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Perm-36 L'Archipel du goulag oublié

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  • Perm-36 L'Archipel du goulag oublié

    Il ne faut pas venir l'été à Perm-36. Il ne faut pas se laisser étourdir par le soleil sur la route cahoteuse qui quitte la cité industrielle du même nom, au pied de l'Oural, livrée aux nuées de pollen. Il ne faut pas trop s'ébaudir à la vue des paysages, au cours du périple de deux heures entre des étendues d'eau endormie où les gens du coin se baignent, pêchent ou font l'amour. Il ne faut pas venir l'été, non. On est trop détendu.

    L'hiver, c'est mieux. Par - 30. Plus de végétation, plus de lacs. De la glace, de la neige, une gangue de grisaille. On est en condition, alors, pour entrer dans le camp de travail Perm-36 ; mieux à même d'imaginer comment ont vécu ici, derrière ces palissades à la peinture décatie, des centaines de prisonniers politiques condamnés à la faim, au froid, à la solitude et à la souffrance par le régime soviétique. Et ce jusqu'au 30 décembre 1987, date de la fermeture officielle du camp. Oui, 1987. Les dernières métastases de "l'Archipel", selon l'appellation d'Alexandre Soljenitsyne, n'ont pas été détruites du jour au lendemain, avec l'arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev, en 1985.

    Les lieux de vie ont été préservés ou restaurés : les cellules d'isolement, étroites, où les détenus étaient volontairement soumis à la malnutrition pour les affaiblir ; les toilettes collectives, avec leurs trous dans le sol, où l'odeur était asphyxiante ; un dortoir avec ses lits, ou plutôt ses planches superposées, reconstituées bout à bout par les conservateurs du musée. Cet endroit, unique en Russie, est un trésor noir de la mémoire. Longtemps, les autorités n'ont guère cherché à le mettre en valeur. Un hôpital psychiatrique a ouvert ses portes à proximité. Au bout de la rue, on croise des patients au corps anguleux, en pyjama et sandales.

    L'histoire de Perm-36 est celle d'un camp de travail banal, édifié en 1946 comme des centaines d'autres à l'ère stalinienne : il s'agissait de répondre à des objectifs industriels. C'était au lendemain de la seconde guerre mondiale : les détenus devaient couper du bois pour reconstruire les villages en ruine.

    Après la mort de Staline, en 1953, au lieu de le démantibuler, le régime a reconverti le camp, y envoyant des agents bannis des organes de sécurité. Puis vint une nouvelle vague de répression politique. Entre 1969 et 1972, près de 2 000 prisonniers - leaders de mouvements nationaux, prêtres, écrivains, défenseurs des droits de l'homme - ont été transférés à Perm-36, mais aussi à Perm-35 et 37, deux camps recyclés plus tard en prisons de droit commun. Pendant quinze ans, tous les contestataires du régime soviétique connaîtront un tel sort.

    Près de 16 000 personnes ont visité Perm-36 en 2008, ce qui n'est pas rien, vu l'accès difficile. "C'est un site absolument unique en Russie, car certains baraquements datent de l'époque stalinienne, explique Viktor Chmyrov, responsable du projet à Memorial, l'association de défense des droits de l'homme, à Perm. Or les camps du goulag étaient bâtis en fonction de tâches ponctuelles, seulement pour quelques années : construction de routes et de chemins de fer, creusement de canal, forêt à abattre, édification d'usine, etc. Ensuite, lorsque les camps n'étaient pas détruits, ils pourrissaient sur pied." Après la fermeture de Perm-36, fin 1987, les gardiens ont largement démembré le camp, comme un criminel efface ses empreintes.

    M. Chmyrov a commencé le travail de mise au jour de Perm-36 dans la solitude, au début des années 1990. Avec deux proches, ils ont trouvé des scies, de l'essence, de la peinture, et loué des tracteurs. Depuis cinq ans, Memorial tient des séminaires pour enseignants, histoire de les désintoxiquer de ces manuels d'histoire récents qui présentent Staline comme un "manager efficace". Des camps de jeunes sont organisés, entre pédagogie et travaux menuisiers, pour reconstruire les baraquements.

    En proie à de nouvelles pulsions de puissance, la Russie refuse l'introspection critique. Demandez à Oleg Tchirkounov, le gouverneur de la région de Perm. Cordial, le gouverneur aime parler développement. Derrière Moscou et Saint-Pétersbourg, Perm disposerait de grands atouts. Et Perm-36 ? Il fait la moue. Puis rappelle le soutien financier de son gouvernement à sa restauration.

    Se sent-il responsable de la préservation de ce site ? Silence. "D'une certaine façon, j'ai participé à cette étape de l'histoire qu'a été le communisme, très tardivement." Oleg Tchirkounov a été cadre du comité local du komsomol, puis a travaillé en Suisse entre 1985 et 1991 pour le compte du SVR (service extérieur de renseignement). "Je croyais à ce que je faisais... Je me demande souvent comment un homme, qu'on ne peut traiter de stupide, sous l'influence de forces extérieures, se plie et se soumet à un système et agit d'une façon qui lui fera honte plus tard." En 1937, le grand-oncle du gouverneur avait été fusillé pour "agitation antisoviétique". Paysan bourru, il avait dit que le communisme n'en aurait pas pour longtemps.

    Comment expliquer l'incapacité de la Russie, aujourd'hui, à mettre des mots sur cet acte de cannibalisme sur son propre corps qu'a été le goulag, dans lequel 18 millions de personnes ont été plongées de 1929 à la mort de Staline, en 1953, selon l'historienne Anne Applebaum ? Les témoins et les spécialistes forment un cercle isolé. "Au début des années 1990, un grand intérêt existait pour l'histoire des répressions, lié à la libéralisation et à la démocratisation du pays, explique Viktor Chmyrov. La lutte contre le Parti communiste était d'actualité, on parlait de ses crimes. Puis est venu le temps du désenchantement vis-à-vis des réformateurs. Il y a eu une fatigue de l'histoire négative. Je vois aussi une deuxième explication. Depuis des siècles, la population a été élevée dans le culte de la grande puissance. Sous Staline, on avait beau vivre dans la pauvreté, on fêtait les succès comme la "grande guerre patriotique" contre les Allemands, l'arme nucléaire, les vols dans le cosmos."

  • #2
    Mais qu'en pensent ceux qui ont sacrifié des années de leur vie et peuplé les cellules de Perm-36 ? Il n'existe pas de réponse univoque. La plupart des héros sont fatigués. Leur capacité d'indignation s'est émoussée ou reportée sur d'autres sujets. Prenez Lev Tomofeev, journaliste et écrivain, qui vit dans un petit village près de Vladimir. Il a été condamné en 1985 à onze ans de détention au nom du fameux article 70 : "agitation antisoviétique". "J'ai été le premier zek (prisonnier politique) emprisonné par Gorbatchev", s'amuse-t-il, en rappelant que son arrivée à Perm a eu lieu quelques jours après la désignation du nouveau secrétaire général du PCUS.

    Il fut gracié deux ans plus tard. Tout cela lui semble loin. Il a 73 ans. "Je ne suis plus en bonne santé. J'ai fait tout ce que je pouvais. Notre génération a rempli ses devoirs pour révéler le caractère criminel du régime et des idées communistes." Espère-t-il une sorte de procès de Nuremberg pour qualifier ces crimes ? "C'est trop tard. On aurait pu l'envisager il y a vingt ans. Mais les politiques ont voulu préserver beaucoup de structures et de privilèges anciens", soupire Lev Tomofeev.

    Dans son bureau d'un autre âge, celui précédant l'informatique et les matériaux légers, un autre ancien de Perm-36 jouit d'une vue sur la vieille Arbat, la célèbre artère piétonne de Moscou. C'est ici que Leonid Borodine dirige la revue mensuelle Moskva, dont la ligne éditoriale est "étatico-religieuse". Pas de quoi froisser le pouvoir : "On ne se permet pas de railler le peuple ou de s'en prendre à l'Etat." Drôle de parcours, pour cet ancien zek, condamné deux fois. En 1982, il est conduit à Perm-36, où il sera détenu pendant quatre ans. Il n'y est jamais retourné. "On m'a souvent invité. C'est loin, en train..."

    L'impérieux "devoir de mémoire" l'indiffère. "Ils ont créé le musée, tant mieux ! Mais, s'ils ne l'avaient pas fait, je n'en aurais pas été malade. On ne m'a pas frappé, on ne me faisait pas mourir de faim, on ne me tirait pas dans les jambes. Je n'aime pas dire que j'ai souffert, car je savais pourquoi j'étais emprisonné. L'Etat se défendait contre moi, je méritais ce qui m'arrivait. Sans la perestroïka, je n'aurais probablement pas survécu." A en croire Leonid Borodine, les dissidents soviétiques les plus célèbres n'ont pas mesuré les conséquences de l'écroulement de l'URSS.

    Parmi eux figure Sergueï Kovalev, le dernier croisé. Il est aujourd'hui la figure la plus incontestée, la plus souvent citée à l'étranger, parmi les anciens dissidents. La plus solitaire, aussi. Il vit dans un petit appartement, dans la lointaine banlieue moscovite, au milieu de livres et de photos. Le vieil homme est un fidèle de l'association Memorial, toujours prêt à intervenir dans ses colloques. Deux fois par an, il se rend à Perm-36.

    Les dernières ressources qu'épuisera Sergueï Kovalev seront celles de son indignation. Elles se portent en ce moment sur la commission annoncée en mai par Dmitri Medvedev, qui prétend lutter contre la "falsification de l'histoire" par ceux qui abaissent la grandeur de la patrie. "Désigner la vérité comme un mensonge est une vieille pratique russe, note Sergueï Kovalev. Il existe des régimes, comme celui de l'URSS ou l'actuel, qui ne peuvent survivre sans ennemis en temps de pa ix." Pour lui, il est encore temps de placer cette histoire devant un tribunal. "Le régime stalinien doit comparaître. Il ne s'agit pas de juger des individus, mais une époque." Hélas, il n'y a guère de soutien à attendre parmi la nouvelle génération russe. "Les jeunes sont élevés dans le culte du succès, qui se mesure en dollars, en roubles, en influence. Leur pragmatisme est si profond qu'il devient du cynisme."

    Par Piotr Smolar, Le Monde

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