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Souvenir: Un après-midi avec Francis Jeanson

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  • Souvenir: Un après-midi avec Francis Jeanson

    Prendre le train jusqu’à Bordeaux puis, de là, un bus menant à la petite ville de Claoueysur- Lège, au bord du bassin d'Arcachon. Ainsi que nous l’avions convenu, nous trouvons Francis Jeanson à l’arrêt du bus. Présentations rapides.

    La consœur qui m’accompagne, Marie- Joëlle Rupp, a pris rendez-vous avec lui, en quête de témoignage sur son père, Serge Michel. Elle me présente. En fait, elle complète la présentation commencée au téléphone quelques jours plus tôt. C’est donc lui, Francis Jeanson. Cette légende, pour nous autres, Algériens, est l’humilité même. Il nous embarque dans sa voiture. Chez lui, c’est une maison toute simple, avec au bout d’une allée de jardin, une pièce en guise de bureau. Emplie de livres. Nous passerons l’après-midi à bavarder. A l’écouter, plutôt. En sa qualité de chef du réseau de soutien au FLN, il était habilité, nous avait-t- il semblé à l’hebdomadaire pour lequel je travaillais alors, à exprimer son opinion sur le rôle de l’armée en ce début des années 2000 où de larges courants algériens et français la mettaient directement en cause dans la situation de violence que connaissait l’Algérie.

    Je voulais, en fait, connaître l’avis d’un philosophe familier des analyses complexes doublé d’un ami de l’Algérie sur ces thèses qui imputaient tout à l’armée. A l’époque, le juste milieu était impensable. Les deux courants qui s’affrontaient dans l’arène politique et les médias attribuaient, l’un, toute la responsabilité du chaos algérien à la grande muette tandis que l’autre défendait l’armée mordicus. Francis Jeanson nous explique sereinement que dans aucun pays du monde, à aucun moment de l’histoire, sauf en Algérie, une armée n’a été incriminée dans son ensemble du fait de la dérive réelle ou supposée de quelques-uns de ses chefs, aussi gradés soient-ils. Ce qui gardait toute sa crédibilité à son propos, c’est que l’amitié sincère qu’il éprouvait pour l’Algérie n’était entachée d’aucune complaisance. Son esprit critique fonctionnant d’abord à l’encontre de ses amis. De ce point de vue, il était différent de certains de ses camarades «porteurs de valises» que le noble engagement de leur jeunesse en faveur de l’indépendance de l’Algérie avait rendu, une fois celle-ci acquise, aveugles au piétinement des principes de liberté. Francis Jeanson évoqua longuement ses rencontres clandestines avec Serge Michel à cette époque des «porteurs de valises». Sa fille le questionna sur la vie dans la clandestinité, les planques, les déplacements déguisés, les rencontres avec les responsables de la Fédération de France du FLN. Les réponses à ces questions révélaient, outre l’intelligence pratique de l’intellectuel engagé dans la clandestinité, un véritable conteur sachant tenir son auditoire en haleine. Mais autant que son rôle dans le soutien au FLN, il m'importait de savoir pourquoi, alors que jeune philosophe venant d’entrer aux Temps modernes, prestigieuse revue du pape de l’existentialisme, il s’était lui trouvé mêlé à la brouille entre Jean-Paul Sartre et Albert Camus. Nous sommes en 1952. Jeanson a 30 ans. Camus publie L’Homme révolté, ouvrage qui consomme la rupture entre les deux hommes autour de la notion de l’engagement. La réunion de rédaction aux Temps modernes, dont la direction a été confiée par Sartre à Jeanson depuis quelques mois, débat autour du sort à réserver au livre de Camus. L’ignorer ? Impossible. En parler ? Oui mais en le passant au crible de la critique. C’est Sartre qui décide : «C’est encore Jeanson qui fera la note de lecture la moins méchante.» Jeanson jugera le livre de Camus «réactionnaire», et «certains de ses jugements erronés». Camus répond mais à Sartre qu’il sait être le commanditaire de l’article et, par la même occasion, à Jeanson. Il écrit ceci : «Un mélange de suffisance sombre et de vulnérabilité a toujours découragé de vous dire des vérités entières… Il se peut que vous ayez été pauvre, mais vous ne l'êtes plus. Vous êtes un bourgeois comme Jeanson et comme moi… Votre morale s'est d'abord changée en moralisme, aujourd'hui elle n'est plus que littérature, demain elle sera peut-être immoralité ».

    La polémique est entrée dans l’histoire des idées car elle s’articulait autour d’une question qui allait prendre de plus en plus d’ampleur : l’engagement de l’intellectuel par rapport au communisme, notamment. Un autre point sur lequel je voulais m’entretenir avec lui était son rôle d’éditeur de Frantz Fanon. Dans les années 1950, il crée et dirige aux éditions du Seuil, à Paris, la collection «Ecrivains de toujours». C’est dans son bureau qu’il voit arriver un jour un jeune Martiniquais. Frantz Fanon avait envoyé par la poste quelques mois auparavant un manuscrit que Jeanson avait trouvé intéressant. Il le convia à une rencontre. Les deux hommes engagèrent la conversation. Jeanson lui dit qu’il était prêt à publier le livre mais que le titre ne collait pas. C’est à lui qu’on doit « Peaux noires, masques blancs ». Puis il fait l’éloge de l’analyse développée par Fanon. Ce dernier rétorque alors : «C’est pas mal pour un Noir, non ?» C’est le genre de plaisanterie que Jeanson ne goûte guère. Il réplique : «Si vous pensez que je suis capable de tenir un tel propos, autant vous en aller tout de suite » Fanon éclate de rire. C’était l’une de ses provocations. Nous n'avons pas vu passer les heures. Mesuré et passionnant, Francis Jeanson était aérien. Il savait convaincre par suggestion. Et jamais il ne s’attardait sur ce qu’il avait fait de glorieux. Telle est la marque des grands.

    Arezki Metref
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