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Corps à vendre en pièces détachées...

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  • Corps à vendre en pièces détachées...

    Des organes au sang, en passant par les tissus et les fameuses cellules souches, les éléments du "kit" humain font l'objet d'un étonnant commerce à travers la planète. Ce marché en pleine expansion pose bien des questions éthiques, à l'heure où la science peut régénérer des pans entiers du vivant.

    Albert le dit sans détours, et avec ses mots: "J'ai bien failli y passer." Ce solide gaillard de 52 ans, artisan à Besançon, se remet d'une grave leucémie. Il y a un an, les médecins ne lui donnaient guère plus de quelques semaines à vivre quand ils ont tenté l'opération de la dernière chance: une greffe de sang placentaire. Albert a reçu une injection de cellules souches, prélevées sur un... cordon ombilical. S'il est aujourd'hui en vie, c'est grâce à une petite fille née dans une maternité des environs. Les cellules embryonnaires du bébé ont colonisé sa moelle osseuse et reconstitué son système immunitaire dévasté par la maladie.

    "Je ne connais même pas son prénom, confie le rescapé, mais j'ai ses gènes dans le sang!" L'expression est à prendre au pied de la lettre: tous les greffés de ce type portent dans leurs globules blancs la signature génétique du donneur. En l'occurrence, l'ADN du nourrisson inconnu, et ses chromosomes féminins, coule dans les veines d'Albert. Du strict point de vue sérologique, l'artisan bisontin est donc... une femme. "Ça me poserait peut-être des problèmes si je devais me présenter aux Jeux olympiques, parce qu'ils font passer des tests aux athlètes, plaisante-t-il. Mais, à part ça, je n'ai pas changé."

    En France comme à l'étranger, des milliers de malades ont déjà été sauvés par ces thérapies dites "régénératives", à base de cellules souches, ces cellules caméléons issues notamment des embryons et susceptibles de reconstituer des organes et des tissus. Les biothérapies, ces techniques consistant à soigner avec des cellules vivantes et des produits biologiques humains, n'ont rien d'une nouveauté scientifique. Elles avaient connu leur heure de gloire au XIXe siècle, à l'époque de Louis Pasteur, avant de tomber en désuétude et de souffrir d'une réputation sulfureuse liée notamment aux scandales du sang contaminé et de l'hormone de croissance. La donne a de nouveau changé, ces dernières années: le décryptage du génome humain et les recherches en embryologie ont abouti à des découvertes majeures et ouvert la voie à ce que certains appellent déjà une "révolution médicale" ou une "nouvelle ère de l'alchimie cellulaire". Ainsi, les greffes de cellules souches se sont imposées comme une alternative aux greffes de moelle pour soigner les leucémies et certains cancers. Depuis la première transplantation de sang de cordon, effectuée en 1987 par l'équipe du Pr Eliane Gluckman à l'hôpital parisien Saint-Louis, plus de 10 000 patients comme Albert ont bénéficié de ce traitement. En attendant des thérapies pour d'autres maladies, encore au stade de l'expérimentation, mais qui promettent beaucoup. Les cellules souches peuvent ainsi faire repousser la peau des grands brûlés, régénérer les neurones des parkinsoniens, reconstituer les os brisés ou réparer le muscle cardiaque après un infarctus.

    Parées des vertus de la fontaine de Jouvence, ces cellules à tout faire deviennent une matière première très convoitée. Une substance précieuse dont on ne cesse de trouver de nouveaux gisements, non seulement dans les tissus embryonnaires, mais aussi, en petites quantités, dans la plupart des organes et des tissus adultes (muscles, graisse, dents...). Du coup, des sociétés américaines se sont lancées dans l'exploitation de ces filons, parfois très inattendus. Cryo-Cell, basée en Floride, propose ainsi aux femmes de conserver le sang... de leurs règles! "Mesdames, ne gâchez plus votre miracle mensuel, proclame la publicité sur le site de la firme. Il contient des cellules qui peuvent vous soigner ou vous faire rajeunir." Pour 499 dollars, la cliente reçoit un kit de tampons spéciaux destinés à la collecte, qu'il suffit de renvoyer par la poste. Il en coûte ensuite 99 dollars par an de frais pour l'entretien des congélateurs.

    Une société texane, BioEden, invite quant à elle les parents à congeler les dents de lait de leurs enfants (600 dollars pièce): les cellules souches qu'elles renferment peuvent aider à soigner les caries ou à faire repousser les quenottes cassées! D'autres firmes se spécialisent dans le stockage des racines capillaires ou de la graisse extraite lors des liposuccions.

    Recyclage

    Rien ne se perd, tout se transforme: une véritable industrie du recyclage des éléments humains s'est constituée autour des cellules souches, mais aussi des tissus et bien d'autres fragments. Désormais, on récupère, dans les blocs opératoires, des "déchets" autrefois destinés à la poubelle: peau, vaisseaux, tendons, têtes fémorales, prépuces ou valves cardiaques... Une fois traités et conditionnés, ils sont utilisés lors d'autres interventions. Sans parler des organes entiers -poumon, foie, rein, coeur, pancréas... - dont la pénurie favorise le tourisme médical et les trafics sordides. Congelés, stockés, transformés, ces produits et sous-produits s'échangent d'un bout à l'autre de la planète en colis postaux.

    Ce "marché de la pièce détachée humaine" pose bien sûr des questions éthiques. Faut-il rétribuer les donneurs? A-t-on le droit de faire commerce de ces produits? Qui y a accès? A quel prix? "Tout se passe comme si les lois du marché et de la mondialisation étaient en train de s'imposer à la matière vivante. Mais le corps humain n'est pas une matière première!" s'insurge le Pr Claude Huriet, président de l'Institut Curie, ancien sénateur (UDF), à l'origine de la première loi de bioéthique de 1984, puis de celle de 1988, affirmant que les éléments du corps ne peuvent faire l'objet de commerce. "A l'époque, même les spécialistes étaient loin d'imaginer les développements actuels, poursuit Claude Huriet. L'exaltation pour la médecine régénérative me paraît malgré tout démesurée."

    Brad Pitt, Thierry Henry et les autres


    Les cordons ombilicaux constituent, pour l'instant, la principale source de cellules souches pour les médecins. D'où le développement, ces dernières années, d'un étonnant business. Près d'une centaine de banques spécialisées dans la conservation de sang placentaire ont vu le jour depuis 2003, d'abord aux Etats-Unis puis en Europe. Les unes, publiques, installées dans les hôpitaux et les centres de recherche, reçoivent des dons anonymes et gratuits en provenance des maternités et redistribuent les greffons en fonction des besoins. Les autres, privées - et plus nombreuses que les précédentes - sont qualifiées d' "autologues": elles s'adressent aux particuliers désireux de conserver les cordons ombilicaux de leurs enfants, afin de bénéficier, plus tard, d'un greffon compatible pour soigner un cancer ou une maladie grave. Une sorte d'épargne médicale à laquelle l'acteur Brad Pitt, le footballeur Thierry Henry ou le prince Felipe d'Espagne ont souscrit pour leurs rejetons.

    Ces banques privées se sont développées partout en Europe (Allemagne, Danemark, Pays-Bas, Pologne, Espagne, Royaume-Uni), mais pas en France, où les autorités sanitaires défendent bec et ongles le modèle public et solidaire. En 2002, l'Académie de médecine et le Comité consultatif national d'éthique se sont prononcés contre la création de banques commerciales, estimant en substance qu'elles étaient inutiles. Résultat: les cordons français sont de plus en plus souvent envoyés à l'étranger, où les parents ouvrent des "comptes" pour les mettre à l'abri en prévision d'éventuels ennuis de santé.

    "Je viens d'une famille de médecins et on m'a conseillé de le faire, témoigne Cécile Renaudo, mère d'un bébé de 6 mois. Je me suis adressée à une banque anglaise, Future Health Technologies. Ils disposent d'un bureau à Genève où des agents parlant français s'occupent de tout. J'ai reçu une boîte isotherme, dans laquelle l'obstétricien a placé le cordon après l'accouchement, et nous avons expédié le tout par Federal Express. La facture s'élevait à 2000 euros pour une durée de stockage de vingt ans, soit 100 euros par an. C'est une sorte de garantie. Un pari pas très risqué, qui pourrait profiter au bébé, mais aussi à sa grande soeur."

    Le greffon qui a sauvé Albert, l'artisan de Besançon, provenait quant à lui de l'Etablissement français du sang (EFS, organisme public qui a remplacé les centres de transfusion sanguine), dont l'antenne de Besançon abrite l'une des trois banques de cordons en France. Un laboratoire ultramoderne où des employés en combinaison stérile s'affairent devant des flux laminaires. "C'est ici que nous extrayons les cellules des cordons en provenance des trois maternités de la région avec lesquelles nous avons un partenariat, explique le Dr Isabelle Desbois, directrice scientifique de l'EFS. La plupart des mères acceptent de bon coeur de faire ce don, qui les contraint pourtant à passer des examens médicaux supplémentaires." Les cellules souches sont conditionnées dans une sorte de cassette métallique, de la taille d'un paquet de cigarettes, avant d'être congelées à -180 degrés dans une immense cuve d'azote liquide installée au sous-sol, derrière des portes codées.

    Donneurs anonymes et consentants

    Officiellement, une poche de sang de cordon n'a pas de prix, puisque la loi française interdit la commercialisation du corps humain sous toutes ses formes. "Celui-ci ne peut être conçu comme objet de propriété et ne peut donc être vendu, pas plus que ses composants, organes, tissus ou cellules souches, explique Christine Noiville, juriste au CNRS et au Centre de recherche en droit des sciences et des techniques de l'université Paris I. Ce principe d'extrapatrimonialité, inscrit dans le droit français, implique que l'on ait recours à des donneurs anonymes et consentants."

  • #2
    Le Comité national d'éthique a cependant reconnu, dans un avis rendu en novembre 2006, qu'une certaine forme de commercialisation des éléments biologiques humains était possible, à condition de ne prendre en compte que le coût du recueil et du traitement. Autrement dit, le corps n'a pas de prix, mais il peut avoir un coût. Ainsi, la dose de sang de cordon nécessaire pour une greffe (représentant parfois plusieurs poches) est facturée 9100 euros par l'EFS à l'établissement hospitalier où elle est pratiquée. "Ce tarif, fixé par le ministère de la Santé, tient compte de l'infrastructure et des frais de personnel pour le prélèvement, du traitement et du stockage des greffons, des analyses pratiquées sur la mère et le bébé, ainsi qu'une compensation financière versée à la maternité, explique Isabelle Desbois (EFS). Aucun bénéfice n'est généré par cette activité, car notre établissement est à but non lucratif." Il en va de même pour les cornées, les fragments osseux, les valves cardiaques et les cellules pancréatiques également conservés dans les congélateurs de l'EFS, dont la valeur figure dans la "liste des prestations remboursables" de la Sécurité sociale.

    Greffons étrangers

    Quasi seule en Europe à avoir refusé l'implantation de banques privées, la France fait figure de lanterne rouge en matière de cordons disponibles. 6000 unités de sang placentaire sont actuellement stockées dans les banques publiques, alors que les spécialistes estiment qu'il en faudrait dix fois plus pour répondre aux besoins, en constante augmentation. "Il arrive souvent que les médecins, faute de trouver en France un greffon compatible avec leur malade, se tournent vers les banques des pays voisins, publiques ou privées, constate Isabelle Desbois. Près de la moitié des poches utilisées chaque année dans l'Hexagone sont importées, pour un coût allant de 15 000 à 25 000 euros l'unité." Deux à trois fois plus que les cellules souches made in France! Un plan national de développement prévoit d'augmenter le nombre des établissements de collecte et des maternités partenaires afin d'atteindre, d'ici à 2010, 10 000 unités stockées en France. En attendant, la Sécurité sociale continue de payer à prix d'or les greffons étrangers, pendant que les parents français expédient les cordons de leurs enfants hors de l'Hexagone!

    Autre curiosité juridique française: le sang lui-même ne peut être commercialisé (sa collecte est sous le monopole de l'EFS), mais les produits qui en sont dérivés, comme le plasma ou les immunoglobulines, peuvent être vendus librement sur le marché : ils ne sont pas considérés comme des éléments humains, mais comme des médicaments. Le monopole de leur fabrication est ainsi détenu par une société anonyme dont l'Etat est le principal actionnaire, le Laboratoire français du fractionnement et des biotechnologies (LFB), qui dispose de filiales en Allemagne, en Grande-Bretagne et au Brésil. "Une partie de notre production provient de sang collecté à l'étranger, reconnaît Sandrine Charrières, directrice de la communication du LFB, parfois avec des donneurs payés, car nous avons du mal à faire face à la demande."

    L'affaire John Moore

    "On nage dans le flou et l'hypocrisie, estime le juriste Bernard Edelman, spécialiste du droit appliqué aux biotechnologies. Les organes et les tissus circulent d'un pays à l'autre, s'achètent et se vendent alors que leur commerce est en théorie interdit, de même qu'on proclame le principe de non-patrimonialité du corps humain, alors qu'il est possible de breveter les cellules d'un individu, comme l'a montré la fameuse affaire Moore, aux Etats-Unis. Où est la logique?"

    L'affaire en question remonte à 1983. Cette année-là, un dénommé John Moore, surveillant de pipeline en Alaska, vient d'être traité pour une leucémie, quand il découvre que les médecins qui lui ont retiré la rate ont fabriqué un médicament contre le cancer à partir de ses cellules. Pis, ils ont même déposé un brevet, sans le lui dire! John Moore les attaque en justice. La Cour suprême de Californie finira par le débouter, en 1990, tout en lui reconnaissant un droit à dédommagement pour l'absence de consentement. John Moore est mort avant de connaître le résultat de son combat, mais son histoire a marqué les esprits et incité les businessmen du corps humain à la prudence.

    Reste à savoir s'il est encore possible de vraiment contrôler le devenir des "pièces détachées" humaines stockées dans les laboratoires privés, les hôpitaux, les centres de recherche à travers la planète. Surtout quand la taille de ces banques dépasse l'imagination... En Grande-Bretagne, un gigantesque complexe baptisé UK Biobank, en cours de construction près de Manchester, abritera bientôt la plus grande collection d'échantillons biologiques de la planète: 15 millions de doses de sang et d'urine prélevées sur 500 000 personnes!

    Alors que le concept de corps inviolable et incessible ressemble de plus en plus à un mythe, la logique de marchandisation paraît sans limites. "Je suis effaré par le débat ouvert aux Etats-Unis par certains spécialistes, qui proposent d'organiser la commercialisation des organes au grand jour afin de lutter contre les trafics, s'indigne Claude Huriet. Mais qui pourra se payer un rein? Et qui va vendre le sien? Cette logique appliquée aux produits biologiques serait désastreuse."

    Mais cette situation pourrait n'être que transitoire: les progrès de la science sont susceptibles, en effet, de rendre inutile le recours au matériau humain issu de donneurs. En novembre 2007, deux équipes de biologistes, l'une américaine et l'autre japonaise, ont découvert une technique qui permet de faire retourner à l'état embryonnaire des cellules de peau adultes, ce qui ouvre la perspective d'une source inépuisable de cellules souches. "D'ici à une vingtaine d'années, les opérations chirurgicales les plus banales consisteront à régénérer les organes ou les tissus des malades à partir de leurs propres cellules mises en croissance en laboratoire", affirme le Pr Martin Birchall, de l'université de Bristol, en Grande-Bretagne, qui vient justement de réaliser une première mondiale avec une équipe internationale: le remplacement de la trachée d'une femme espagnole par un organe développé in vitro à partir de ses propres cellules souches.

    Par L'Express

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