Avec la réélection d’Angela Merkel en Allemagne, le 27 septembre dernier, et l’éjection subséquente des sociaux-démocrates du SPD de la coalition au pouvoir, les conservateurs sont proches de l’hégémonie en Europe. Les partis de centre-droit sont au pouvoir en Allemagne, en France, en Italie, et dans de nombreux pays historiquement progressistes, comme les Pays-Bas, le Danemark et la Suède.
Des grands pays d’Europe continentale, seule l’Espagne est aujourd’hui dirigée par un socialiste. Au Royaume Uni, bien que le Parti Travailliste soit toujours au pouvoir, il souffre d’une telle hémorragie de voix qu’il lui faudra un miracle pour survivre aux élections de l’année prochaine.
La crise actuelle, la pire qu’affronte le capitalisme depuis les années trente, aurait dû créer pour les partis de gauche européens les conditions d’un triomphe, eux qui alertent depuis si longtemps des dangers d’un marché laissé sans contrôle. Pourtant, au lieu de célébrer, ils se déchirent en scissions et en luttes internes. Lors des dernières élections, par exemple, les Sociaux-démocrates allemands ont réalisé leur score le plus faible depuis la deuxième guerre mondiale, et ont perdu depuis 1998 la moitié de leur base électorale. Alors que la gauche européenne s’autodétruit, son projet politique se révèle plus populaire que jamais — sous un emballage inattendu. Les leaders conservateurs ne font pas que de voler à la gauche ses électeurs, ils lui volent également des idées. Ils prélèvent ce qui peut fonctionner, ou ce qui est populaire, avec une incroyable souplesse idéologique, dont la gauche est bien souvent incapable, ce qui semble lui aliéner ses partisans lorsqu’elle s’aventure près du centre.
Personne ne personnifie mieux que Merkel cette nouvelle stratégie. Celle qui fut un jour la réformatrice libérale s’est muée en ardente avocate de "l’économie sociale de marché" de son pays — alliance très régulée entre le marché, un niveau élevé de protection des salariés, et un état providence omniprésent. Au cours de la dernière campagne, elle s’est efforcée à grand-peine de rappeler aux électeurs qu’elle continuerait de porter un certain nombre des compromis conclu avec le SPD au cours de leur cohabitation au pouvoir, et notamment les importantes augmentations des salaires minimums de branche, l’extension de la durée d’indemnisation du chômage, et une nouvelle législation interdisant à jamais les coupes dans la couverture santé. La semaine dernière, alors même que son parti, la CDU (Chrétiens Démocrates) entamait les négociations en vue d’une nouvelle coalition avec les Libéraux Démocrates, proches de l’entreprise, ses lieutenants traçaient un périmètre de protection autour d’un certain nombre de mesures que leurs nouveaux alliés ne pourront remettre en question, y compris un durcissement de la législation sur les licenciements.
Merkel et les autres conservateurs nouveau style, comme le Britannique David Cameron, le Français Nicolas Sarkozy, et le Suédois Fredrik Reinfeldt, ont conquis au centre l’espace du compromis pragmatique autrefois tenu par les réformateurs de centre gauche tel le Britannique Tony Blair, ou le propre prédécesseur de Merkel, Gerhardt Schröder. Leur Nouvelle Droite accepte l’état providence tout en déclarant, à l’instar de la Nouvelle Gauche en son temps, qu’il avait besoin d’être révisé. Et les électeurs européens suivent. Ce qui était jusqu’ici le talon d’Achille de la droite — la perception selon laquelle elle était par trop obsédée par la bonne marche de l’économie — s’est transformé en force. La sensibilité pro libre entreprise qui fait la réputation des conservateurs les a installés en bonne position pour ramener des pays en proie à la nervosité vers plus d’intervention et plus de contrôle de l’état. Selon Tony Judt, historien à l’université de New York, les conservateurs "sont mieux placés pour défendre l’idée selon laquelle, lorsque les acteurs des marchés menacent l’état, l’économie de marché doit être reléguée au second plan". Leur plaidoyer en faveur de l’état providence, dit-il, peut se révéler plus séduisant pour les électeurs que sa version de gauche, car elle repose sur un appel à la stabilité nationale, et non sur des invocations démodées à la lutte des classes. En Allemagne, pour la première fois cette année, le vote ouvrier s’est porté sur Merkel et les conservateurs plus que sur les Sociaux-Démocrates.
Merkel et ses homologues ont associé le pragmatisme, opportunisme et efficacité, adoptant les solutions éprouvées, partant à conquête d’un nouvel électorat et apprenant des erreurs du passé. La Nouvelle Droite a ainsi mis au rencart pour bonne part le traditionalisme pointilleux qui donnait aux conservateurs européens l’allure de reliques culturelles — et leur interdisait les voix de nombreuses femmes ou d’électeurs des centres urbains. Depuis 1998, Merkel, mariée deux fois et protestante, a poussé une CDU profondément catholique à adopter des positions plus progressistes sur les thèmes des femmes des homosexuels et des étrangers. À rapprocher d’une évolution similaire en France, où Sarkozy a donné aux minorités et à l’intégration une visibilité sans précédent, plaçant en bonne position dans son gouvernement une Française née au Sénégal et d’autres femmes d’origine nord-africaine. En dépit de positions de défense de l’ordre public héritées de la droite classique sur les thèmes de la délinquance et l’immigration illégale, il a fait adopter une loi destinée à faciliter l’octroi de visas aux immigrants qualifiés. En Grande-Bretagne, les conservateurs autrefois plutôt prudes ont accueilli des dirigeants ouvertement homosexuels, et placé au cœur de leur programme les enjeux environnementaux. Cameron a défini la nouvelle recette de "conservatisme progressiste" — de tous les leaders de cette Nouvelle Droite, c’est celui qui s’est le plus approché d’un qualificatif pour définir leur programme. C’est toutefois un député de la CDU allemande qui a le mieux défini la logique sous-jacente, quand en 2005 il a déclaré à Merkel : "On s’occupe du conservatisme. Vous, assurez-vous que nos filles votent pour nous". En d’autres mots, avoir en ligne de mire les élections, et non l’idéologie.
C’est sur les questions économiques que les changements ont été le plus marqués. La plupart des conservateurs reconnaissent aujourd’hui la réalité incontournable de l’état providence et du large soutien dont jouit l’intervention de l’état dans les classes moyennes européennes. Bien avant que la crise économique actuelle ne transforme en suicide politique toute défense de la dérégulation ou d’autres reformes en faveur de l’entreprise, les leaders de la Nouvelle Droite comme Reinfeldt en Suède, ont entrepris de s’étendre sur leur gauche. Quand Reinfeldt et un petit groupe de stratèges ont conquis le parti du Rassemblement Modéré en 2003, sur les sept décennies précédentes, les Sociaux-démocrates avaient passé 61 ans aux affaires. Le groupe de Reinfeldt a pris conscience du fait que le programme pro entreprise, anti-interventionniste et antisyndical était totalement à contre-courant de la société suédoise, et a entrepris de se recentrer sous l’étiquette Nouveaux Modérés et de se déclarer un parti de travailleurs, dorénavant en faveur de l’état providence. Peu importe que cela fît d’eux une réplique quasiment identique des Sociaux-Démocrates, l’idéologie en moins, et quelques réformes de surface du système de protection sociale en plus. L’électorat à suivi. En 2006, les Nouveaux Modérés battaient leurs rivaux à gauche, et Reinfeldt accédait au poste de premier ministre. C’est cette même leçon que Merkel a dû méditer lors des élections de 2005, où elle se présentait sur un programme libéral qui promettait de déshabiller l’état providence allemand et d’alléger les restrictions aux licenciements. La quasi-défaite qui s’en est ensuivie l’a non seulement forcée à une coalition de gouvernement avec le SPD, mais lui a fait comprendre que son pays ne tolérerait aucun changement d’envergure du statu quo.
Des grands pays d’Europe continentale, seule l’Espagne est aujourd’hui dirigée par un socialiste. Au Royaume Uni, bien que le Parti Travailliste soit toujours au pouvoir, il souffre d’une telle hémorragie de voix qu’il lui faudra un miracle pour survivre aux élections de l’année prochaine.
La crise actuelle, la pire qu’affronte le capitalisme depuis les années trente, aurait dû créer pour les partis de gauche européens les conditions d’un triomphe, eux qui alertent depuis si longtemps des dangers d’un marché laissé sans contrôle. Pourtant, au lieu de célébrer, ils se déchirent en scissions et en luttes internes. Lors des dernières élections, par exemple, les Sociaux-démocrates allemands ont réalisé leur score le plus faible depuis la deuxième guerre mondiale, et ont perdu depuis 1998 la moitié de leur base électorale. Alors que la gauche européenne s’autodétruit, son projet politique se révèle plus populaire que jamais — sous un emballage inattendu. Les leaders conservateurs ne font pas que de voler à la gauche ses électeurs, ils lui volent également des idées. Ils prélèvent ce qui peut fonctionner, ou ce qui est populaire, avec une incroyable souplesse idéologique, dont la gauche est bien souvent incapable, ce qui semble lui aliéner ses partisans lorsqu’elle s’aventure près du centre.
Personne ne personnifie mieux que Merkel cette nouvelle stratégie. Celle qui fut un jour la réformatrice libérale s’est muée en ardente avocate de "l’économie sociale de marché" de son pays — alliance très régulée entre le marché, un niveau élevé de protection des salariés, et un état providence omniprésent. Au cours de la dernière campagne, elle s’est efforcée à grand-peine de rappeler aux électeurs qu’elle continuerait de porter un certain nombre des compromis conclu avec le SPD au cours de leur cohabitation au pouvoir, et notamment les importantes augmentations des salaires minimums de branche, l’extension de la durée d’indemnisation du chômage, et une nouvelle législation interdisant à jamais les coupes dans la couverture santé. La semaine dernière, alors même que son parti, la CDU (Chrétiens Démocrates) entamait les négociations en vue d’une nouvelle coalition avec les Libéraux Démocrates, proches de l’entreprise, ses lieutenants traçaient un périmètre de protection autour d’un certain nombre de mesures que leurs nouveaux alliés ne pourront remettre en question, y compris un durcissement de la législation sur les licenciements.
Merkel et les autres conservateurs nouveau style, comme le Britannique David Cameron, le Français Nicolas Sarkozy, et le Suédois Fredrik Reinfeldt, ont conquis au centre l’espace du compromis pragmatique autrefois tenu par les réformateurs de centre gauche tel le Britannique Tony Blair, ou le propre prédécesseur de Merkel, Gerhardt Schröder. Leur Nouvelle Droite accepte l’état providence tout en déclarant, à l’instar de la Nouvelle Gauche en son temps, qu’il avait besoin d’être révisé. Et les électeurs européens suivent. Ce qui était jusqu’ici le talon d’Achille de la droite — la perception selon laquelle elle était par trop obsédée par la bonne marche de l’économie — s’est transformé en force. La sensibilité pro libre entreprise qui fait la réputation des conservateurs les a installés en bonne position pour ramener des pays en proie à la nervosité vers plus d’intervention et plus de contrôle de l’état. Selon Tony Judt, historien à l’université de New York, les conservateurs "sont mieux placés pour défendre l’idée selon laquelle, lorsque les acteurs des marchés menacent l’état, l’économie de marché doit être reléguée au second plan". Leur plaidoyer en faveur de l’état providence, dit-il, peut se révéler plus séduisant pour les électeurs que sa version de gauche, car elle repose sur un appel à la stabilité nationale, et non sur des invocations démodées à la lutte des classes. En Allemagne, pour la première fois cette année, le vote ouvrier s’est porté sur Merkel et les conservateurs plus que sur les Sociaux-Démocrates.
Merkel et ses homologues ont associé le pragmatisme, opportunisme et efficacité, adoptant les solutions éprouvées, partant à conquête d’un nouvel électorat et apprenant des erreurs du passé. La Nouvelle Droite a ainsi mis au rencart pour bonne part le traditionalisme pointilleux qui donnait aux conservateurs européens l’allure de reliques culturelles — et leur interdisait les voix de nombreuses femmes ou d’électeurs des centres urbains. Depuis 1998, Merkel, mariée deux fois et protestante, a poussé une CDU profondément catholique à adopter des positions plus progressistes sur les thèmes des femmes des homosexuels et des étrangers. À rapprocher d’une évolution similaire en France, où Sarkozy a donné aux minorités et à l’intégration une visibilité sans précédent, plaçant en bonne position dans son gouvernement une Française née au Sénégal et d’autres femmes d’origine nord-africaine. En dépit de positions de défense de l’ordre public héritées de la droite classique sur les thèmes de la délinquance et l’immigration illégale, il a fait adopter une loi destinée à faciliter l’octroi de visas aux immigrants qualifiés. En Grande-Bretagne, les conservateurs autrefois plutôt prudes ont accueilli des dirigeants ouvertement homosexuels, et placé au cœur de leur programme les enjeux environnementaux. Cameron a défini la nouvelle recette de "conservatisme progressiste" — de tous les leaders de cette Nouvelle Droite, c’est celui qui s’est le plus approché d’un qualificatif pour définir leur programme. C’est toutefois un député de la CDU allemande qui a le mieux défini la logique sous-jacente, quand en 2005 il a déclaré à Merkel : "On s’occupe du conservatisme. Vous, assurez-vous que nos filles votent pour nous". En d’autres mots, avoir en ligne de mire les élections, et non l’idéologie.
C’est sur les questions économiques que les changements ont été le plus marqués. La plupart des conservateurs reconnaissent aujourd’hui la réalité incontournable de l’état providence et du large soutien dont jouit l’intervention de l’état dans les classes moyennes européennes. Bien avant que la crise économique actuelle ne transforme en suicide politique toute défense de la dérégulation ou d’autres reformes en faveur de l’entreprise, les leaders de la Nouvelle Droite comme Reinfeldt en Suède, ont entrepris de s’étendre sur leur gauche. Quand Reinfeldt et un petit groupe de stratèges ont conquis le parti du Rassemblement Modéré en 2003, sur les sept décennies précédentes, les Sociaux-démocrates avaient passé 61 ans aux affaires. Le groupe de Reinfeldt a pris conscience du fait que le programme pro entreprise, anti-interventionniste et antisyndical était totalement à contre-courant de la société suédoise, et a entrepris de se recentrer sous l’étiquette Nouveaux Modérés et de se déclarer un parti de travailleurs, dorénavant en faveur de l’état providence. Peu importe que cela fît d’eux une réplique quasiment identique des Sociaux-Démocrates, l’idéologie en moins, et quelques réformes de surface du système de protection sociale en plus. L’électorat à suivi. En 2006, les Nouveaux Modérés battaient leurs rivaux à gauche, et Reinfeldt accédait au poste de premier ministre. C’est cette même leçon que Merkel a dû méditer lors des élections de 2005, où elle se présentait sur un programme libéral qui promettait de déshabiller l’état providence allemand et d’alléger les restrictions aux licenciements. La quasi-défaite qui s’en est ensuivie l’a non seulement forcée à une coalition de gouvernement avec le SPD, mais lui a fait comprendre que son pays ne tolérerait aucun changement d’envergure du statu quo.
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