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La trilogie de Mohamed Dib

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  • La trilogie de Mohamed Dib

    La trilogie de Mohamed Dib pouvait-elle nous livrer un bout d’explication du drame de Ghazaouet ? Peut-être pas.

    Mais entre deux articles de presse me revenait sans cesse un vague souvenir que Aïni, lasse de l’enfer social qu’elle vivait, y avait songé. Je ne me souvenais plus des circonstances exactes car c’est cela la marque des grands écrivains. Vous retenez de leur lecture une ligne directrice du livre, un sens des hommes ou de l’histoire mais jamais les détails à moins de les avoir relus plusieurs fois.

    Et quand vous les relisez, vous re-découvrez littéralement le livre. Non pas en vous disant : «Tiens ! J’avais oublié ce détail» mais en découvrant ce détail pour la première fois. Il ne vous avait pas échappé. Vous ne retenez des scènes, des faits ou des personnages que ce qui construit pour vous le sens essentiel de cette première ou deuxième ou troisième lecture.

    Si cela vous arrive devant un texte, vous pouvez le classer parmi les grands textes.

    C’était cela le sens premier de mes lectures précédentes de la trilogie : un tableau à peine supportable de la condition coloniale. La condition du colonisé, c’est d’abord une réalité somatique.

    Aucun auteur algérien ne le rend aussi bien que Mohamed Dib. Cette réalité somatique, c’est la faim, le froid, la maladie ; le corps qui se noue dans l’attente du pain, les muscles qui se raidissent, la colère subite et violente des femmes qui tiennent à chasser

    Aïni de la grande maison, la salive des phases hypnogènes face à la marmite qui n’en finit pas de bouillir, les rêves boulangers. Cette réalité somatique tourne à l’obsession chez Omar. Il ne pense plus qu’au pain, rien qu’au pain d’ailleurs, rien de plus que le pain même quand –ô miracle– ses sœurs ont pu gagner quelques sous de plus dans un éphémère travail. Omar court. Il court tout le temps et il a peur. Constamment peur, sauf à Bni Boublen où il peut manger à sa faim et où Commandar l’ouvre aux signes d’un monde qui s’annonce.

    Ce soma fait plus que supplicier les personnages dans leur corps et leurs sensations. Il les configure dans leur tête. Il devient toute leur réalité. Les saisons prennent un aspect physique. Le froid les saisit au plus profond des os et la chaleur les accable au plus profond de l’ombre de la chambre. C’est ce soma qui fait crier Aïni dans des crises d’hystérie contre sa mère devenue une charge insupportable. Le reproche que Aïni fait au monde est celui du pain qu’elle n’arrive plus à assurer. Et sa mère est à ce monde. Elle est aussi ce monde. Omar ne sortira de cette pesanteur qu’une fois tout au début de la Grande Maison quand il soupçonnera une faim encore plus grande que la sienne, plus tragique, celle de Veste de kaki. Ou encore dans le Métier à tisser, quand il regarde des hordes de paysans venus dont ne sait où, au port encore droit, envahir Tlemcen dans une quête muette et désespérée de pain. Pourquoi serait-ce la marque de la condition coloniale ?

    D’autres peuples ont connu la faim sans être colonisés et de bonnes âmes peuvent nous rappeler disettes et famines de pays libres. D’une part, disettes et famines dans ces pays restent des situations exceptionnelles. Elles ne deviennent pas une condition permanente, la condition permanente vécue par Omar, Aïni ou les fellahs de Bni Boublen.

    D’autre part, Aïni, Ben Youb, Ba Dedouche, Slimane Meskine et bien d’autres personnages viennent tout juste, à une génération près, d’être dépossédés. C’est le couffin fabuleux laissé par le cousin oublié, Mustapha, qui rappelle à Aïni l’aisance de sa lignée et lui donne un moment un motif de fierté publique et de tendresse retrouvée et éphémère pour sa maman grabataire et abandonnée à la vermine qui lui ronge les jambes.

    C’est la mémoire de tous ces fellahs repoussés vers les terres ingrates et caillouteuses des crêtes. Seul Hamid Serraj leur apporte la parole, la possibilité de dire leur condition. En dehors de cela, ils sont la proie de leurs corps. Slimane chante avec sa voix mais aussi avec son corps et Ba Dedouche, le vieux, l’écoute aussi avec son corps comme dans une transe et il finit par s’agenouiller devant le chanteur comme possédé.

    Les personnages de Dib apartiennent à une société qui n’a plus les moyens d’organiser sa solidarité et qui est passe de perdre ses anciens moyens de produire et de distribuer.

    Disloquée par le colonialisme, elle se bat contre sa descente programmée dans un enfer social. La condition coloniale fait de cette faim et de ce froid une sorte d’arbitraire, une modalité de la conquête et de la domination, la conséquence nécessaire de la présence étrangère, une injustice sans raisons endogènes. Un arbitraire absolu. La trilogie nous déroule la trame de cet arbitraire, nous laissant face à un dilemme sans fin, le dilemme de ces paysans et de ces artisans, de ces hommes et de ces femmes qui ne veulent pas en arriver au mal. Plutôt qui ne veulent pas encore en arriver au mal pour trancher dans l’arbitraire comme s’ils devaient exploiter la moindre possibilité de changer leur situation sans acte irrémédiable.

    Cette hésitation imprégnera les fellahs tout au long de l’Incendie même si une conscience nouvelle est en train de naître en eux, la conscience d’une terre «Algérie» et la conscience d’une cause fondamentale à leur situation : le colonialisme. Le mot est dit, le mal désigné. Cette hésitation marquera aussi la conscience nouvelle qui agite dans le Métier à tisser les tisserands dans l’atelier.

    Aïni, plus que les autres, préserve ces possibilités de s’en tirer parce qu’elle est femme, qu’elle est veuve, qu’elle a à sa charge trois enfants, qu’elle n’a aucun moyen de comprendre clairement son monde même si elle le comprend quand même à partir de ses codes sociaux. Elle sait bien que Lalla ne lui envoie que les restes les plus indignes –qu’est-ce que quelques croûtons de pain épisodiques pour une famille fantasmant sur un coûteux prestige social– mais cette société ancienne tient encore ses membres dans les rets des rapports sociaux encore utiles et encore fonctionnels.

    C’est dans cette recherche désespérée d’une solution personnelle, individuelle qu’Aïni songe à la contrebande. Elle ira à Oujda chercher les tissus dont ont besoin d’autres femmes, moins infortunées ou moins déclassées. Peut-être riches tout simplement ou rêvant de richesses. Car cette vieille société reste une société inégalitaire, une société de classes. Et c’est bien le frein qui handicape la montée des luttes anticolonialistes. Lalla comme Kara comme Bouanane ne voulaient pas d’un Hamid Serraj.

    Leur statut social engendrait la peur des crève-la-faim et, pour eux, seule la France pouvait les tenir à distance ou les avoir à merci. Elle leur permettait aussi de participer à la curée, de devenir des prédateurs associés, des prédateurs complices. L’idée de la prédation est plus lointaine que l’idée de justice, que l’exigence d’équité. Aïni risquait gros en se faisant contrebandière. L’amende n’était pas rien. Mais le plus gros risque restait encore la honte. Contrebandière, c’était bien pour un peu d’argent –un tout petit peu d’argent– mais c’était pire pour l’image sociale et Aïni tenait encore à l’image sociale. Elle ne fera pas vraiment de contrebande. L’histoire que vous relirez dans la trilogie se passe entre 1938 et 1942. La Seconde Guerre mondiale ajoutera à la misère des Algériens.

    A quatorze ans, Omar deviendra apprenti tisserand et il ira prendre du thé avec son ami. Il continuera dans le froid coupant de la nuit de chercher, près de la gare, des restes de charbon tombés de la locomotive. Il est à un âge incertain, dans une époque incertaine, au milieu de gens incertains. Tout pouvait advenir, même ce débarquement américain par lequel se termine la trilogie.

    Nous sommes loin de Ghazaouet ? Peut-être pas. Par contre, nous sommes loin des valeurs grâce auxquelles notre société tenait debout face au monstre colonial. Mohamed Dib ne nous explique pas Ghazaouet. Ce n’est pas la même situation. Ce ne sont même pas les mêmes motivations ultimes de survie.

    Ce n’est pas la même attitude morale et la culpabilité d’une déchéance de l’image sociale. Mais dans la distance et la différence qu’il nous permet de mesurer, il nous livre quelques questionnements en creux. Pourquoi aller si loin pour poser les bonnes questions ? Parce qu’elles sont toujours inscrites dans l’histoire lointaine. Dans ces romans à la façon de Dib, comme il existe la façon d’autres écrivains, prenait corps une idée de l’Algérie, la notion d’Algérie.

    A l’intérieur de ces frontières que nous connaissons et que Aïni nous rend palpables dans le roman. Elles sont à la fois maudites pour les obstacles qu’elles dressent et elles sont pédagogiques pour Aïni puisqu’elle ne perçoit le pays qu’ainsi. Omar le concevra autrement grâce à Commandar.
    Les fellahs le percevront ainsi grâce à leurs luttes et à Serraj. La question s’est–t-elle refermée de savoir ce qu’est notre pays ou alors derrière Ghazaouet s’est-elle rouverte et les Kara, les Lalla, les Bouanane reviennent-ils nous hanter ?

    Par Mohamed Bouhamidi, la Tribune
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