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Algérie-Egypte: la précarité de la confiance en eux de deux gouvernements autocrates

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  • Algérie-Egypte: la précarité de la confiance en eux de deux gouvernements autocrates

    C'était une «occasion historique,» une «bataille décisive,» une question de «justice divine,» une affaire de «dignité.» Il ne s'agissait ni d'une rencontre militaire déterminante, ni d'une négociation diplomatique tendue, mais d'un match de foot; de la confrontation qui allait déterminer qui, de l'Égypte ou de l'Algérie, serait le seul pays arabe à participer à la coupe du monde de la Fifa 2010. Les passions se sont enflammées dès le départ, et la réalité s'est montrée plus qu'à la hauteur. Ce qui a débuté comme une rivalité sur le terrain de foot s'est changé en profonde division diplomatique entre deux alliés de longue date, révélant la précarité de la confiance en eux des deux gouvernements autocrates moyen-orientaux et l'instabilité de l'association entre démagogie et nouveaux médias.

    Le 12 novembre, l'équipe nationale algérienne est arrivée au Caire pour jouer un match de qualification pour la Coupe du monde. Il suffisait à l'équipe algérienne d'une victoire par un but d'écart pour se qualifier pour le championnat de 2010 en Afrique du Sud; l'équipe égyptienne avait, quant à elle, besoin de gagner par deux buts d'écart pour gagner le droit à un match de barrage, ou par trois buts pour éliminer d'un coup l'équipe algérienne.

    Algériens et Égyptiens avaient déjà disputé le même genre de match vingt ans auparavant, d'où l'Égypte était sortie victorieuse. Ce match avait débouché sur des violences: un médecin égyptien y avait perdu un œil et Interpol avait lancé un avis de recherche contre un footballeur algérien. Ce fut aussi la dernière fois que l'Égypte se qualifiait pour la Coupe du monde, tandis que l'Algérie n'y avait pas participé depuis 1986.
    Revanche

    Cette revanche était ardemment attendue par les deux pays. Les ventes de drapeaux ont explosé, les médias tant officiels que privés ne parlaient plus que du match à venir. La veille, le journal Al Akhbar affichait en titre: «Quatre-vingt quatre millions d'Égyptiens supplient: s'il vous plaît, Dieu.»

    Pour des raisons historiques, mais aussi en partie à cause des enjeux, les réjouissances étaient empreintes dès le départ d'un courant d'animosité. Pendant des semaines, supporters égyptiens et algériens se sont livrés à une guerre virtuelle, se raillant mutuellement sur des forums, échangeant des photos d'équipes bidouillées, des chansons maison provocantes et des vidéos sur YouTube - pour finir par se pirater mutuellement leurs sites. Amr Adeeb, présentateur vedette du talk-show populaire du soir Al Qahera Al Youm (Le Caire aujourd'hui) sur la chaîne satellite Orbit et l'un des principaux instigateurs de la manie footballistique égyptienne, a déclaré la veille du match: «Ce qui m'ennuie c'est cette façon de parler des Algériens... cette provocation, cette suffisance.... Pourquoi les Algériens nous haïssent-ils à ce point? Nous les avons soutenus pendant leur révolution du million de martyrs, nous leur avons envoyé des professeurs pour leur apprendre l'arabe.» Inutile de préciser que les remarques provocatrices et paternalistes comme celles d'Adeeb - et elles furent légion - furent mal reçues en Algérie.

    Le soir de l'arrivée de l'équipe algérienne au Caire, son bus fut poursuivi et caillassé par des supporters égyptiens. On ne tarda pas à voir apparaître des vidéos sur Internet montrant des joueurs algériens indignés arrivant, ensanglantés, à leur hôtel. Pendant ce temps, les médias égyptiens protestaient que l'attaque n'était qu'une mise en scène et que les joueurs algériens avaient brisé les fenêtres de leur propre véhicule dans le but de faire changer le lieu du match. La FIFA a lancé une enquête qui reste ouverte.

    Lance-flammes

    Au premier round, l'équipe égyptienne a battu les Algériens 2-0. Des foules en extase ont envahi les rues du Caire, bloquant la circulation, agitant des lance-flammes artisanaux, pour faire la fête jusqu'à l'aube. Selon le ministère de la Santé égyptien, 20 supporters algériens et 12 égyptiens furent blessés cette nuit-là. Aux yeux de l'Algérie, le bilan était bien plus lourd: des Algériens avaient été tués dans les rues du Caire, des femmes déshabillées, et un supporter algérien brûlé vif par la police et des fans égyptiens. Quand l'ambassadeur algérien au Caire a démenti formellement les meurtres, le journal algérien Echorouk a posté une vidéo sur son site montrant un rappeur algérien pleurant son frère mort, soi-disant tué en Égypte (une intox, apparemment).

    En représailles, des commerces égyptiens en Algérie ont été pillés, et des travailleurs égyptiens ont dû bénéficier d'une protection policière. L'opérateur de téléphonie mobile Djezzy - propriété de l'entreprise égyptienne Orascom Telecom - a été particulièrement visé. Des clients auraient brûlé leurs cartes sim Djezzy et pillé les bureaux de l'entreprise, causant, selon les responsables d'Orascom, des dizaines de millions de dollars de dégâts.

    C'est dans cette ambiance de récrimination et d'hostilité croissante que les deux camps se sont préparés au match final et décisif, qui s'est disputé à Khartoum le 18 novembre. Le président algérien Abdelaziz Bouteflika y avait envoyé son représentant personnel. Les deux fils du président égyptien Hosni Mubarak, Alaa et l'héritier présomptif, Gamal, étaient également présents.

  • #2
    Les espoirs de Coupe du monde de l'Égypte se sont évanouis ce soir-là. L'Algérie a remporté la victoire, marquant l'unique but d'un match médiocre. Après la rencontre, des bus de supporters égyptiens auraient été assaillis sur le chemin de l'aéroport, et leurs fenêtres brisées. Des Égyptiens paniqués ont passé des appels à des talk-show télévisés, se disant assiégés et victimes d'un «bain de sang.»

    Au final, les fans égyptiens ont quitté Khartoum secoués mais généralement indemnes. Le ministre de la Santé égyptien a rapporté que 21 Égyptiens avaient été blessés. Néanmoins, de retour au Caire, l'escalade s'est poursuivie.

    Les médias ont raconté que le gouvernement algérien vidait les prisons et envoyait des milliers de criminels au Soudan, que des supporters algériens chassaient les Égyptiens, armés, à en croire l'hebdomadaire anglophone égyptien Al-Ahram Weekly, «de couteaux, de clous, de poignards, de crans d'arrêt, de scalpels et de lourds gourdins de bois.» Des foules de supporters égyptiens indignés ont tenté d'attaquer l'ambassade d'Algérie au Caire; des dizaines de policiers et de supporters ont été blessés lors des bagarres et du caillassage qui se sont ensuivis. Alaa Mubarak, le fils du président, a fait des apparitions régulières dans des émissions de télévision pour se plaindre de l'attitude des Algériens à Khartoum et les qualifier de «terroristes» et de «mercenaires.» D'autres médias égyptiens ont qualifié tous les Algériens dans leur ensemble de «grossiers,» «violents» et «malsains.»

    Bonnes relations historiques

    Cette virulence a choqué les observateurs, surtout lorsqu'on considère qu'historiquement, les deux pays entretiennent de bonnes relations. L'homme fort égyptien Gamal Abdel Nasser avait activement soutenu la résistance algérienne, et en 1973, l'Algérie avait envoyé du matériel militaire et 3 000 hommes pour aider l'Égypte à reprendre la péninsule du Sinaï aux Israéliens.

    Tous les vestiges de sentiments de camaraderie panarabe sont en lambeaux aujourd'hui, et les problèmes politiques sous-jacents s'imposent au premier plan à mesure que le conflit footballistique prend un tournant plus personnel. Alaa Mubarak a déclaré aux présentateurs de la télé: «Le nationalisme ou la fraternité arabe n'existe pas. Ce ne sont que des mots qui ne veulent rien dire dans la réalité... Quand les Algériens apprendront à parler arabe alors ils pourront venir dire qu'ils sont arabes.» Ces mots ont incité le journal algérien Liberté à demander si l'Algérie devrait quitter la Ligue arabe, un organisme qui «a toujours été entre les mains des Égyptiens» et à se demander: «Comment se fait-il que les Égyptiens aujourd'hui se proclament sans vergogne leaders du monde arabe, alors qu'ils en ont trahi la cause la plus noble, la Palestine, en étant les premiers à signer la paix et à échanger des ambassadeurs avec Israël?»

    Les relations de l'Égypte et Israël font l'objet de nombreux sarcasmes algériens. Avant les matchs, des cyberpirates algériens ont placé une étoile de David sur le drapeau égyptien du site Internet de l'équipe nationale de football. Un journal algérien a baptisé le stade du Caire «stade Tel Aviv.» L'Égypte est de longue date l'un des leaders du monde arabe et continue à se voir ainsi. Mais la mauvaise volonté ou l'incapacité du gouvernement à offrir de l'aide à Gaza bloquée, surtout pendant les bombardements israéliens de 2008, a porté préjudice pour un bon moment à son prestige aux yeux des autres pays arabes.

    Troisième mi-temps

    Loin de s'apaiser après le match, la division entre l'Égypte et l'Algérie s'est accentuée. L'Égypte a rappelé son ambassadeur. Les parlements algérien et égyptien ont tous deux évoqué des mesures de représailles. Quelques artistes égyptiens ont renvoyé leurs prix accordés par l'Algérie, et certains ont appelé à exclure l'Algérie des festivals culturels égyptiens. Les tour-opérateurs algériens ont suspendu tous les voyages en Égypte.

    Beaucoup soulignent que cette folie footballistique a pu servir les intérêts des deux régimes autocratiques, dont les populations pourraient sinon être en train de protester contre leurs conditions de vie ou demander une plus grande liberté politique. Un article publié sur le site Internet Algeria-Watch souligne les similitudes entre l'Égypte et l'Algérie: «La répression des libertés, l'oppression quotidienne, la misère et le désespoir sont le lot commun de la majorité des deux peuples. Des présidents à vie, des services secrets policiers tout-puissants et un pillage à grande échelle sont les caractéristiques que partagent les deux régimes, qui maintiennent tous deux leurs peuples dans l'état d'urgence depuis des décennies.» Le blogueur algérien qui a adopté pour pseudonyme The Moor Next Door note: «Le cycle du despotisme et de la vulgarité continuera et les ultimes vainqueurs ne sont pas les équipes nationales ou les jeunes hommes de la rue, mais plutôt leurs gouvernements et eux seuls. C'est ainsi qu'est la «politique du sport» dans les pays arabes.»

    Les autres coupables souvent évoqués sont les médias, qui dans les deux pays ont alimenté le conflit. Les autorités auraient presque certainement pu étouffer ces incitations si elles l'avaient voulu, bien sûr. Mais bien qu'ils aient fait de leur mieux pour diriger et profiter du nationalisme superficiel des supporters de foot enthousiastes, les dirigeants algériens et égyptiens semblent s'être quelque peu laissé déborder par les passions et les événements. Il ne faut pas sous-estimer le rôle joué par les nouveaux médias -- Twitter, blogs, vidéos par téléphones portables, YouTube. C'est grâce à ces technologies que les Algériens ont pu voir, quelques heures après, des vidéos amateures de leurs joueurs vedettes montrant leurs blessures et que les Égyptiens ont pu regarder, horrifiés, leur drapeau brûlé ou profané de mille autre façons.

    Au final, l'Égypte est le plus grand perdant. La réaction égyptienne exagérée à ce qui a été perçu comme l'impertinence et l'agression algériennes semble un symptôme d'une crise de confiance plus vaste, un sentiment que son prestige et son autorité dans la région ne sont plus ce qu'ils étaient. Le manque de légitimité du gouvernement a été mis en exergue par le chaos de Khartoum; aider et encourager le nationalisme le plus grossier, tout en bloquant toute forme de réelle participation politique, est une tactique peu perspicace qui ne résout pas le mécontentement de fond de la population. «Le régime égyptien a déprécié le citoyen égyptien aux yeux du monde,» a écrit Ibrahim Eissa, rédacteur en chef du journal d'opposition Al-Dustour, qui tient le gouvernement pour responsable des attaques contre les Égyptiens à Khartoum. «Nous en sommes venus à ne plus avoir de valeurs, de réputation, d'estime, parce que notre gouvernement a détruit notre dignité.» Est-il encore question de football?


    Par Ursula Lindsey journaliste indépendante au Caire, (Traduit par Bérengère Viennot) , Slate

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