Aïcha, Aïcha, écoute-moi
par Boudaoud Mohamed
Aïcha, Aïcha, viens ici et assieds-toi en face de ton mari. Laisse tomber ce tas de linge sale, tu t'en occuperas tout à l'heure, quand j'aurai fini de parler. Viens ici ! par Boudaoud Mohamed
Dieu Tout-Puissant ! Tu es tout le temps en train de t'agiter. On dirait que tu es habitée par un peuple de diables.Il n'y a que ces feuilletons turcs ruisselants de gémissements qui arrivent à t'immobiliser. Aicha, tu n'ouvriras pas la bouche. Ne me coupe pas la parole, je m'embrouillerais. Ô femme, je veux que tu m'écoutes jusqu'au bout. Il s'agit de l'avenir de nos gosses !
Tes yeux étincellent de curiosité ; tu te dis qu'est-ce qu'il va encore me sortir de sa sacoche bizarre, mon homme, que Dieu me préserve et préserve mes enfants. Ne crains rien, Aicha, cette fois-ci, j'ai profondément réfléchi, j'ai fait carburer ma cervelle comme jamais. À tel point qu'il m'a fallu prendre trois comprimés d'aspirine afin de pouvoir discuter avec toi de la décision que j'ai prise au terme de cette longue et épuisante méditation. Ton visage est défiguré par l'inquiétude. Je comprends que tu sois angoissée chaque fois que je décide de faire quelque chose ; j'avoue que mes idées sont en général mal ficelées et finissent presque toujours par nous embourber ; je te demande pardon ; mais cette fois-ci il est inutile de t'alarmer, ma Aicha.
Aicha, Aicha, écoute-moi. Il y a quelques jours, j'ai failli tuer mon fils à cause de tes pleurnicheries ! Ne t'agite pas comme ça, tu me donnes le tournis ! C'est la vérité. Ne joue pas à la femme malheureuse accablée par une brute de mari qui lui colle tout sur le dos. Comme une bête sauvage, je me suis acharné sur ce gosse avec un bâton noueux qui aurait tué un mulet. J'en ai les bras encore courbaturés. D'ailleurs, ce n'est pas la première fois que je me déchaîne ainsi sur son corps ou sur celui de son frère. Fréquemment, tu te mets à chialer sur le sort qui t'a flanqué une progéniture qui veut ta mort. Tu te lamentes : Ces enfants finiront par creuser ma tombe. Et pourquoi donc ? Eh bien, répètes-tu sans trêve, parce que ces garçons que ton ventre a conçus ne révisent jamais leurs leçons. Ils n'ouvrent jamais leurs livres. C'est ce que tu n'arrêtes pas de me rabâcher. « Mais bouge un peu de temps à autre, ô homme ! Veux-tu qu'ils grandissent comme des bourricots ? Il faut qu'ils sachent qu'il y a quelqu'un qui commande ici, prêt à sévir, impitoyable quand la nécessité l'impose. Ordonne-leur d'ouvrir leurs cartables et d'étudier ! C'est une honte ! Tandis que leurs camarades travaillent jour et nuit pour devenir des ministres, des médecins, des ingénieurs et des enseignants, tes fils regardent la télé, jouent au football, écoutent de la musique et hurlent des chansons. Mais bouge un peu, use du bâton pour dresser ces écervelés ! Sois un père !». Alors, fouetté par tes paroles, je fonce sur mes gamins, tête baissée, plein de haine comme s'il s'agissait de mes pires ennemis : Je leur cogne dessus ; je leur crache dessus ; je les piétine ; je les insulte.
Aicha, Aicha, écoute-moi. Tu es une femme, et comme toutes les femmes de la terre, tu as la tête enfoncée jusqu'au coup dans des rêves cotonneux. Vous vivez dans des nuages roses et moelleux comme les lits dans lesquels vos corps aimeraient se prélasser et s'abandonner. Tu souris. Que crois-tu ? Je sais encore parler aux femmes. En dépit de ma carcasse qui te semble déglinguée, je suis encore vigoureux, et ma langue est capable de faire flamboyer un morceau de glace. Mais, je m'embrouille. C'est ton sourire qui m'a désorienté. Je te disais donc qu'une femme n'a jamais les pieds sur terre. Sinon, comment expliquer que tu es tout le temps en train de me piquer et de me harceler pour que je les oblige à coups de matraque d'ouvrir leurs cahiers ? Ne vois-tu pas qu'ils ont horreur du cartable ? Ouvre tes yeux et regarde tes bébés froidement. Ne laisse pas tes intestins envahir ta raison. Que vois-tu ? Deux individus que le mot école démoralise, accable et vide de toute énergie. On dirait qu'on leur a injecté du poison dans le sang. Par contre, lorsqu'ils entendent parler de football ou de Rai, ils rayonnent et s'épanouissent, mes gosses. Ils embellissent. Ils caracolent comme un chien à qui l'on vient de retirer la laisse. Ils sont alors ravissants.
Aicha, Aicha, écoute-moi. Tous ceux qui ont entendu notre aîné chanter le reconnaissent : Il a une voix qui détruit la raison et endiable le corps. Notre voisin du dessous m'a dit : « Je fuis les mariages où chante ton fils. Il m'a ruiné. Il pousse des plaintes qui me déchirent, alors je bois comme un trou. Bouteille après bouteille, je rentre chez moi, les poches balayées et dégueulant sans discontinuer. Il ira loin, ce petit !» On m'a raconté aussi que toutes les filles du quartier languissent d'amour pour lui.
Et l'autre, Aicha, notre deuxième enfant, sais-tu qu'il fait des merveilles avec un ballon aux pieds. L'entraîneur de notre équipe locale est catégorique : « Il a des pieds magiques. Il fascinera les foules. On entendra parler de lui partout dans le monde. Les grandes équipes européennes se l'arracheront. Il te rapportera des milliards de dollars. Souviens-toi bien de mes paroles. Car je ne me trompe jamais en football. »
Aicha, à partir d'aujourd'hui, mes fils n'iront plus moisir à l'école. Ne m'interrompe pas ! C'est mois qui commande ici ! N'abîme pas mon rêve ! Ils ont perdu assez de temps comme ça. Les longues années qu'ils ont gâchées dans cette souricière, écoutant des conneries là-bas et recevant des coups ici, ils les auraient employées à s'entraîner, à acquérir de l'expérience. Mais il n'est pas trop tard. Ils sont encore très jeunes, mes fils ! L'aîné chantera. Son frère jouera au football.
(à suivre)
Commentaire