Dans cet entretien-récit, Kateb Yacine délivrait sa mémoire des moments qui préludaient à son entrée en littérature*.
L’étendard de l’ancêtre
Kateb Yacine: A ma sortie de prison en septembre 1945, j’étais dépressif. Mon corps traînait au ras du sol, ma tête brûlait au soleil. Mon père, qui ambitionnait pour moi une carrière d’ingénieur, de médecin ou d’avocat, me traitait d’indolent et m’inscrivit, d’autorité et grâce aux autorités qui m’avaient pourtant radié, au lycée de Bône, avec pour correspondante, ma cousine Zouleïkha, mariée dans cette ville et élue au conseil municipal. Involontairement, il me poussait à la déflagration. J’ai déserté la classe en même temps que recevant l’Etoile entre les yeux. Séisme amoureux. Suprême maladresse du papillon confondu à la lumière tremblante de ses ailes. Erotisme du fou sous la lune tardive, qui, tel un cheveu blanc de la nuit, en vain se remémore à toutes ses étoiles. Impatience dans la langueur, confusion du sommeil et de l’étreinte. Je lui disais par la voix d’un Lakhdar pas encore sorti de mon front : « Je préfère au sommeil le don de la parole, pourvu que tu me soutiennes. Mais les rivages de ta chair ne sont que gouffres et brisants ». Mortellement blessé, je débarque. Huit mois hors du temps. Blessure de l’arrachement et de la blessure allait sourdre l’insatiable désir de connaître le centre des choses. Rien n’est fixe, ai-je compris, pas même l’amour, ni les êtres ni les pensées.
Avec mon père, la relation ne se disait plus, ou plus comme avant. Dans ma famille, les relations matrimoniales étaient aussi des relations de sang. Des alliances de destinée, disait-on. Des fondateurs du clan, ne sont restés que des despotes liquidateurs de notre armée natale, patriarches noceurs ayant perdu leurs richesses et la raison pour des libertines et des mares d’alcool. Ils ne nous auront laissé que le subtil héritage de leurs dettes.
Je suis le fils unique, issu du treizième héritier de Keblout par mon père et du quatorzième par ma mère. Dans les années 1870, six de mes aïeux subirent, de la part du corps expéditionnaire français allié à un clan rival des Keblouti, un cruel châtiment. Ils furent accusés d’un meurtre fanatique commis sur un couple de Français dans la mosquée des Keblout, où les deux corps ensanglantés gisaient. Le complot fut efficace. Les gens du Nadhor subirent une terrible et immédiate répression. Des juges militaires désignèrent, parmi les principaux chefs de la tribu, six accusés. Six mâles, six fils de Keblout, six coupables qui eurent la tête tranchée au jour du jugement, l’un après l’autre, dans la cour d’une caserne de Guelma. Avant même que l’enquête ne s’achevât. Une semaine après, une dépêche arrivée d’Alger, graciait des cadavres. Le simulacre de justice dissimulait le crime politique et son mobile : abattre Keblout, démanteler sa tribu, corrompre son nom et jeter ses hommes dans la déshérence. La mosquée profanée, restée vide, tomba en ruines. Seul un étendard vert, taillé dans les loques des veuves, se dressait sur le mausolée de l’Ancêtre. Les orphelins des suppliciés abandonnèrent leurs terres en échange de quelques prébendes et de nouveaux patronymes. Le nom de Keblout, comme l’étendard, est tombé en lambeaux sur la stèle grise inclinée.
Il sera recousu et brandi par Lakhdar, comme je l’ai écrit dans Nedjma. C’est ma manière, à moi, d’écrire l’histoire, en creusant la terre pour redresser la pierre tombale. La Femme Sauvage rassemblera les squelettes blanchis par le boulet rouge du soleil et sculptés par le Vautour noir et blanc. Mes parents, dernier mariage consanguin, mettront fin au lent naufrage. Et j’ai beau me débattre, je reste inondé par la racine. Dans ce royaume hypothétique et de folie atavique, Zouleïkha ma cousine, qui ne cachait pas son autre prénom judéo-chrétien, Odette, m’a ouvert d’autres pistes souterraines, entrecroisées, si complexes qu’elles feraient jurer un savant généalogiste mecquois. Zouleïkha est la fille de Abdelaziz, lettré de bonne volonté, auteur d’un Salammbô très éloigné de celui de Flaubert, oncle du mien, qui avait épousé Marcelle, juive convertie à l’Islam sous le prénom de Baya. Baya, m’a-t-on dit, fut la nourrice de mon père. Et Fatma, la grand-mère de mon père, était la fille de Hanifa, elle-même fille de Verdura, un Italien de Gênes ou de Venise, qui cherchait fortune et gloire dans les légions françaises à la conquête des Aurès. L’Italien aurait succombé poing, sabre et cœur liés au charme de ma lointaine bisaïeule, désobéissante à la tyrannie paternelle et à l’interdit du mariage avec le roumi, l’étrange étranger, mécréant, donc ennemi pilleur de corps, donc voleur d’âme ! Zouleïkha ma cousine sera pour moi Nedjma.
jjj
Reprise du récit à son point initial, sur un sillon parallèle. La mémoire s’ouvre comme l’accordéon se déploie. Je suis né à nouveau avec Nedjma et j’ai acheté un couteau. Je me suis armé de secrète poésie. J’ai de l’avenir, comme tout laboureur assommé par la grêle. De ses lèvres, elle lisait sur les miennes chaque syllabe et s’impatientait aux césures. C’est elle qui préfaça Soliloques et signa de son nom et de ses deux prénoms, Odette-Zouleïkha Kateb, un article élogieux dans Le Réveil Bônois. Elle y parla de la « Chambre noire », située à l’étage de la maison familiale où je récitais, les yeux fermés, Nuits de Musset et Les Fleurs du mal de Baudelaire. Allongée à mes côtés, elle jouait à faire l’écho de ma voix. Elle trouvait mon âme sombre et inquiète, tourmentée comme celles de mes poètes élus. Pour lui plaire, j’ai volé des jardins entiers, je les ai portés dans ma chambre, et puis je suis sorti. Et, comme ma cousine était au secret de ma vie et de mes créations, elle annonça la parution prochaine de mon œuvre initialement titrée Pour Nedjma. La préposition dédicatoire superflue, s’effacera. Deux noms de Kateb sur la couverture imprimée vue et lue par tout le monde… Un court texte de trente lignes annonçait mes Soliloques. Véritable pacte familial, cachant mal nos secrètes amours. Nos noms, accolés sur la couverture, annonçaient une publication de bans sur le blanc du papier. Simulacre ? Pas tant que ça ! Nedjma est toujours à mes côtés.
A Constantine, Si Tahar m’entraînait dans les bas-fonds de la ville, saluait avec civilité les matrones des bordels et disait de bons mots aux pensionnaires, cueillait du bout de ses doigts le baiser qu’elles lui offraient de leurs lèvres au goût de tabac. Cet homme, mon mécène et mon agent littéraire, âme de la ville, sera le fantasque Si Mokhtar de mon roman Nedjma.
Invités à des noces bourgeoises, nous écoutions du malouf, des solos de luth et de tar qui nous transportaient au Jardin des délices, chanté par Sâadi de Chiraz et dans les palais de Cordoue où Zirieb orchestrait ses noubas, et Ibn Hazm ciselait ses ghazal, ses perles du Collier de la colombe. Nous allions aussi sous l’arche du pont Sidi Rached. Les vibrations grondeuses du guembri (luth saharien), les rafales des derboukas, les lancinantes mélopées sur la patrie, la prison, l’exil, la misère, l’amour, se faisaient entendre jusqu’au sommet du Rocher constantinois. J’accédais à l’esprit de la ville et les murmures de ses agitateurs devenaient des hymnes partisans. J’ai appris à respirer au même rythme que les hommes que je côtoyais et, comme eux, à serrer d’un cran ma ceinture pour calmer les revendications de mon estomac chômeur de longue durée. La faim, c’est connu, éveille les dons du ventriloque. La révolution devenait le prolongement de l’amour, son énergie, sa réalité duelle. La plus haute idée de l’amour, c’est, d’abord, d’être libre au milieu d’un peuple libre, me suis-je dit, fier d’avoir compris le sens d’une citation de mon guide. Mon surplus de passion avait, désormais, d’autres ennemis à fouetter.
Oubli de la peau satinée, parfumée d’ambre, quand mon flanc s’écorchait, maintenant, sur l’alfa des nattes des hammams. Oubli du langage des cils et des lèvres mouillées, quand j’étais lové sur le corps de ma propre joie, dans la fraîcheur de la chambre aux rideaux tirés. Les fragrances du jasmin et du basilic bénissaient ma paresse. Il me fallait maintenant brûler la moitié de la nuit dans les maisons closes saturées des odeurs ammoniaquées de l’urine, acres des sueurs et de toutes les sécrétions des corps en parade ; regarder les clients se caressant l’entrejambe enflée, la bouche sèche, le regard vrillé sur les déhanchés, hésitant sur le choix, les yeux en feu anticipant le roulement des reins et l’explosion libératrice, la main dans la poche crispée sur le billet de banque de la transaction.
Une pensionnaire de l’une de ces maisons, callipyge à la peau cuivrée et au parfum musqué, me prit en trop grande affection et proposa de m’initier aux voluptés d’un kamasoutra de son invention. ****** sublime, autoritaire, fière et costaude, Keltoum avait l’allure et l’énergie d’une Atalante, dont elle serait la sœur jumelle saharienne. Elle régentait le dur royaume des passes et faisait le coup de poing vainqueur avec les gigolos tentés de mettre sous protectorat le gynécée producteur d’espèces sonnantes et trébuchantes. « Je te protégerai… tu logeras sous mes paupières et je t’achèterai une bouteille de mahya, des microsillons et je t’apprendrai « À danser le tango… » Elle ne me donnait pas le temps de souffler ni de mettre un peu plus de distance dans nos relations. Cruelle position, décliner sans vexer mon égérie aux générosités tarifées, pour moi à l’œil. Que pouvait faire un poète romantique, moi qui avait la tête ouverte et l’âme en tempête ? Elle prenait mon visage entre ses mains rougies de henné, serrait mes joues pour coincer ma bouche ouverte entre ses doigts bagués et puissants et plaquait ses lèvres sur les miennes. Tel un quatrième dan de judo elle m’immobilisait.
Le goût épicé du messouak dont elle se frottait les gencives, restait longtemps collé à mon palais. Elle avait des hanches fluviales et une poitrine débordante, deux exocets pointés vers le ciel. Je craignais ses effusions. Novice dans cette sorte de jeu, frêle de constitution, j’étais loin de faire le poids pour résister à ses étreintes qui risquaient à tout moment de me déboîter une épaule ou de me déplacer une vertèbre. De par sa puissance morale et par un regard courroucé, Si Tahar, mon bon pasteur, la calma et lui souffla à l’oreille que j’étais poète. A ses yeux, je devenais asexué. Alors, elle convertit sa science amoureuse en admiration et, me materna.
L’étendard de l’ancêtre
Kateb Yacine: A ma sortie de prison en septembre 1945, j’étais dépressif. Mon corps traînait au ras du sol, ma tête brûlait au soleil. Mon père, qui ambitionnait pour moi une carrière d’ingénieur, de médecin ou d’avocat, me traitait d’indolent et m’inscrivit, d’autorité et grâce aux autorités qui m’avaient pourtant radié, au lycée de Bône, avec pour correspondante, ma cousine Zouleïkha, mariée dans cette ville et élue au conseil municipal. Involontairement, il me poussait à la déflagration. J’ai déserté la classe en même temps que recevant l’Etoile entre les yeux. Séisme amoureux. Suprême maladresse du papillon confondu à la lumière tremblante de ses ailes. Erotisme du fou sous la lune tardive, qui, tel un cheveu blanc de la nuit, en vain se remémore à toutes ses étoiles. Impatience dans la langueur, confusion du sommeil et de l’étreinte. Je lui disais par la voix d’un Lakhdar pas encore sorti de mon front : « Je préfère au sommeil le don de la parole, pourvu que tu me soutiennes. Mais les rivages de ta chair ne sont que gouffres et brisants ». Mortellement blessé, je débarque. Huit mois hors du temps. Blessure de l’arrachement et de la blessure allait sourdre l’insatiable désir de connaître le centre des choses. Rien n’est fixe, ai-je compris, pas même l’amour, ni les êtres ni les pensées.
Avec mon père, la relation ne se disait plus, ou plus comme avant. Dans ma famille, les relations matrimoniales étaient aussi des relations de sang. Des alliances de destinée, disait-on. Des fondateurs du clan, ne sont restés que des despotes liquidateurs de notre armée natale, patriarches noceurs ayant perdu leurs richesses et la raison pour des libertines et des mares d’alcool. Ils ne nous auront laissé que le subtil héritage de leurs dettes.
Je suis le fils unique, issu du treizième héritier de Keblout par mon père et du quatorzième par ma mère. Dans les années 1870, six de mes aïeux subirent, de la part du corps expéditionnaire français allié à un clan rival des Keblouti, un cruel châtiment. Ils furent accusés d’un meurtre fanatique commis sur un couple de Français dans la mosquée des Keblout, où les deux corps ensanglantés gisaient. Le complot fut efficace. Les gens du Nadhor subirent une terrible et immédiate répression. Des juges militaires désignèrent, parmi les principaux chefs de la tribu, six accusés. Six mâles, six fils de Keblout, six coupables qui eurent la tête tranchée au jour du jugement, l’un après l’autre, dans la cour d’une caserne de Guelma. Avant même que l’enquête ne s’achevât. Une semaine après, une dépêche arrivée d’Alger, graciait des cadavres. Le simulacre de justice dissimulait le crime politique et son mobile : abattre Keblout, démanteler sa tribu, corrompre son nom et jeter ses hommes dans la déshérence. La mosquée profanée, restée vide, tomba en ruines. Seul un étendard vert, taillé dans les loques des veuves, se dressait sur le mausolée de l’Ancêtre. Les orphelins des suppliciés abandonnèrent leurs terres en échange de quelques prébendes et de nouveaux patronymes. Le nom de Keblout, comme l’étendard, est tombé en lambeaux sur la stèle grise inclinée.
Il sera recousu et brandi par Lakhdar, comme je l’ai écrit dans Nedjma. C’est ma manière, à moi, d’écrire l’histoire, en creusant la terre pour redresser la pierre tombale. La Femme Sauvage rassemblera les squelettes blanchis par le boulet rouge du soleil et sculptés par le Vautour noir et blanc. Mes parents, dernier mariage consanguin, mettront fin au lent naufrage. Et j’ai beau me débattre, je reste inondé par la racine. Dans ce royaume hypothétique et de folie atavique, Zouleïkha ma cousine, qui ne cachait pas son autre prénom judéo-chrétien, Odette, m’a ouvert d’autres pistes souterraines, entrecroisées, si complexes qu’elles feraient jurer un savant généalogiste mecquois. Zouleïkha est la fille de Abdelaziz, lettré de bonne volonté, auteur d’un Salammbô très éloigné de celui de Flaubert, oncle du mien, qui avait épousé Marcelle, juive convertie à l’Islam sous le prénom de Baya. Baya, m’a-t-on dit, fut la nourrice de mon père. Et Fatma, la grand-mère de mon père, était la fille de Hanifa, elle-même fille de Verdura, un Italien de Gênes ou de Venise, qui cherchait fortune et gloire dans les légions françaises à la conquête des Aurès. L’Italien aurait succombé poing, sabre et cœur liés au charme de ma lointaine bisaïeule, désobéissante à la tyrannie paternelle et à l’interdit du mariage avec le roumi, l’étrange étranger, mécréant, donc ennemi pilleur de corps, donc voleur d’âme ! Zouleïkha ma cousine sera pour moi Nedjma.
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Reprise du récit à son point initial, sur un sillon parallèle. La mémoire s’ouvre comme l’accordéon se déploie. Je suis né à nouveau avec Nedjma et j’ai acheté un couteau. Je me suis armé de secrète poésie. J’ai de l’avenir, comme tout laboureur assommé par la grêle. De ses lèvres, elle lisait sur les miennes chaque syllabe et s’impatientait aux césures. C’est elle qui préfaça Soliloques et signa de son nom et de ses deux prénoms, Odette-Zouleïkha Kateb, un article élogieux dans Le Réveil Bônois. Elle y parla de la « Chambre noire », située à l’étage de la maison familiale où je récitais, les yeux fermés, Nuits de Musset et Les Fleurs du mal de Baudelaire. Allongée à mes côtés, elle jouait à faire l’écho de ma voix. Elle trouvait mon âme sombre et inquiète, tourmentée comme celles de mes poètes élus. Pour lui plaire, j’ai volé des jardins entiers, je les ai portés dans ma chambre, et puis je suis sorti. Et, comme ma cousine était au secret de ma vie et de mes créations, elle annonça la parution prochaine de mon œuvre initialement titrée Pour Nedjma. La préposition dédicatoire superflue, s’effacera. Deux noms de Kateb sur la couverture imprimée vue et lue par tout le monde… Un court texte de trente lignes annonçait mes Soliloques. Véritable pacte familial, cachant mal nos secrètes amours. Nos noms, accolés sur la couverture, annonçaient une publication de bans sur le blanc du papier. Simulacre ? Pas tant que ça ! Nedjma est toujours à mes côtés.
A Constantine, Si Tahar m’entraînait dans les bas-fonds de la ville, saluait avec civilité les matrones des bordels et disait de bons mots aux pensionnaires, cueillait du bout de ses doigts le baiser qu’elles lui offraient de leurs lèvres au goût de tabac. Cet homme, mon mécène et mon agent littéraire, âme de la ville, sera le fantasque Si Mokhtar de mon roman Nedjma.
Invités à des noces bourgeoises, nous écoutions du malouf, des solos de luth et de tar qui nous transportaient au Jardin des délices, chanté par Sâadi de Chiraz et dans les palais de Cordoue où Zirieb orchestrait ses noubas, et Ibn Hazm ciselait ses ghazal, ses perles du Collier de la colombe. Nous allions aussi sous l’arche du pont Sidi Rached. Les vibrations grondeuses du guembri (luth saharien), les rafales des derboukas, les lancinantes mélopées sur la patrie, la prison, l’exil, la misère, l’amour, se faisaient entendre jusqu’au sommet du Rocher constantinois. J’accédais à l’esprit de la ville et les murmures de ses agitateurs devenaient des hymnes partisans. J’ai appris à respirer au même rythme que les hommes que je côtoyais et, comme eux, à serrer d’un cran ma ceinture pour calmer les revendications de mon estomac chômeur de longue durée. La faim, c’est connu, éveille les dons du ventriloque. La révolution devenait le prolongement de l’amour, son énergie, sa réalité duelle. La plus haute idée de l’amour, c’est, d’abord, d’être libre au milieu d’un peuple libre, me suis-je dit, fier d’avoir compris le sens d’une citation de mon guide. Mon surplus de passion avait, désormais, d’autres ennemis à fouetter.
Oubli de la peau satinée, parfumée d’ambre, quand mon flanc s’écorchait, maintenant, sur l’alfa des nattes des hammams. Oubli du langage des cils et des lèvres mouillées, quand j’étais lové sur le corps de ma propre joie, dans la fraîcheur de la chambre aux rideaux tirés. Les fragrances du jasmin et du basilic bénissaient ma paresse. Il me fallait maintenant brûler la moitié de la nuit dans les maisons closes saturées des odeurs ammoniaquées de l’urine, acres des sueurs et de toutes les sécrétions des corps en parade ; regarder les clients se caressant l’entrejambe enflée, la bouche sèche, le regard vrillé sur les déhanchés, hésitant sur le choix, les yeux en feu anticipant le roulement des reins et l’explosion libératrice, la main dans la poche crispée sur le billet de banque de la transaction.
Une pensionnaire de l’une de ces maisons, callipyge à la peau cuivrée et au parfum musqué, me prit en trop grande affection et proposa de m’initier aux voluptés d’un kamasoutra de son invention. ****** sublime, autoritaire, fière et costaude, Keltoum avait l’allure et l’énergie d’une Atalante, dont elle serait la sœur jumelle saharienne. Elle régentait le dur royaume des passes et faisait le coup de poing vainqueur avec les gigolos tentés de mettre sous protectorat le gynécée producteur d’espèces sonnantes et trébuchantes. « Je te protégerai… tu logeras sous mes paupières et je t’achèterai une bouteille de mahya, des microsillons et je t’apprendrai « À danser le tango… » Elle ne me donnait pas le temps de souffler ni de mettre un peu plus de distance dans nos relations. Cruelle position, décliner sans vexer mon égérie aux générosités tarifées, pour moi à l’œil. Que pouvait faire un poète romantique, moi qui avait la tête ouverte et l’âme en tempête ? Elle prenait mon visage entre ses mains rougies de henné, serrait mes joues pour coincer ma bouche ouverte entre ses doigts bagués et puissants et plaquait ses lèvres sur les miennes. Tel un quatrième dan de judo elle m’immobilisait.
Le goût épicé du messouak dont elle se frottait les gencives, restait longtemps collé à mon palais. Elle avait des hanches fluviales et une poitrine débordante, deux exocets pointés vers le ciel. Je craignais ses effusions. Novice dans cette sorte de jeu, frêle de constitution, j’étais loin de faire le poids pour résister à ses étreintes qui risquaient à tout moment de me déboîter une épaule ou de me déplacer une vertèbre. De par sa puissance morale et par un regard courroucé, Si Tahar, mon bon pasteur, la calma et lui souffla à l’oreille que j’étais poète. A ses yeux, je devenais asexué. Alors, elle convertit sa science amoureuse en admiration et, me materna.
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