Par Gérard-François DUMONT*, le 16 mai 2009
Recteur. Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne. Directeur de Population et Avenir. Auteur de nombreux ouvrages dont Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses.
La géographie du chiisme permet, sans aucun doute, de dessiner une sorte de « croissant chiite », allant de l’Iran au Liban, en passant par l’Irak et la Syrie alaouite alliée à l’Iran, comme l’a formulé en 2004 le roi Abdallah. Mais il importe en réalité d’étudier l’ensemble de la géographie du chiisme au Moyen-Orient et dans la partie centre-occidentale de l’Asie centrale du Sud. L’analyse géopolitique des populations actuelles comme la recherche prospective permettent d’en tirer d’importants enseignements géopolitiques, en prenant la juste mesure du poids de l’Iran et de la répartition religieuse dans la région.
Dans la perspective des prochaines élections en Iran et dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le diploweb.com est heureux de vous présenter ce texte de Gérard-François Dumont, paru dans la revue Géostratégiques, n° 18, janvier 2008.
LA DÉNOMINATION “croissant chiite” est récente : elle est apparue en 2004 à l’occasion d’une déclaration du roi Abdallah de Jordanie. Sa première formulation impliquait une définition signifiant un risque géopolitique pour le Moyen-Orient. Selon le roi, le « croissant chiite » serait comme un moyen de faire évoluer les rapports de force, plus particulièrement au Moyen-Orient, en faveur de l’Iran et, donc, en défaveur des autres régimes politiques de la région, pour la plupart attachés au sunnisme. S’interroger sur cette analyse nécessite d’abord de préciser les conditions de la naissance « géopolitique » de l’expression. Si cette dernière existe dans des discours de dirigeants politiques, et en raison même de son emploi dans les médias, il importe ensuite d’en mesurer, à l’étude des faits, la véritable dimension. Ceci justifie une approche précise, notamment quantitative, qui nécessite un regard géographique plus large. Enfin, il conviendra de réfléchir aux enseignements de l’analyse géopolitique des populations concernées.
La naissance de la dénomination géopolitique de « croissant chiite »…
Tout commence précisément le 8 décembre 2004, jour où le Washington Post publie un entretien avec le roi Abdallah II de Jordanie. Le souverain, dont le pays peut être considéré à la fois comme un ami et un allié des États-Unis, choisit donc un grand quotidien de ce pays pour se déclarer préoccupé par l’émergence d’un « croissant chiite ».
Ce dernier, allant de l’Iran au Liban, comprendrait d’abord l’Irak post-Saddam, dont les dirigeants sont désormais majoritairement chiites. Selon le roi de Jordanie, « L’Iran a tout intérêt à voir s’instaurer une République islamique en Irak (...) et, en conséquence, l’engagement des Iraniens vise à obtenir un gouvernement qui soit très pro-iranien ». Les autorités iraniennes financeraient de nombreuses activités caritatives en Irak pour s’y implanter durablement et auraient encouragé plus d’un million d’Iraniens à s’installer en Irak pour les faire voter aux élections générales du 30 janvier 2005. Abdallah déclare donc : « Je suis sûr qu’il y a beaucoup de monde, beaucoup d’Iraniens là-bas qui seront utilisés lors du vote pour influencer le résultat [des élections] ». En conséquence, le roi craint que l’avènement en Irak d’un gouvernement pro-iranien ne favorise la création d’un « croissant » régional sous influence chiite, allant de l’Iran au Liban, en passant par l’Irak et la Syrie, pourtant alaouite. L’évolution pro-iranienne de l’Irak aurait des conséquences sur la géopolitique régionale, les changements apportés aux rapports de force politiques entre chiites et sunnites risquant de se traduire « par de nouveaux problèmes qui ne seraient pas limités aux frontières de l’Irak ».
Le contenu de l’entretien du roi Abdallah, comme le choix du journal, ne peuvent passer inaperçus. En effet, le roi n’est pas un « démagogue » bavard à la Chavez [1], mais un dirigeant discret, pondéré et fin diplomate. Personne ne peut penser que le souverain Hachémite ait voulu faire preuve de lyrisme ou laissé ses mots dépasser sa pensée. En réalité, le recours à l’expression de « croissant chiite » interpelle non seulement les États-Unis, que le roi veut manifestement inviter à réfléchir sur leur stratégie irakienne, qui devrait aussi faire place aux sunnites dans la construction d’un nouvel Irak, mais aussi les autres pays arabes, qui doivent clarifier leur stratégie vis-à-vis de l’Iran.
La thèse selon laquelle le roi Abdallah a bien dit ce qu’il voulait dire est d’ailleurs confirmée quelques mois plus tard, d’autant que divers événements encouragent le roi à préciser à nouveau sa pensée. Le 14 février 2005, en particulier, le Premier ministre libanais Rafic Hariri, dirigeant sunnite, est assassiné. Le 22 mars 2005, le roi Abdallah se retrouve à Washington où il rencontre des chefs de la communauté juive américaine. Il leur déclare que la Syrie et l’Iran constituent la principale menace pour la stabilité du Moyen-Orient. Il considère alors que la Syrie et l’Iran, ainsi que la milice libanaise du Hezbollah, appuyée par ces deux pays, « encouragent les attaques terroristes contre Israël afin de divertir l’attention du monde des événements au Liban » [2]. Le roi aurait fait comprendre que son pays avait récemment déjoué plusieurs tentatives du Hezbollah « d’envoyer des terroristes en Israël via la Jordanie ». Pour Abdallah de Jordanie, le parti chiite libanais Hezbollah constituerait en quelque sorte le « versant occidental » du « croissant chiite » qu’il avait une première fois présenté en décembre 2004.
Recteur. Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne. Directeur de Population et Avenir. Auteur de nombreux ouvrages dont Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses.
La géographie du chiisme permet, sans aucun doute, de dessiner une sorte de « croissant chiite », allant de l’Iran au Liban, en passant par l’Irak et la Syrie alaouite alliée à l’Iran, comme l’a formulé en 2004 le roi Abdallah. Mais il importe en réalité d’étudier l’ensemble de la géographie du chiisme au Moyen-Orient et dans la partie centre-occidentale de l’Asie centrale du Sud. L’analyse géopolitique des populations actuelles comme la recherche prospective permettent d’en tirer d’importants enseignements géopolitiques, en prenant la juste mesure du poids de l’Iran et de la répartition religieuse dans la région.
Dans la perspective des prochaines élections en Iran et dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le diploweb.com est heureux de vous présenter ce texte de Gérard-François Dumont, paru dans la revue Géostratégiques, n° 18, janvier 2008.
LA DÉNOMINATION “croissant chiite” est récente : elle est apparue en 2004 à l’occasion d’une déclaration du roi Abdallah de Jordanie. Sa première formulation impliquait une définition signifiant un risque géopolitique pour le Moyen-Orient. Selon le roi, le « croissant chiite » serait comme un moyen de faire évoluer les rapports de force, plus particulièrement au Moyen-Orient, en faveur de l’Iran et, donc, en défaveur des autres régimes politiques de la région, pour la plupart attachés au sunnisme. S’interroger sur cette analyse nécessite d’abord de préciser les conditions de la naissance « géopolitique » de l’expression. Si cette dernière existe dans des discours de dirigeants politiques, et en raison même de son emploi dans les médias, il importe ensuite d’en mesurer, à l’étude des faits, la véritable dimension. Ceci justifie une approche précise, notamment quantitative, qui nécessite un regard géographique plus large. Enfin, il conviendra de réfléchir aux enseignements de l’analyse géopolitique des populations concernées.
La naissance de la dénomination géopolitique de « croissant chiite »…
Tout commence précisément le 8 décembre 2004, jour où le Washington Post publie un entretien avec le roi Abdallah II de Jordanie. Le souverain, dont le pays peut être considéré à la fois comme un ami et un allié des États-Unis, choisit donc un grand quotidien de ce pays pour se déclarer préoccupé par l’émergence d’un « croissant chiite ».
Ce dernier, allant de l’Iran au Liban, comprendrait d’abord l’Irak post-Saddam, dont les dirigeants sont désormais majoritairement chiites. Selon le roi de Jordanie, « L’Iran a tout intérêt à voir s’instaurer une République islamique en Irak (...) et, en conséquence, l’engagement des Iraniens vise à obtenir un gouvernement qui soit très pro-iranien ». Les autorités iraniennes financeraient de nombreuses activités caritatives en Irak pour s’y implanter durablement et auraient encouragé plus d’un million d’Iraniens à s’installer en Irak pour les faire voter aux élections générales du 30 janvier 2005. Abdallah déclare donc : « Je suis sûr qu’il y a beaucoup de monde, beaucoup d’Iraniens là-bas qui seront utilisés lors du vote pour influencer le résultat [des élections] ». En conséquence, le roi craint que l’avènement en Irak d’un gouvernement pro-iranien ne favorise la création d’un « croissant » régional sous influence chiite, allant de l’Iran au Liban, en passant par l’Irak et la Syrie, pourtant alaouite. L’évolution pro-iranienne de l’Irak aurait des conséquences sur la géopolitique régionale, les changements apportés aux rapports de force politiques entre chiites et sunnites risquant de se traduire « par de nouveaux problèmes qui ne seraient pas limités aux frontières de l’Irak ».
Le contenu de l’entretien du roi Abdallah, comme le choix du journal, ne peuvent passer inaperçus. En effet, le roi n’est pas un « démagogue » bavard à la Chavez [1], mais un dirigeant discret, pondéré et fin diplomate. Personne ne peut penser que le souverain Hachémite ait voulu faire preuve de lyrisme ou laissé ses mots dépasser sa pensée. En réalité, le recours à l’expression de « croissant chiite » interpelle non seulement les États-Unis, que le roi veut manifestement inviter à réfléchir sur leur stratégie irakienne, qui devrait aussi faire place aux sunnites dans la construction d’un nouvel Irak, mais aussi les autres pays arabes, qui doivent clarifier leur stratégie vis-à-vis de l’Iran.
La thèse selon laquelle le roi Abdallah a bien dit ce qu’il voulait dire est d’ailleurs confirmée quelques mois plus tard, d’autant que divers événements encouragent le roi à préciser à nouveau sa pensée. Le 14 février 2005, en particulier, le Premier ministre libanais Rafic Hariri, dirigeant sunnite, est assassiné. Le 22 mars 2005, le roi Abdallah se retrouve à Washington où il rencontre des chefs de la communauté juive américaine. Il leur déclare que la Syrie et l’Iran constituent la principale menace pour la stabilité du Moyen-Orient. Il considère alors que la Syrie et l’Iran, ainsi que la milice libanaise du Hezbollah, appuyée par ces deux pays, « encouragent les attaques terroristes contre Israël afin de divertir l’attention du monde des événements au Liban » [2]. Le roi aurait fait comprendre que son pays avait récemment déjoué plusieurs tentatives du Hezbollah « d’envoyer des terroristes en Israël via la Jordanie ». Pour Abdallah de Jordanie, le parti chiite libanais Hezbollah constituerait en quelque sorte le « versant occidental » du « croissant chiite » qu’il avait une première fois présenté en décembre 2004.
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