Le corbeau et le renard
par Boudaoud Mohamed
Maintenant que notre équipe nationale a gagné le match contre la Zambie, le conteur sait qu'il lui sera très difficile de vous intéresser à l'histoire qu'il a choisie de vous raconter aujourd'hui. En effet, que vaut un conte poussiéreux devant le ballon rond qui est capable de répandre dans les rues un peuple tout entier ? De l'enflammer et de le faire danser jusqu'aux premières lueurs de l'aube. par Boudaoud Mohamed
D'envahir sa mémoire et de s'y installer pendant des mois. Mais le conteur ne se découragera pas pour autant. Voici donc, ô mes soeurs et mes frères, ce qui s'est passé jadis entre le corbeau et le renard.
Il était une fois un corbeau sur un arbre perché, réfléchissant aux évènements épuisants et déprimants qu'il venait de vivre le matin même, lorsqu'il entendit une voix suave l'appeler et lui dire :
- Oh ! monsieur Corbeau ! Que vous êtes beau ! Quel adorable plumage ! Dieu seul sait si j'ai roulé ma bosse, j'ai été partout, mais jamais je n'ai vu un oiseau aussi joli que vous. Vous devez sûrement chanter divinement.
C'était un renard. Le corbeau, qui de sa vie n'avait jamais entendu quelqu'un le complimenter ainsi, fut vivement touché par ces paroles mielleuses. L'émotion faillit lui faire lâcher la branche sur laquelle il digérait les ennuis de la matinée. Mais il se reprend. L'aiguillon de la méfiance l'arrache à la mollesse qui s'est emparée de son corps. Il sait depuis longtemps qu'il est d'une laideur proverbiale, et qu'il a une voix effroyable, choses que les animaux de la forêt lui rappellent souvent en grognant de plaisir. «Les jolis mots du renard cachent certainement quelque tromperie, pense-t-il.» Mais, prudent, il ne laisse rien apparaître des soupçons qui chatouillent son attention. Il croasse :
- Merci, monsieur Renard. Vous êtes très gentil, mais j'ai assez vécu pour savoir que, non seulement je ne suis pas beau comme vous le prétendez, mais que je suis laid à donner la frousse à beaucoup parmi la gent animale. C'est ainsi que, pour se faire obéir, il paraît qu'il suffit aux mamans de citer mon nom à leurs petits.
On entend aussitôt un bruit de pattes fouillant au pied de l'arbre, puis le renard s'exclame :
- Mais où est le fromage ?
- Quel fromage ? demande le corbeau perplexe. Vous allez bien, monsieur Renard ?
- Je vais très bien, monsieur, jappe le renard. C'est bizarre ! Selon le seigneur Esope qui a écrit ce conte, lorsque je vous rencontre, vous avez un morceau de fromage dans le bec. Je vous flatte, et en voulant me montrer que vous avez une belle voix, vous le laissez tomber. Alors, je saute dessus et le bouffe avec plaisir ce fromage, et la moralité de cette histoire est que tout flatteur vit aux dépens de celui qui lui ouvre ses oreilles. Or vous ne tenez aucun fromage en votre bec ! Le seigneur Esope ne s'est jamais trompé. Il y a donc quelque chose qui cloche là-dedans.
- Esope ? croasse le corbeau. Vous aussi ? Vous feriez mieux de ne plus jamais prononcer ce nom si vous ne voulez pas connaître le sort de la cigale. J'ai l'impression que vous ne lisez pas les journaux. Cet insecte a failli être massacré par toute une fourmilière. Maintenant, en ce qui concerne le fromage, l'histoire est simple. Je n'ai pas de fromage dans le bec parce que je n'ai pas les moyens de me l'offrir, bien que je n'arrête pas de trimer depuis très longtemps. Avec la poignée de sous que je gagne, j'arrive à peine à nourrir ma famille décemment. Et je ne suis pas le seul dans cette forêt à être touché par la pauvreté. Nous sommes des millions. A tel point que, pour nous aider à survivre à la misère qui nous ronge et nous suce les os, le ministre de la Charité nous envoie de temps à autre un bus transportant des couffins contenant des denrées alimentaires : des haricots secs, des lentilles, de l'huile, des boîtes de conserve de tomate, de la farine, du sel, du sucre, du café et du thé. Que le Seigneur Tout-Puissant le protège et fasse qu'il demeure ministre jusqu'à son dernier soupir. On nous a rapporté qu'en dépit du fait que l'argent coule à flots dans les caisses de l'Etat, le pauvre a dû batailler dur pour obtenir le fric dont il avait besoin pour nous faire la charité. C'est que ses copains du gouvernement ne voulaient pas croire qu'il y avait dans le pays autant de misérables qu'il le prétendait. Mais il est arrivé à leur faire changer d'avis. Dieu merci, nos chefs s'entendent très vite quand il s'agit de secourir le peuple. La souffrance des gouvernés ne les laisse pas indifférents. Ils compatissent. Ils se rendent service. Ils s'entraident.
(a suivre )
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