Maladies mentales: Les normes de l’OMS bafouées
· Absence de prise en charge, graves insuffisances de moyens
· 1.900 lits, 350 psychiatres…
· La communauté médicale s’alarme
UN infanticide à Fès; une femme tue et découpe son fils après que ce dernier eut assassiné sa sœur à Meknès, un aliéné sème la panique à Rabat, poignarde mortellement un lycéen ainsi que plusieurs passants; une bonne tue les enfants de son employeur à Inezgane… Ce sont entre autres les drames qui ont ému, horrifié, scandalisé l’opinion publique ces dernières semaines. Certes, il y a des gestes aussi terrifiants qu’imprévisibles. Les médecins sont catégoriques: il est difficile de repérer de manière irréfutable le psychopathe qui sommeille peut-être en nous! «Le cerveau fonctionne durant toute une vie et lorsqu’ il tombe en panne, c’est le trouble psychique» explique le Pr Driss Moussaoui, directeur du centre psychiatrique universitaire Ibn Rochd-Casablanca. Le constat ne doit pas pour autant occulter quelques interrogations d’acuité dans le contexte marocain. Il y a incontestablement un manque de surveillance et de prise en charge des malades mentaux et surtout des patients susceptibles de représenter un danger. Les témoignages des familles, dont beaucoup souffrent en silence, sont récurrents: l’admission du malade ressemble à une véritable partie de ping-pong entre services de la police et services de psychiatrie. Les premiers avouent leur impuissance tant que l’acte violent ou délictuel n’est pas commis. Les seconds mettent en avant l’insuffisance de moyens: pas assez de lits pour tout le monde. Autrement dit, débrouillez-vous avec vos fous! Plus de 40% de la population marocaine présente un trouble mental léger, moyen ou grave. La schizophrénie, à elle seule, touche 300.000 Marocains. D’autres pays enregistrent aussi un lourd pourcentage: 58% en Algérie, 33% en France, 52% aux USA. L’offre est très faible par rapport à l’énorme demande de la population». Avec 350 psychiatres et 1.900 lits, le secteur ne répond pas aux normes de l’OMS qui recommande entre 5 et 8 lits pour 10.000 habitants. «Qu’attendons-nous? il faut du personnel médical et paramédical, des budgets de fonctionnement, des psychologues, des personnes de nettoyage…», poursuit Moussaoui. A elle seule, Casablanca compte 100.000 cas de malades mentaux! Ces derniers n’ont droit qu’à 200 lits pour être soignés.
La prison au lieu de l’asile
Du côté du budget, le ministère de la Santé réserve à peine 1%, soit dix fois moins que le seuil fixé par l’Organisation mondiale de la santé. A cette liste s’ajoute le déficit des infirmiers, d’où la fermeture des instituts de formation. «La psychiatrie dans tout le Maroc ne répond pas aux normes de l’OMS. Nous manquons de tout: d’assistance sociale, de psychologues spéciaux, de services de psychiatrie de l’enfant et des adolescents, d’hospitalisation et du budget de médicaments». L’autre aberration c’est que les malades mentaux se retrouvent dans des prisons alors qu’ils devraient être dans des asiles. Un malade mental a besoin de soutien et d’expertise. C’est le cas dans les pays industrialisés, où à chaque fois qu’il y a un homicide, une expertise psychiatrique est obligatoire. «Au Maroc, il y a un très grand nombre de malades mentaux graves qui commettent des délits ou des crimes et qui se retrouvent aujourd’hui en prison alors qu’ils doivent être dans les hôpitaux et les services psychiatriques pour se faire soigner», soutient le professeur Moussaoui.
Suicides
LES suicides sont beaucoup plus fréquents au Maroc qu’en France. Cependant pour des raisons sociales et surtout religieuses (l’islam condamnant le suicide), la famille marocaine maquille les causes. Les suicides sont une conséquence directe d’un trouble mental ou d’une souffrance psychique importante. D’où la nécessité d’une consultation et d’un suivi. L’infanticide peut être une forme de suicide. Lorsque la mère tue ses enfants par compassion et c’est très souvent dans le cadre d’un suicide collectif que la psychiatrie désigne d’ailleurs sous l’appellation de suicide altruiste. «Celle-ci vit le sentiment de l’illusion perdue parce qu’elle est confrontée à une rude réalité et refuse l’accompagnement du bébé. Le père peut aussi être confronté à des situations difficiles qui peuvent renvoyer à une histoire personnelle», précise le Dr. Hachem Tyal, S.G. de la Société psychanalytique marocaine (SPM) et psychiatre à Casablanca.
Trois questions au Pr. Driss Moussaoui
«Je continuerai à renvoyer les patients faute de moyens»
- L’Economiste: - Pourquoi la prise en charge des malades mentaux est-elle mal assurée au Maroc?
-Driss Moussaoui: Nos manques sont énormes. Chaque jour nous continuons de renvoyer chez eux des malades qui peuvent être dangereux pour eux-mêmes ou pour les autres. Je continuerai de le faire faute de lits et de moyens. En tant que personnel médical nous sommes nous-mêmes en danger. Nous avons une seule infirmière de garde pour un service fermé constitué de 40 hommes malades. L’erreur grossière est de considérer que les troubles mentaux sont l’apanage de l’Europe et de l’Amérique du Nord, et des pays industriels. Sur l’origine de ces troubles mentaux, il y a à redire. Comment voulez-vous que des gens qui vivent dans la misère, la pauvreté, la souffrance sociale, le manque de dignité humaine ne dépriment pas, ne s’effondrent pas, ne deviennent pas fous?
-Est-ce qu’il y a plus ou moins de malades que par le passé?
- Il devrait en avoir autant à la différence que la dépression n’était pas connue il y a 20 ans. Aujourd’hui la femme qui habite un bidonville parle d’une dépression. Il y a quelques années c’était inconnu. C’est une question d’information. Le référentiel pour diagnostiquer les troubles mentaux est énorme
- Une société marocaine, tiraillée entre modernité et tradition, n’est-elle pas plus prédisposée aux troubles mentaux?
- Dans certaines familles très traditionnelles, où il y a en particulier des jeunes filles, qui veulent s’émanciper, oui, cela peut être un facteur déclenchant. Mais ce n’est sûrement pas le seul puisqu’il y a des facteurs génétiques, d’éducation, environnementaux. Je reconnais néanmoins que la confrontation peut exister entre la modernité et la tradition.
F. Z. T.
L'economiste
· Absence de prise en charge, graves insuffisances de moyens
· 1.900 lits, 350 psychiatres…
· La communauté médicale s’alarme
UN infanticide à Fès; une femme tue et découpe son fils après que ce dernier eut assassiné sa sœur à Meknès, un aliéné sème la panique à Rabat, poignarde mortellement un lycéen ainsi que plusieurs passants; une bonne tue les enfants de son employeur à Inezgane… Ce sont entre autres les drames qui ont ému, horrifié, scandalisé l’opinion publique ces dernières semaines. Certes, il y a des gestes aussi terrifiants qu’imprévisibles. Les médecins sont catégoriques: il est difficile de repérer de manière irréfutable le psychopathe qui sommeille peut-être en nous! «Le cerveau fonctionne durant toute une vie et lorsqu’ il tombe en panne, c’est le trouble psychique» explique le Pr Driss Moussaoui, directeur du centre psychiatrique universitaire Ibn Rochd-Casablanca. Le constat ne doit pas pour autant occulter quelques interrogations d’acuité dans le contexte marocain. Il y a incontestablement un manque de surveillance et de prise en charge des malades mentaux et surtout des patients susceptibles de représenter un danger. Les témoignages des familles, dont beaucoup souffrent en silence, sont récurrents: l’admission du malade ressemble à une véritable partie de ping-pong entre services de la police et services de psychiatrie. Les premiers avouent leur impuissance tant que l’acte violent ou délictuel n’est pas commis. Les seconds mettent en avant l’insuffisance de moyens: pas assez de lits pour tout le monde. Autrement dit, débrouillez-vous avec vos fous! Plus de 40% de la population marocaine présente un trouble mental léger, moyen ou grave. La schizophrénie, à elle seule, touche 300.000 Marocains. D’autres pays enregistrent aussi un lourd pourcentage: 58% en Algérie, 33% en France, 52% aux USA. L’offre est très faible par rapport à l’énorme demande de la population». Avec 350 psychiatres et 1.900 lits, le secteur ne répond pas aux normes de l’OMS qui recommande entre 5 et 8 lits pour 10.000 habitants. «Qu’attendons-nous? il faut du personnel médical et paramédical, des budgets de fonctionnement, des psychologues, des personnes de nettoyage…», poursuit Moussaoui. A elle seule, Casablanca compte 100.000 cas de malades mentaux! Ces derniers n’ont droit qu’à 200 lits pour être soignés.
La prison au lieu de l’asile
Du côté du budget, le ministère de la Santé réserve à peine 1%, soit dix fois moins que le seuil fixé par l’Organisation mondiale de la santé. A cette liste s’ajoute le déficit des infirmiers, d’où la fermeture des instituts de formation. «La psychiatrie dans tout le Maroc ne répond pas aux normes de l’OMS. Nous manquons de tout: d’assistance sociale, de psychologues spéciaux, de services de psychiatrie de l’enfant et des adolescents, d’hospitalisation et du budget de médicaments». L’autre aberration c’est que les malades mentaux se retrouvent dans des prisons alors qu’ils devraient être dans des asiles. Un malade mental a besoin de soutien et d’expertise. C’est le cas dans les pays industrialisés, où à chaque fois qu’il y a un homicide, une expertise psychiatrique est obligatoire. «Au Maroc, il y a un très grand nombre de malades mentaux graves qui commettent des délits ou des crimes et qui se retrouvent aujourd’hui en prison alors qu’ils doivent être dans les hôpitaux et les services psychiatriques pour se faire soigner», soutient le professeur Moussaoui.
Suicides
LES suicides sont beaucoup plus fréquents au Maroc qu’en France. Cependant pour des raisons sociales et surtout religieuses (l’islam condamnant le suicide), la famille marocaine maquille les causes. Les suicides sont une conséquence directe d’un trouble mental ou d’une souffrance psychique importante. D’où la nécessité d’une consultation et d’un suivi. L’infanticide peut être une forme de suicide. Lorsque la mère tue ses enfants par compassion et c’est très souvent dans le cadre d’un suicide collectif que la psychiatrie désigne d’ailleurs sous l’appellation de suicide altruiste. «Celle-ci vit le sentiment de l’illusion perdue parce qu’elle est confrontée à une rude réalité et refuse l’accompagnement du bébé. Le père peut aussi être confronté à des situations difficiles qui peuvent renvoyer à une histoire personnelle», précise le Dr. Hachem Tyal, S.G. de la Société psychanalytique marocaine (SPM) et psychiatre à Casablanca.
Trois questions au Pr. Driss Moussaoui
«Je continuerai à renvoyer les patients faute de moyens»
- L’Economiste: - Pourquoi la prise en charge des malades mentaux est-elle mal assurée au Maroc?
-Driss Moussaoui: Nos manques sont énormes. Chaque jour nous continuons de renvoyer chez eux des malades qui peuvent être dangereux pour eux-mêmes ou pour les autres. Je continuerai de le faire faute de lits et de moyens. En tant que personnel médical nous sommes nous-mêmes en danger. Nous avons une seule infirmière de garde pour un service fermé constitué de 40 hommes malades. L’erreur grossière est de considérer que les troubles mentaux sont l’apanage de l’Europe et de l’Amérique du Nord, et des pays industriels. Sur l’origine de ces troubles mentaux, il y a à redire. Comment voulez-vous que des gens qui vivent dans la misère, la pauvreté, la souffrance sociale, le manque de dignité humaine ne dépriment pas, ne s’effondrent pas, ne deviennent pas fous?
-Est-ce qu’il y a plus ou moins de malades que par le passé?
- Il devrait en avoir autant à la différence que la dépression n’était pas connue il y a 20 ans. Aujourd’hui la femme qui habite un bidonville parle d’une dépression. Il y a quelques années c’était inconnu. C’est une question d’information. Le référentiel pour diagnostiquer les troubles mentaux est énorme
- Une société marocaine, tiraillée entre modernité et tradition, n’est-elle pas plus prédisposée aux troubles mentaux?
- Dans certaines familles très traditionnelles, où il y a en particulier des jeunes filles, qui veulent s’émanciper, oui, cela peut être un facteur déclenchant. Mais ce n’est sûrement pas le seul puisqu’il y a des facteurs génétiques, d’éducation, environnementaux. Je reconnais néanmoins que la confrontation peut exister entre la modernité et la tradition.
F. Z. T.
L'economiste
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