermination des personnes présentes que la force des arguments. Il leur fait, pourtant, à ces djounoud, emporter le minimum d’adhésion. Or l’idée de peuple réel n’est pas problématique seulement pour nos contempteurs. Elle l’est aussi pour les responsables de la révolution. Ils viennent avec des idées des villes, c’est-à-dire des idées politiques énoncées dans des formules politiques. Inutile.
L’essentiel de tout programme politique se résumait dans le mot : «terre». La terre, voilà le programme, le but, la finalité.Ce qui intéresse ces paysans et ces montagnards, ce sont les moyens, la détermination, la volonté de combattre sans recul.
En deux tomes, Mohamed Maarfia, ancien maquisard, nous replonge dans la naissance puis le développement de la guerre de libération dans cette région de Skikda, les montagnes du Madr essentiellement, qui ne se nommait pas encore Wilaya II. L’insurrection paysanne du 20 août 1955, qui deviendra repère et référence puis Journée du moudjahid, est dans le roman comme dans la vie réelle un moment de bascule, un moment de l’irréversible et de l’irrémédiable. Beaucoup d’historiens et beaucoup d’acteurs directs comme Ali Kafi ont parlé de cette insurrection.
Et cela pouvait suffire pour en avoir une idée. Mais Maarfia nous transmet quelque chose d’infiniment plus précieux que la vérité ou les faits historiques bien que la préparation, le déroulement et les suites de cette insurrection ne constituent qu’une partie de son roman. Et son roman reste le seul reflet esthétique de ces moments d’une importance cruciale pour notre guerre de libération. En soi, ce roman mérite lecture en général et lecture attentive pour tous ceux que passionnent l’écriture, ses procédés et ses techniques. Pour tous ceux, aussi, que passionne la mémoire de cette guerre de libération.
Pour tous ceux aussi, chercheurs ou non, que passionnent l’enchevêtrement et la combinaison des facteurs économiques, sociaux, culturels et psychologiques dans la mise en branle des grands conflits historiques. En soi, donc, ce livre mérite lecture. Il le mérite encore plus au regard de ceux qui veulent utiliser cette insurrection du 20 août 1956 comme pièce à conviction pour un procès de notre guerre de libération dont les acteurs auraient aussi «agi au faciès», c’est-à-dire sur un fond raciste et avec des méthodes de massacres aveugles comme les troupes coloniales.
Le massacre comme moyen de lutte disqualifie le colonisé dans sa lutte et le renvoie dos à dos avec le colon et son armée. Marx avait déjà, au XIXe siècle, répondu aux Anglais accusant les cipayes d’atrocité, il avait souligné combien ces atrocités restaient loin de celles commises par les Anglais eux-mêmes et que les cipayes n’étaient que «les fossoyeurs» de l’ordre colonial anglais produits par cet ordre lui-même.
Les faits, ramenés à leur réalité, pour cette journée du 20 août ne peuvent mettre sur le même plan douze mille morts algériens tués dans des ratonnades ou des opérations militaires, bombardements aériens compris. L’accusation est vieille. Elle est même rancie et archi-usée. Elle a visé les insurrections anti-coloniales et toutes les luttes de libération. On peut la résumer en une formule : les peuples –c’est le cas des Palestiniens aujourd’hui– doivent mener des guerres de gentlemen avec leurs armes dérisoires alors que leurs oppresseurs peuvent réprimer massivement, bombarder sans discernement, utiliser la torture (n’est-ce pas Guantanamo ?) et faire usage des armes les plus meurtrières.
En somme, pour être légitimes et justes, les luttes de ces peuples analphabètes, soumis à une misère indicible, démunis des moyens les plus élémentaires hormis leur volonté de se battre, doivent se muer en peuples irréels, sortis de Cambridge, instruits des droits humains dont ils souffrent le déni, philosophant sur l’adéquation des moyens et des fins. A la réalité vécue de ces peuples, on n’oppose pas la réalité de l’exploitation inhumaine qui justifie et légitime leur combat mais des valeurs abstraites que, de toutes les façons, les colons n’auront jamais respectées et pour le respect desquelles les contempteurs n’ont jamais levé le petit doigt.
Maarfia n’est pas dans cette polémique de façon intentionnelle. Il a écrit un roman. Le lecteur est dans cette polémique. Car, tel qu’il est mené, ce livre nous met face à un peuple réel comme n’arrive pas toujours à le restituer l’écriture de l’histoire dans ses codes actuels. Même si ces codes ont connu d’importants aménagements et bénéficié des travaux d’historiens qui ont bousculé les frontières entre histoire, sociologie, économie, ils restent un corset pour la compréhension des acteurs. L’événement ou le fait ne font pas l’acteur. Quand le roman atteint cette qualité d’écriture, celle de Maarfia, il produit un effet de connaissance. Et la force de ce roman est qu’il restitue –grâce au vécu de l’auteur aussi ?– la réalité des acteurs.
Les faits se déroulent dans la région de Skikda. Dans la plaine ou les piémonts, les colons possèdent la terre. La meilleure.Près d’eux, des Algériens en possèdent aussi. Moins et de moins bonne qualité. Plus haut, sur les pentes montagneuses, la terre est rare et de mauvaise qualité.
La zone est une zone de contact entre colons et Algériens. La Première Guerre mondiale comme la Seconde y ont laissé des traces profondes. Le 8 Mai 1945 aussi avec le souvenir particulier des fours à chaux. Les Algériens ne voient pas tous d’un même œil les colons. Quelques-uns sont satisfaits du paternalisme du colon du coin. Il leur suffit de survivre dans un univers clos fait de travail harassant.
Le colon est le maître dans leur tête. D’autres ont fait l’expérience de la puissance française. Dans les deux grandes guerres précisément. Avions, navires de guerre, canons, discipline et organisation, intelligence des généraux et des officiers leur ont laissé un sentiment de puissance française indestructible. D’autres encore théorisent leur situation : elle est un destin voulu par Dieu ou tracé par leurs tares. D’autres encore ne veulent plus de ce système colonial. Sont-ils fous ? Oui, pour la première catégorie. D’une façon ou d’une autre, ils mettent en péril leur survie. Ils ne peuvent qu’aller à la mort et à la défaite.
Cette première année de l’insurrection n’a pas encore tranché la question et les hésitations restent nombreuses. Mais certains ont déjà choisi la France.
Caïds et autres quasi-assimilés sentent le sol trembler sous leurs pieds.
Ils formeront les premiers groupes de harka. La ligne de démarcation va se constituer à l’intérieur des familles. Le colon paternaliste qui a donné quelquefois va essayer d’acheter le père contre le fils.
A côté de l’armée et de la police, il va constituer ou tenter de constituer des noyaux parallèles pour liquider des maquisards. Il en connaît, bien sûr. Il vit dans le voisinage des «Arabes», ses «Arabes», il les connaît forcément.
Le colon agira sur les divisions profondes entre Algériens ou superficielles. Avant même que le 20 août vienne, dans le sang, tracer la ligne rouge entre patriotes et traîtres, les colons feront tout pour que cette ligne surgisse dans le même sang. L’armée française aussi. Bien peu, avant Maarfia, nous avaient donné à comprendre le rôle décisif du colonat dans la guerre civile qui allait opposer patriotes et collaborateurs. Aux crimes coloniaux innombrables par ailleurs, il faudra aussi rajouter celui-là.
Si les Algériens n’ont pas tous le même regard, les colons non plus. Personne ne pourra renvoyer à Maarfia le manichéisme colonial. La lucidité, parfois plus, a trouvé demeure chez quelques-uns. Lucidité presque inutile, déjà en marge et déjà broyée par les forces fondamentales en présence. Par l’incroyable dureté du conflit.
Du côté de la montagne, le nom des Aurès plane sur les maquisards. Les wilayas n’existent pas encore et la révolution a pour idhara : l’administration.
On appelle «père» le chef militaire et il n’existe pas encore de grades. Ce sera l’affaire de la Soummam. Les djounoud en sont encore aux premières approches. Le chef politico-militaire, vieux routier de la clandestinité et du parti, de l’O.S. certainement aussi, doit enraciner l’idée d’indépendance dans les masses. Cela ne se passe pas toujours comme il le pense.Les discussions entre les djounoud et les paysans ne sont pas un modèle de réunion de cellule. Le langage est celui du peuple, fait de sentences ou de proverbes, de controverses sur la valeur d’une vie –ou plutôt d’une survie– vécue dans l’indignité de la misère sans perspective d’en sortir, discussions dans lesquelles on jauge plus la détermination des personnes présentes que la force des arguments. Il leur fait, pourtant, à ces djounoud, emporter le minimum d’adhésion. Or l’idée de peuple réel n’est pas problématique seulement pour nos contempteurs. Elle l’est aussi pour les responsables de la révolution. Ils viennent avec des idées des villes, c’est-à-dire des idées politiques énoncées dans des formules politiques. Inutile.
L’essentiel de tout programme politique se résumait dans le mot : «terre». La terre, voilà le programme, le but, la finalité.Ce qui intéresse ces paysans et ces montagnards, ce sont les moyens, la détermination, la volonté de combattre sans recul.
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