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Vous pensez être informé sur ce qui s’est passé à Guantánamo et vous vous étonnez que le président Obama n’arrive pas à fermer ce centre de torture. Vous avez tort. Vous ignorez la véritable finalité de ce dispositif et ce qui le rend indispensable à l’administration actuelle.
Attention : si vous souhaitez continuer à penser que nous avons des valeurs communes avec les États-Unis et que nous devons être alliés avec eux, abstenez-vous de lire cet article.
Chacun se souvient de ces photographies de tortures qui circulaient sur Internet. Elles étaient présentées comme les trophées de guerre de quelques GI’s. Néanmoins, les grands médias, ne pouvant en vérifier l’authenticité, n’osaient pas les reproduire. En 2004, la chaîne CBS y consacra un reportage. Ce fut le signal d’un grand mouvement de dénonciation des mauvais traitements infligés aux Irakiens. La prison d’Abu Ghraib montrait que la prétendue guerre contre la dictature de Saddam Hussein était en réalité une guerre d’occupation comme les autres, avec le même cortège de crimes. Sans surprise, Washington assura qu’il s’agissait d’exactions perpétrées à l’insu du commandement par quelques individus non-représentatifs, qualifiés de « pommes pourries ». Quelques soldats furent arrêtés et jugés pour l’exemple. Le dossier était clos jusqu’aux prochaines révélations.
Simultanément, la CIA et le Pentagone préparaient l’opinion publique aux États-Unis et dans les États alliés à changer de valeurs morales. L’Agence avait nommé un agent de liaison avec Hollywood, le colonel Chase Brandon (un cousin de Tommy Lee Jones) et engagé de célèbres écrivains (comme Tom Clancy) et scénaristes pour écrire de nouveaux films et séries télévisées. Le but : stigmatiser la culture musulmane et banaliser la torture dans la lutte contre le terrorisme.
À titre d’exemple, les aventures de l’agent Jack Bauer, dans la série 24H, ont été abondamment subventionnées par l’Agence pour que chaque saison repousse un peu plus loin les limites de l’acceptable. Dans les premiers épisodes, le héros intimide des suspects pour leur extorquer des renseignements. Dans les épisodes suivants, tous les personnages se soupçonnent les uns les autres, et se torturent à leur tour, avec de moins en moins d’états d’âme et de plus en plus de certitude du devoir à accomplir. Dans l’imaginaire collectif, des siècles d’humanisme furent balayés et une nouvelle barbarie s’imposa. Le chroniqueur du Washington Post, Charles Krauthammer (par ailleurs médecin psychiatre) pouvait présenter l’usage de la torture comme « un impératif moral » (sic) en ces temps troublés de guerre contre le terrorisme.
Vint la confirmation par l’enquête du sénateur suisse Dick Marty au Conseil de l’Europe que la CIA avait enlevé des milliers de personnes dans le monde, dont des dizaines, voire des centaines sur le territoire de l’Union européenne. Puis ce fut l’avalanche de témoignages sur les crimes perpétrés dans les prisons de Guantánamo (Caraïbes) et de Baghram (Afghanistan). Parfaitement conditionnée, l’opinion publique des États membres de l’OTAN accepta l’explication qu’on lui donna et qui cadrait si bien avec les intrigues romanesques dont elle était abreuvée : pour sauver des vies d’innocents, Washington avait recours à des pratiques clandestines ; on enlevait des suspects et on les faisait parler par des méthodes que la morale réprouve mais que l’efficacité commande.
C’est à partir de cette narration simpliste que le candidat Barack Obama s’est dressé contre l’administration Bush sortante. Il a érigé l’interdiction de la torture et la fermeture des prisons secrètes en mesures phares de son mandat. Dès son élection, durant la période de transition, il s’est entouré de juristes de très haut niveau qu’il a chargé d’élaborer une stratégie pour clore ce sinistre épisode. Une fois installé à la Maison-Blanche, il a consacré ses premiers décrets présidentiels à la mise en œuvre de ses engagements en la matière. Cet empressement a conquis l’opinion publique internationale, a suscité une immense sympathie pour le nouveau président et a rénové l’image des États-Unis dans le monde.
Seulement voilà : un an après l’élection de Barack Obama, si quelques centaines de cas individuels ont été réglés, rien n’a changé sur le fond. Guantánamo est là et ne sera pas fermé dans l’immédiat. Les associations de défense des droits de l’homme sont formelles : les violences contre les détenus ont empiré.
Interrogé à ce sujet, le vice-président Joe Biden a déclaré que plus il avançait dans ce dossier, plus il découvrait des aspects qu’il ignorait jusque là. Puis, énigmatique, il a mis en garde la presse, assurant qu’il ne fallait pas ouvrir la boîte de Pandore.
De son côté, Greg Craig, le conseiller juridique de la Maison-Blanche, a souhaité présenter sa démission, non qu’il considère avoir failli à sa mission de fermer le centre, mais parce qu’il estime désormais qu’on lui a confié une tache impossible.
Pourquoi donc le président des États-Unis ne parvient-il pas à se faire obéir ? Si l’on a déjà tout dit sur les exactions de l’ère Bush, pourquoi évoquer une boîte de Pandore et que craindre ?
C’est qu’en réalité, le système est plus vaste. Il ne se limite pas à quelques enlèvements et à une prison. Surtout, sa finalité est radicalement différente de ce que la CIA et le Pentagone ont fait croire.
Avant de commencer notre descente aux enfers, il convient de lever une confusion.
Contre-insurrection
Ce qui a été fait par l’Army à Abu Ghraib, du moins au début, n’avait rien à voir avec ce qui est expérimenté par la Navy à Guantánamo et dans ses autres prisons secrètes. Il s’agissait simplement de ce que font toutes les armées du monde lorsqu’elles se transforment en police et affrontent une population hostile. Elles la dominent en la terrorisant. En l’occurrence, les Forces de la Coalition ont reproduit les crimes commis lors de la Bataille d’Alger par des Français contre des Algériens qu’ils appelaient encore leurs « compatriotes ». Le Pentagone a rappelé le général français à la retraite Paul Aussaresses, spécialiste de la « contre-insurrection », pour qu’il briefe les officiers supérieurs.
Durant sa longue carrière, Aussaresses a accompagné les États-Unis partout où ils ont livré des « guerres de basse intensité », principalement en Asie du Sud-Est et en Amérique latine.
Vous pensez être informé sur ce qui s’est passé à Guantánamo et vous vous étonnez que le président Obama n’arrive pas à fermer ce centre de torture. Vous avez tort. Vous ignorez la véritable finalité de ce dispositif et ce qui le rend indispensable à l’administration actuelle.
Attention : si vous souhaitez continuer à penser que nous avons des valeurs communes avec les États-Unis et que nous devons être alliés avec eux, abstenez-vous de lire cet article.
Chacun se souvient de ces photographies de tortures qui circulaient sur Internet. Elles étaient présentées comme les trophées de guerre de quelques GI’s. Néanmoins, les grands médias, ne pouvant en vérifier l’authenticité, n’osaient pas les reproduire. En 2004, la chaîne CBS y consacra un reportage. Ce fut le signal d’un grand mouvement de dénonciation des mauvais traitements infligés aux Irakiens. La prison d’Abu Ghraib montrait que la prétendue guerre contre la dictature de Saddam Hussein était en réalité une guerre d’occupation comme les autres, avec le même cortège de crimes. Sans surprise, Washington assura qu’il s’agissait d’exactions perpétrées à l’insu du commandement par quelques individus non-représentatifs, qualifiés de « pommes pourries ». Quelques soldats furent arrêtés et jugés pour l’exemple. Le dossier était clos jusqu’aux prochaines révélations.
Simultanément, la CIA et le Pentagone préparaient l’opinion publique aux États-Unis et dans les États alliés à changer de valeurs morales. L’Agence avait nommé un agent de liaison avec Hollywood, le colonel Chase Brandon (un cousin de Tommy Lee Jones) et engagé de célèbres écrivains (comme Tom Clancy) et scénaristes pour écrire de nouveaux films et séries télévisées. Le but : stigmatiser la culture musulmane et banaliser la torture dans la lutte contre le terrorisme.
À titre d’exemple, les aventures de l’agent Jack Bauer, dans la série 24H, ont été abondamment subventionnées par l’Agence pour que chaque saison repousse un peu plus loin les limites de l’acceptable. Dans les premiers épisodes, le héros intimide des suspects pour leur extorquer des renseignements. Dans les épisodes suivants, tous les personnages se soupçonnent les uns les autres, et se torturent à leur tour, avec de moins en moins d’états d’âme et de plus en plus de certitude du devoir à accomplir. Dans l’imaginaire collectif, des siècles d’humanisme furent balayés et une nouvelle barbarie s’imposa. Le chroniqueur du Washington Post, Charles Krauthammer (par ailleurs médecin psychiatre) pouvait présenter l’usage de la torture comme « un impératif moral » (sic) en ces temps troublés de guerre contre le terrorisme.
Vint la confirmation par l’enquête du sénateur suisse Dick Marty au Conseil de l’Europe que la CIA avait enlevé des milliers de personnes dans le monde, dont des dizaines, voire des centaines sur le territoire de l’Union européenne. Puis ce fut l’avalanche de témoignages sur les crimes perpétrés dans les prisons de Guantánamo (Caraïbes) et de Baghram (Afghanistan). Parfaitement conditionnée, l’opinion publique des États membres de l’OTAN accepta l’explication qu’on lui donna et qui cadrait si bien avec les intrigues romanesques dont elle était abreuvée : pour sauver des vies d’innocents, Washington avait recours à des pratiques clandestines ; on enlevait des suspects et on les faisait parler par des méthodes que la morale réprouve mais que l’efficacité commande.
C’est à partir de cette narration simpliste que le candidat Barack Obama s’est dressé contre l’administration Bush sortante. Il a érigé l’interdiction de la torture et la fermeture des prisons secrètes en mesures phares de son mandat. Dès son élection, durant la période de transition, il s’est entouré de juristes de très haut niveau qu’il a chargé d’élaborer une stratégie pour clore ce sinistre épisode. Une fois installé à la Maison-Blanche, il a consacré ses premiers décrets présidentiels à la mise en œuvre de ses engagements en la matière. Cet empressement a conquis l’opinion publique internationale, a suscité une immense sympathie pour le nouveau président et a rénové l’image des États-Unis dans le monde.
Seulement voilà : un an après l’élection de Barack Obama, si quelques centaines de cas individuels ont été réglés, rien n’a changé sur le fond. Guantánamo est là et ne sera pas fermé dans l’immédiat. Les associations de défense des droits de l’homme sont formelles : les violences contre les détenus ont empiré.
Interrogé à ce sujet, le vice-président Joe Biden a déclaré que plus il avançait dans ce dossier, plus il découvrait des aspects qu’il ignorait jusque là. Puis, énigmatique, il a mis en garde la presse, assurant qu’il ne fallait pas ouvrir la boîte de Pandore.
De son côté, Greg Craig, le conseiller juridique de la Maison-Blanche, a souhaité présenter sa démission, non qu’il considère avoir failli à sa mission de fermer le centre, mais parce qu’il estime désormais qu’on lui a confié une tache impossible.
Pourquoi donc le président des États-Unis ne parvient-il pas à se faire obéir ? Si l’on a déjà tout dit sur les exactions de l’ère Bush, pourquoi évoquer une boîte de Pandore et que craindre ?
C’est qu’en réalité, le système est plus vaste. Il ne se limite pas à quelques enlèvements et à une prison. Surtout, sa finalité est radicalement différente de ce que la CIA et le Pentagone ont fait croire.
Avant de commencer notre descente aux enfers, il convient de lever une confusion.
Contre-insurrection
Ce qui a été fait par l’Army à Abu Ghraib, du moins au début, n’avait rien à voir avec ce qui est expérimenté par la Navy à Guantánamo et dans ses autres prisons secrètes. Il s’agissait simplement de ce que font toutes les armées du monde lorsqu’elles se transforment en police et affrontent une population hostile. Elles la dominent en la terrorisant. En l’occurrence, les Forces de la Coalition ont reproduit les crimes commis lors de la Bataille d’Alger par des Français contre des Algériens qu’ils appelaient encore leurs « compatriotes ». Le Pentagone a rappelé le général français à la retraite Paul Aussaresses, spécialiste de la « contre-insurrection », pour qu’il briefe les officiers supérieurs.
Durant sa longue carrière, Aussaresses a accompagné les États-Unis partout où ils ont livré des « guerres de basse intensité », principalement en Asie du Sud-Est et en Amérique latine.
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