Chaque Marocain a vécu le jour de l’annonce de la mort de Hassan II à sa manière. Dix ans plus tard, des citoyens lambda dépoussièrent leurs souvenirs. Récits.
“On a d’abord pensé que c’était la guerre”, se rappelle Omar,
29 ans. Ce 23 juillet 1999, ce pharmacien, en voiture avec des amis sur la route côtière de Rabat en direction de Bouznika-plage, tombe, au détour d’un virage, nez à nez avec un impressionnant dispositif policier. Voiture et passagers sont fouillés de fond en comble et les CIN épluchées : obligation de faire demi-tour, l’accès à la capitale est momentanément interdit. Sur le chemin du retour, ils croisent “desfemmes qui pleurent, se frappent le visage et des groupes de jeunes brandissant photos du roi et drapeaux”. Un coup de fil plus tard, Omar et ses amis apprennent la nouvelle, et rejoignent famille et voisins déjà amassés devant le palais royal de Derb Soltane.“L’attroupement a duré jusque tard dans la nuit. Les gens étaient hystériques, c’était à qui pleurerait le plus fort”, explique notre homme, qui reconnaît avoir lui-même pleuré“comme un enfant qui perd son père”. Les émotions ne vont pas s’arrêter là : vers 1h du matin, une voisine a accouché à même le sol dans l’indifférence générale, la foule étant trop occupée à pleurer son roi, se souvient-il.
C’est la foule qui a d’ailleurs alerté Quawan, 56 ans. En fin d’après-midi, ce vendeur de journaux remarque des comportements inhabituels.“Les gens étaient bizarres, des versets coraniques s’échappaient des voitures”, explique-t-il. Quelques minutes plus tard, un arabe classique parfait officialise le décès du roi à la radio. Abasourdi, l’homme n’a même pas le temps de digérer la nouvelle : son kiosque est assiégé. Pris de folie douce, les gens s’arrachent tout, littéralement, en quête d’un début d’explication. Quawan va exceptionnellement ouvrir toute la nuit et réaliser un chiffre d’affaires à la hauteur de l’événement,“historique ». Une décision qui lui vaudra d’être malmené par un groupe de jeunes au petit matin car“il ne respecte rien, même pas la mort du grand homme”, lui dit-on entre deux coups. Ses étals seront vandalisés.“Le café voisin a subi le même sort”, ajoute-t-il.
“L’baraka f’bladna”
Yahya, gérant d’un café casablancais, s’est montré sage au plus fort de la panique. Ce cinquantenaire avoue“avoir été frappé par la foudre” quand les rumeurs insistantes relayées entre deux cafés par ses clients ont été confirmées par la télévision.“Il y a eu quelques minutes de chaos total, chacun essayait de rester calme, mais la situation est vite devenue incontrôlable”, se souvient-il. Entre débris de verre et cadavres de chaises, les clients sont évacués et l’établissement verrouillé. De retour chez lui, encore sonné, notre tavernier est secoué par une“seconde gifle” face aux démonstrations publiques qui ont transformé son quartier en marée humaine endeuillée. Sa soirée se termine chez les voisins dans un chassé-croisé de condoléances,“comme à la perte d’un membre de la famille”, soupire-t-il. Une nouvelle expression est créée pour l’occasion :“l’baraka f’bladna”.
Un deuil national, mais pas seulement. Mustapha, 32 ans, employé aujourd’hui d’un centre d’appels casablancais, se remémore sa routine de travailleur sans papier aux Pays-Bas en 1999. Ce 23 juillet, il apprend par un de ses voisins de chaîne, à l’usine, que le roi marocain n’est plus. L’oiseau de mauvais augure étant un peu éméché, Mustapha ne lui prête qu’une oreille distraite et finit tranquillement sa journée.“Le soir, à la maison, gros choc : j’ai appris la nouvelle sur Euronews”, se rappelle-t-il. S’ensuivent les trois plus longues heures de sa vie :“J’ai tout de suite essayé d’appeler ma famille mais les appels vers le Maroc étaient impossibles”. Le jeune homme craque nerveusement et court à la mosquée la plus proche de son domicile.“J’ai acheté ma première cassette de Coran à la mort de Hassan II, dans cette mosquée d’Amsterdam”. Mustapha a aussi trouvé du réconfort chez les Néerlandais qui le savaient marocain, à commencer par son patron qui lui a accordé un congé de deux semaines avec solde pour faire son deuil.
Anxiété mais solidarité
Abderrahim, lui, a dû faire le deuil de deux rois alaouites en 67 ans de vie. Ce chauffeur de grand taxi était encore adolescent à la mort de Mohammed V en 1961, mais l’étonnante vivacité de sa mémoire lui fait dire“que le fils a été autant pleuré que le père”. Flash-back. En ce vendredi de juillet 1999, il transportait des touristes. Leur téléphone sonne. C’est ce couple de Français qui lui apprend la mort du roi. Abderrahim perd le contrôle de son véhicule, l’accident est évité de justesse. L’émotion est énorme. Le vieil homme, diabétique, est hébété,“incapable du moindre mouvement”, se rappelle-t-il. Ironie du sort, ce sont les touristes qui vont finalement le conduire chez lui, et pousser la gentillesse jusqu’à le mettre dans son lit.“J’ai repensé en boucle ce soir-là au jour où j’avais rencontré Hassan II, quand j’étais chauffeur à l’ambassade d’Arabie Saoudite vingt ans plus tôt : 10 secondes, le temps d’un baisemain, qui m’ont fait me sentir lié à lui par quelque chose”. Abderrahim se souvient aussi de“l’élan de générosité et de solidarité” ambiant, à grands coups de couscous populaire pour ceux à court de provisions.
Naïma a tout fait pour éviter ça justement. Cette mère au foyer se rappelle très bien du“vendredi noir” : elle faisait son shopping au Maârif quand tout à coup un mouvement inhabituel a commencé, les commerçants ont baissé leurs stores, dans un brouhaha de cris et de klaxons. Hassan II est mort. La cinquantenaire ne prend pas le temps de réfléchir et se rue vers le supermarché le plus proche :“Les étals étaient quasi vides, les caddies remplis à ras bord. Il y avait une queue interminable devant les caisses, mais surtout une peur ambiante presque palpable”, décrit-elle. Les traits se sont desserrés une fois que les hauts-parleurs du magasin ont égrené des versets du Coran.“A un moment, tout le monde s’est mis à pleurer, de parfaits inconnus se tapotaient dans le dos, s’embrassaient… Je pense que j’ai vécu un moment unique de chaleur humaine”.
Branle-bas de combat
Mohamed, 45 ans, a lui aussi eu chaud. Ce technicien ferroviaire prenait sa pause quand la nouvelle a été annoncée par les hauts-parleurs de la gare. Son premier reflexe est d’éteindre sa cigarette…sur sa main gauche. Mais pas le temps de panser :“Il y a eu une hystérie collective et un mouvement de foule presque bestial : on se poussait, on criait, des personnes âgées se sont évanouies ou ont eu des malaises”, décrit le technicien de l’ONCF. Les vols se sont multipliés.“Il nous a fallu deux heures et plusieurs patrouilles de police pour ramener le calme”, se souvient-il. Agitation et panique à Rabat aussi. Ziane, la vingtaine à l’époque, se souvient d’une capitale fièvreuse. Cet étudiant en économie raconte son 23 juillet :“On venait à peine de finir nos examens. Ce jour-là, je me préparais à voyager avec des amis quand la nouvelle est tombée”. Son immeuble, situé à Diour Jamaâ, a connu un branle-bas de combat sans précédent :“Tout le monde est descendu dans la rue, soit pour scander des hommages déchirants et sangloter, soit pour regarder les autres le faire”. Il se souvient aussi des rixes qui avaient nécessité l’intervention de la police. Un chaos ambiant qui l’oblige à annuler ses vacances et à se terrer chez lui, collé à la télé.
Mehdi, 25 ans, se dit victime de ce chaos des premières heures. Ce chargé de communication était encore lycéen en 1999, donc en vacances en juillet. Il commence sa journée au bord de la piscine d’un hôtel marrakchi avec papa/maman. Quand la nouvelle tombe, ses parents, hauts dignitaires de l’administration, sont rappelés d’urgence à Rabat, et dans la précipitation, l’enferment dans la chambre d’hôtel. Mehdi aura beau frapper à la porte et appeler à l’aide : “Personne n’a fait attention à moi, ça criait et pleurait dans tous les sens ce jour-là?; quand ça s’est calmé, le Coran couvrait mes cris”. Presque 48 heures plus tard, c’est une femme de chambre qui le délivre. Juste à temps pour rejoindre employés de l’hôtel et touristes agglutinés dans le hall devant cette télé qui retransmet en direct les obsèques du roi.
“On a d’abord pensé que c’était la guerre”, se rappelle Omar,
29 ans. Ce 23 juillet 1999, ce pharmacien, en voiture avec des amis sur la route côtière de Rabat en direction de Bouznika-plage, tombe, au détour d’un virage, nez à nez avec un impressionnant dispositif policier. Voiture et passagers sont fouillés de fond en comble et les CIN épluchées : obligation de faire demi-tour, l’accès à la capitale est momentanément interdit. Sur le chemin du retour, ils croisent “desfemmes qui pleurent, se frappent le visage et des groupes de jeunes brandissant photos du roi et drapeaux”. Un coup de fil plus tard, Omar et ses amis apprennent la nouvelle, et rejoignent famille et voisins déjà amassés devant le palais royal de Derb Soltane.“L’attroupement a duré jusque tard dans la nuit. Les gens étaient hystériques, c’était à qui pleurerait le plus fort”, explique notre homme, qui reconnaît avoir lui-même pleuré“comme un enfant qui perd son père”. Les émotions ne vont pas s’arrêter là : vers 1h du matin, une voisine a accouché à même le sol dans l’indifférence générale, la foule étant trop occupée à pleurer son roi, se souvient-il.
C’est la foule qui a d’ailleurs alerté Quawan, 56 ans. En fin d’après-midi, ce vendeur de journaux remarque des comportements inhabituels.“Les gens étaient bizarres, des versets coraniques s’échappaient des voitures”, explique-t-il. Quelques minutes plus tard, un arabe classique parfait officialise le décès du roi à la radio. Abasourdi, l’homme n’a même pas le temps de digérer la nouvelle : son kiosque est assiégé. Pris de folie douce, les gens s’arrachent tout, littéralement, en quête d’un début d’explication. Quawan va exceptionnellement ouvrir toute la nuit et réaliser un chiffre d’affaires à la hauteur de l’événement,“historique ». Une décision qui lui vaudra d’être malmené par un groupe de jeunes au petit matin car“il ne respecte rien, même pas la mort du grand homme”, lui dit-on entre deux coups. Ses étals seront vandalisés.“Le café voisin a subi le même sort”, ajoute-t-il.
“L’baraka f’bladna”
Yahya, gérant d’un café casablancais, s’est montré sage au plus fort de la panique. Ce cinquantenaire avoue“avoir été frappé par la foudre” quand les rumeurs insistantes relayées entre deux cafés par ses clients ont été confirmées par la télévision.“Il y a eu quelques minutes de chaos total, chacun essayait de rester calme, mais la situation est vite devenue incontrôlable”, se souvient-il. Entre débris de verre et cadavres de chaises, les clients sont évacués et l’établissement verrouillé. De retour chez lui, encore sonné, notre tavernier est secoué par une“seconde gifle” face aux démonstrations publiques qui ont transformé son quartier en marée humaine endeuillée. Sa soirée se termine chez les voisins dans un chassé-croisé de condoléances,“comme à la perte d’un membre de la famille”, soupire-t-il. Une nouvelle expression est créée pour l’occasion :“l’baraka f’bladna”.
Un deuil national, mais pas seulement. Mustapha, 32 ans, employé aujourd’hui d’un centre d’appels casablancais, se remémore sa routine de travailleur sans papier aux Pays-Bas en 1999. Ce 23 juillet, il apprend par un de ses voisins de chaîne, à l’usine, que le roi marocain n’est plus. L’oiseau de mauvais augure étant un peu éméché, Mustapha ne lui prête qu’une oreille distraite et finit tranquillement sa journée.“Le soir, à la maison, gros choc : j’ai appris la nouvelle sur Euronews”, se rappelle-t-il. S’ensuivent les trois plus longues heures de sa vie :“J’ai tout de suite essayé d’appeler ma famille mais les appels vers le Maroc étaient impossibles”. Le jeune homme craque nerveusement et court à la mosquée la plus proche de son domicile.“J’ai acheté ma première cassette de Coran à la mort de Hassan II, dans cette mosquée d’Amsterdam”. Mustapha a aussi trouvé du réconfort chez les Néerlandais qui le savaient marocain, à commencer par son patron qui lui a accordé un congé de deux semaines avec solde pour faire son deuil.
Anxiété mais solidarité
Abderrahim, lui, a dû faire le deuil de deux rois alaouites en 67 ans de vie. Ce chauffeur de grand taxi était encore adolescent à la mort de Mohammed V en 1961, mais l’étonnante vivacité de sa mémoire lui fait dire“que le fils a été autant pleuré que le père”. Flash-back. En ce vendredi de juillet 1999, il transportait des touristes. Leur téléphone sonne. C’est ce couple de Français qui lui apprend la mort du roi. Abderrahim perd le contrôle de son véhicule, l’accident est évité de justesse. L’émotion est énorme. Le vieil homme, diabétique, est hébété,“incapable du moindre mouvement”, se rappelle-t-il. Ironie du sort, ce sont les touristes qui vont finalement le conduire chez lui, et pousser la gentillesse jusqu’à le mettre dans son lit.“J’ai repensé en boucle ce soir-là au jour où j’avais rencontré Hassan II, quand j’étais chauffeur à l’ambassade d’Arabie Saoudite vingt ans plus tôt : 10 secondes, le temps d’un baisemain, qui m’ont fait me sentir lié à lui par quelque chose”. Abderrahim se souvient aussi de“l’élan de générosité et de solidarité” ambiant, à grands coups de couscous populaire pour ceux à court de provisions.
Naïma a tout fait pour éviter ça justement. Cette mère au foyer se rappelle très bien du“vendredi noir” : elle faisait son shopping au Maârif quand tout à coup un mouvement inhabituel a commencé, les commerçants ont baissé leurs stores, dans un brouhaha de cris et de klaxons. Hassan II est mort. La cinquantenaire ne prend pas le temps de réfléchir et se rue vers le supermarché le plus proche :“Les étals étaient quasi vides, les caddies remplis à ras bord. Il y avait une queue interminable devant les caisses, mais surtout une peur ambiante presque palpable”, décrit-elle. Les traits se sont desserrés une fois que les hauts-parleurs du magasin ont égrené des versets du Coran.“A un moment, tout le monde s’est mis à pleurer, de parfaits inconnus se tapotaient dans le dos, s’embrassaient… Je pense que j’ai vécu un moment unique de chaleur humaine”.
Branle-bas de combat
Mohamed, 45 ans, a lui aussi eu chaud. Ce technicien ferroviaire prenait sa pause quand la nouvelle a été annoncée par les hauts-parleurs de la gare. Son premier reflexe est d’éteindre sa cigarette…sur sa main gauche. Mais pas le temps de panser :“Il y a eu une hystérie collective et un mouvement de foule presque bestial : on se poussait, on criait, des personnes âgées se sont évanouies ou ont eu des malaises”, décrit le technicien de l’ONCF. Les vols se sont multipliés.“Il nous a fallu deux heures et plusieurs patrouilles de police pour ramener le calme”, se souvient-il. Agitation et panique à Rabat aussi. Ziane, la vingtaine à l’époque, se souvient d’une capitale fièvreuse. Cet étudiant en économie raconte son 23 juillet :“On venait à peine de finir nos examens. Ce jour-là, je me préparais à voyager avec des amis quand la nouvelle est tombée”. Son immeuble, situé à Diour Jamaâ, a connu un branle-bas de combat sans précédent :“Tout le monde est descendu dans la rue, soit pour scander des hommages déchirants et sangloter, soit pour regarder les autres le faire”. Il se souvient aussi des rixes qui avaient nécessité l’intervention de la police. Un chaos ambiant qui l’oblige à annuler ses vacances et à se terrer chez lui, collé à la télé.
Mehdi, 25 ans, se dit victime de ce chaos des premières heures. Ce chargé de communication était encore lycéen en 1999, donc en vacances en juillet. Il commence sa journée au bord de la piscine d’un hôtel marrakchi avec papa/maman. Quand la nouvelle tombe, ses parents, hauts dignitaires de l’administration, sont rappelés d’urgence à Rabat, et dans la précipitation, l’enferment dans la chambre d’hôtel. Mehdi aura beau frapper à la porte et appeler à l’aide : “Personne n’a fait attention à moi, ça criait et pleurait dans tous les sens ce jour-là?; quand ça s’est calmé, le Coran couvrait mes cris”. Presque 48 heures plus tard, c’est une femme de chambre qui le délivre. Juste à temps pour rejoindre employés de l’hôtel et touristes agglutinés dans le hall devant cette télé qui retransmet en direct les obsèques du roi.
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