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Confidences d'une femme battue

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    Confidences d'une femme battue
    par Boudaoud Mohamed
    Elle dit : «Tu as beaucoup vieilli. La mort s'est installée en toi et sape ton corps petit à petit. Bientôt, tu mourras et je me retrouverai seule, sans une âme à qui dire mes joies et mes peines. Tu seras enterré dans un lieu anonyme ; je ne pourrai pas me recueillir sur ta tombe ; cela m'est interdit. Il me faudra alors réapprendre ce langage qui tourne en rond, qui m'épuise et corrode mes nerfs, ce bavardage dégoûtant dans lequel ils ont barricadé ma vie. Viens, approche et allonge-toi à mes côtés. Viens, c'est peut-être la dernière fois que je me confie à toi.

    Elle dit : «Tu n'existais pas encore, c'est beaucoup plus tard que tu es venu au monde. C'était un vendredi, trois mois à peine après la nuit de noce, je fus battue jusqu'au sang par l'homme qui est mon mari depuis maintenant 25 ans. Nous venions de commencer à dîner, lorsqu'il cracha brusquement sur le sol et lança violemment en l'air son assiette qui alla se fracasser contre le mur, le barbouillant d'épaisses trainées de sauce. «Cette nourriture est immangeable! Hurla-t-il. J'en ai marre de cette bouffe dégoûtante ! Je ne veux plus que tu t'approches de la cuisine ! Tu m'entends ?». Humiliée et révoltée par ce comportement inattendu et gamin, j'eus le malheur de lui dire que la chose ne méritait pas autant de bruit et de colère. Alors, il explosa. Coups de poing et coups de pied, insultes et crachats, il s'acharna sur mon corps, le cerveau dévasté par une fureur subite et incompréhensible. Sa mère, que Dieu ait son âme, vivait avec nous. Elle tenta à plusieurs reprises de s'interposer, de me délivrer de la haine qui s'était emparée de l'homme que son ventre avait engendré un jour, criant lâche-la, lâche-la, tu vas la tuer, que Dieu te maudisse ! Mais ses protestations n'eurent aucun effet sur le monstre qui, sourd et aveugle, continuait de me rouer de coups. Oui, il ne s'arrêta de me frapper que lorsque son corps fut vidé de la rage qui l'avait subitement envahi.

    Elle dit : «Je dois t'ennuyer avec cette histoire que tu m'as si souvent entendue te raconter. Je te demande pardon. Tu es le seul à qui je parle sans réserve. Tu es le seul ami à qui j'ouvre mon cœur sans gêne et sans scrupules. Permets-moi de te narrer encore une fois ma vie d'épouse.

    Elle dit : «Sa mère m'emmena dans sa chambre. Elle s'occupa de moi et soigna mes blessures jusqu'à ce que je pus me relever. Cela dura six jours. Dieu merci, aucun membre de ma famille ne vint me visiter durant ce laps de temps. Car j'avais décidé de ne pas mettre au courant mes parents. Je ne voulais pas non plus que la chose se répande partout, je venais de me marier, et la rumeur chez nous est d'une méchanceté incroyable quand elle rencontre sur son chemin une femme. Les langues se seraient envenimées et personne ne m'aurait pardonné. Ma mémoire était déjà remplie de souvenirs qui m'enseignaient qu'une femme était toujours coupable, et que j'eus le temps de méditer pendant que j'étais allongée sur un matelas, attendant que mon corps se rétablisse. Je dois aussi t'avouer que les paroles consolatrices de sa mère furent pour quelque chose dans mon silence et ma résignation. Ils sont tous comme ça au début, me dit-elle. Ils veulent montrer qu'ils sont des hommes, et que ce sont eux qui commandent. Tu as commis deux fautes graves qu'aucun mari ne pardonnerait à son épouse : Tu as critiqué son attitude, et tu l'as fait en la présence de sa mère. Apprends que le silence est une arme efficace si tu veux conserver ton époux. En ce qui concerne les repas, je t'apprendrai comment lui préparer les plats qu'il aime manger. Il s'est habitué aux saveurs de ma cuisine. Repose-toi maintenant. Il se calmera et te reviendra.»

    Elle dit : «Regarde ces étoiles qui scintillent dans le ciel. Je les ai souvent entendues parler de notre amitié. Ce sont des amis ! se disent-elles. Ce sont des amis ! Mais qu'est ce que je vais leur répondre lorsque tu seras mort ? Où est ton ami ? me demanderont-elles. Pourquoi es-tu seule ?»

    Elle dit : «Il ne m'est jamais revenu. Certes, nous avons toujours vécu ensemble, mais quand il rentrait à la maison, il passait le plus clair de son temps avec sa mère. Quand c'était elle qui cuisinait, chaque cuillère de soupe ou de ragoût qu'il avalait, était suivie d'une exclamation et d'un compliment. Elle jubilait. Ils passaient de longues heures, assis ou allongés côte à côte, bavardant sur des sujets divers, les doigts de la mère fourrageant dans les cheveux du fils. Ils regardaient le journal télévisé ensemble. Il lui commentait longuement les visites et les discours du Président de la République qu'il adore. Mais c'est le football qui le passionne particulièrement.»

    Elle dit : «Deux mois après, mon mari entra dans une colère pire que la précédente. Et encore une fois, je fus tabassée pour une futilité dont j'ai oublié le souvenir. En me voyant ranger des affaires dans une valise, sa mère essaya de me retenir. En vain. J'avais pris la décision d'informer mes parents. Quand ma mère vit mon visage tuméfié, quand elle m'entendit lui décrire les rages soudaines et insensées de mon époux, elle se mit à pleurer et à se lamenter sur mon sort. Une tristesse infinie défigura son visage. Une immense lassitude s'empara de son corps, et elle se mit à pousser de profonds soupirs. Elle s'allongea. Molle et inutile. Très en colère, mon père quitta la maison en trombe. Il rentra quelques heures plus tard et demanda à voir ma mère. Ils s'enfermèrent dans leur chambre et discutèrent longuement ensemble. De la cuisine où je m'étais installée avec mes sœurs, je ne pouvais pas les entendre, mais des éclats de voix sourds me parvenaient. J'étais assise sur des braises. Les mots consolateurs de mes sœurs ne m'atteignaient pas.»

    Elle dit : «Tu entends ? Ce sont les étoiles qui chuchotent entre elles. Que raconte-t-elle à son ami depuis si longtemps ? se demandent-elles. Ça doit être une bien triste histoire ! Sinon, comment expliquer le silence et l'immobilité de son compagnon ? Quelle étrange amitié !»

    Elle dit : «Quand mes parents eurent terminé de discuter de mon problème, ma mère m'appela auprès d'elle. Elle m'informa : Ton père est allé voir ton mari pour lui demander des explications sur sa conduite avec toi. Il m'a dit qu'il lui a durement reproché de t'avoir frappée. Cela s'est passé dans ta maison, selon ton père, ton mari n'a pas proféré un traître mot. La tête baissée, il n'a pas osé un seul instant lever ses yeux sur lui. C'est ta belle-mère qui répondait à ton père. Elle lui a juré qu'il venait tout juste de lui déclarer qu'il regrettait amèrement le fait d'avoir frappé son épouse. Elle a promis qu'elle ne permettra plus jamais à son fils de lever sa main sur toi. Maintenant, écoute bien ce que je vais te dire, ma fille. Nous sommes des femmes, et nous devons nous résigner, accepter notre destin. Nous avons toujours tort. Même si ton père ne m'a jamais battue, il m'a toujours méprisée, tu l'as souvent entendu m'insulter. Je n'ai jamais élevé la voix en sa présence, je l'ai toujours servi, avec la peur au ventre, redoutant sa colère. C'est ainsi et aucune femme ne pourra changer cela. Bien sûr, tu peux demander le divorce, mais est-ce raisonnable ? Tu reviendras alors vivre dans la maison de ton père, mais tu seras la femme divorcée. Tu seras surveillée étroitement et enfermée à vie. Tu ne pourras aller nulle part. Tu n'auras jamais un foyer et des enfants, car aucun jeune homme ne voudra d'une femme divorcée. Si tu as un peu de chance, un veuf ou un vieux célibataire demandera ta main, mais c'est chose rare. Sache aussi ma fille que tes parents ne sont pas immortels. Après notre mort, qui te protègera ? Où vivras-tu ? Tu seras un poids même chez tes frères. Tu seras la servante de leurs épouses. On te méprisera. On te haïra. Accepteras-tu de vivre ainsi ma fille ? Pourras-tu supporter cet enfer ? »

    Elle dit : «Quand tu mourras, je répondrais aux étoiles : Mon ami est parti en voyage vers un pays merveilleux où poussent à profusion les fleurs de la jeunesse et de l'oubli. Il m'a promis : Nous serons jeunes et beaux. Nous saccagerons cette triste histoire comme on saccage les barreaux d'une cage, et nous partirons loin de ce monde. Une fois notre mémoire vidée du passé, je t'emmènerai chez mes ancêtres les loups et tu seras notre Reine. Nous te serons fidèles. Nous t'aimerons.»

    Elle dit : «Je suis retournée chez moi. Elle avait raison, ma mère. Ce pays appartient aux hommes. Nous avons été créées pour moisir dans une cuisine, en silence. Même nos corps ne nous appartiennent pas. Je me suis habituée à ses fureurs. Qu'aurais-je pu faire ? Divorcer ? Me plaindre à la police ? Je me serais très vite retrouvée seule et désignée par tous les index. Le tuer ? J'en aurais été incapable. Les années passèrent. Nous eûmes des enfants et l'idée de se révolter s'effaça totalement de mon esprit. Après la mort de sa mère, il devint moins violent, et ses accès de colère s'espacèrent. Il s'enfermait dans la chambre de la défunte des heures durant. Sa disparition l'a beaucoup affecté.»

    Elle dit : «Ton corps est froid. Je vais te couvrir avec mon châle pour te réchauffer. Demain, je leur dirai que tu es mort. N'oublie pas les fleurs que tu m'as promises. N'oublie pas que tu m'as promis de revenir et de faire de moi la Reine de ton peuple. Je t'attendrai, mon chien.»



    Le Quotidien d'Oran
    " Celui qui passe devant une glace sans se reconnaitre, est capable de se calomnier sans s'en apercevoir "
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