8000 physiciens travaillent au prestigieux Conseil européen pour la recherche nucléaire (CERN, ) à Genève. Un monde à part où, en toute démocratie et sans hiérarchie apparente, des savants de 85 nationalités tentent de percer les mystères de l'Univers.
Il est 23 heures: l'équipe de nuit vient de prendre la relève dans la salle de contrôle du détecteur Atlas. Un silence religieux plane dans la grande pièce climatisée, tapissée d'écrans géants, où une vingtaine de chercheurs s'affairent devant des batteries d'ordinateurs. Les gobelets de café s'accumulent sur les tables, les mines sont tendues. On recommande au visiteur de ne pas s'approcher de la console bardée de gros boutons rouges: pas question de toucher les commandes d'arrêt d'urgence du plus grand accélérateur de particules du monde...
Le Large Hadron Collider (LHC) vient de redémarrer, le 21 novembre, plus d'un an après l'explosion du circuit de refroidissement qui l'a paralysé dès son inauguration, en septembre 2008. Les scientifiques qui procèdent ce soir aux premières collisions ont des raisons de se montrer nerveux. Nicolas, un jeune étudiant de l'université de Marseille-Luminy, a l'air émerveillé d'un gamin déballant un cadeau de Noël. Invité par son directeur de thèse, c'est la première fois qu'il pénètre dans le coeur du système, réservé aux seuls initiés. "Imaginez: les grandes découvertes des dix prochaines années vont se produire ici. Tous les physiciens du monde rêveraient d'être à ma place!"
Nous voici dans la Mecque de la physique des particules, au Conseil européen pour la recherche nucléaire (Cern), situé à Genève, en Suisse. Vu de loin, l'endroit ressemble à un complexe industriel poussé en pleine campagne. Usines, hangars, immeubles de bureaux se déploient sur une centaine d'hectares entourés de murs de béton. Toutes les rues de cet étrange village portent les noms de grands physiciens: Einstein, Marie Curie... On y trouve une banque, un bureau de poste, une garderie et trois restaurants.
Près de 10 000 personnes, dont 8000 scientifiques venus du monde entier, travaillent ici à construire et à faire fonctionner la machine la plus complexe jamais élaborée par l'homme. Cet appareil pachydermique est constitué d'un tunnel circulaire de 27 kilomètres de circonférence, creusé à 100 mètres sous terre entre la Suisse et la France, dans lequel des faisceaux de protons poussés à une vitesse proche de celle de la lumière se percutent en produisant des gerbes de particules élémentaires. Quatre détecteurs installés sur le parcours de la boucle, baptisés Atlas, Alice, LHCb et CMS, sont chargés d'enregistrer la trace des collisions. Le tout forme un colossal instrument scientifique, sorte de mégamicroscope doublé d'une machine à remonter le temps, qui permet de voir la structure des atomes et de reconstituer les conditions qui régnaient dans l'Univers pendant les premières fractions de seconde qui ont suivi le big bang, voilà 14 milliards d'années. A pleine puissance, l'engin consomme 300 mégawatts d'électricité, autant qu'une ville de 200 000 habitants.
Mais, au-delà des vertiges techniques, le Cern a aussi donné naissance à une formidable aventure humaine. Le Large Hadron Collider est un instrument mis à la disposition de la communauté scientifique mondiale: chaque pays envoie ses propres chercheurs à Genève, pour des périodes de quelques jours à plusieurs années, payés par les institutions ou les universités dont ils dépendent chez eux. "L'équipe du détecteur Atlas dans laquelle je travaille rassemble 2000 chercheurs: c'est de la science à l'échelle industrielle", explique Henri Bachacou, 34 ans, physicien détaché du laboratoire du CEA-Saclay, en région parisienne.
Autogestion et démocratie chez les scientifiques
Aussi incroyable que cela puisse paraître, les 8000 savants du centre fonctionnent en quasi-autogestion. Il n'y a pas de chef ici. Personne n'a le pouvoir de donner des ordres ou d'assigner telle personne à telle tâche. Chaque équipe élit un "porte-parole" censé coordonner l'ensemble, mais qui n'a en réalité aucun pouvoir formel. Toutes les décisions importantes sont prises en assemblée générale, à la majorité. De l'étudiant en thèse au professeur confirmé, tout le monde est traité sur un pied d'égalité.
La particule de dieu
Financée par les 20 Etats européens membres du Cern, ainsi que les Etats-Unis, la Russie, le Canada et le Japon, la construction du LHC a commencé il y a plus de dix ans et a coûté la bagatelle de 3 milliards d'euros.
Le tunnel, où les faisceaux de particules sont dirigés par d'énormes aimants supraconducteurs baignant dans l'hélium liquide, est considéré comme l'endroit le plus froid sur terre. Il y règne un vide dix fois plus poussé que sur la Lune, et la température dégagée par les collisions atteint plusieurs fois celle qui règne à la surface du Soleil.
Les physiciens espèrent découvrir, avec cet instrument de tous les superlatifs, une particule dont l'existence a été prédite depuis presque trente ans : le boson de Higgs. Surnommée la "particule de Dieu", cette pièce maîtresse, qui manque encore au modèle standard de la physique (et qui est censée donner leur masse à toutes les autres particules), permettrait aux physiciens de décrypter l'ensemble des forces régissant le comportement de la matière, de l'infiniment petit à l'infiniment grand.
"La science se fait par consensus, pas par la contrainte, explique Fabiola Gianotti, physicienne italienne de l'université de Milan, porte-parole chargée de coordonner le projet Atlas. Le Cern n'est pas une usine automobile, nous ne sommes pas tenus à l'efficacité économique, mais à la nécessité de faire avancer la science. Ce qui implique de favoriser au maximum la créativité. Bien sûr, il y a des conflits et des batailles d'ego, c'est parfois la pagaille, on s'engueule beaucoup, mais c'est toujours à propos de physique."
Les articles scientifiques publiés par le groupe sont signés par tous ses membres, dans l'ordre alphabétique. "C'est parfois injuste, car certains font l'essentiel du boulot pendant que d'autres se contentent de signer, mais c'est la règle." Ces publications à 2000 auteurs pourraient aussi poser un problème en cas de grande découverte justifiant un prix Nobel: celui de physique ne peut officiellement être attribué qu'à trois individus au maximum.
Il est 23 heures: l'équipe de nuit vient de prendre la relève dans la salle de contrôle du détecteur Atlas. Un silence religieux plane dans la grande pièce climatisée, tapissée d'écrans géants, où une vingtaine de chercheurs s'affairent devant des batteries d'ordinateurs. Les gobelets de café s'accumulent sur les tables, les mines sont tendues. On recommande au visiteur de ne pas s'approcher de la console bardée de gros boutons rouges: pas question de toucher les commandes d'arrêt d'urgence du plus grand accélérateur de particules du monde...
Le Large Hadron Collider (LHC) vient de redémarrer, le 21 novembre, plus d'un an après l'explosion du circuit de refroidissement qui l'a paralysé dès son inauguration, en septembre 2008. Les scientifiques qui procèdent ce soir aux premières collisions ont des raisons de se montrer nerveux. Nicolas, un jeune étudiant de l'université de Marseille-Luminy, a l'air émerveillé d'un gamin déballant un cadeau de Noël. Invité par son directeur de thèse, c'est la première fois qu'il pénètre dans le coeur du système, réservé aux seuls initiés. "Imaginez: les grandes découvertes des dix prochaines années vont se produire ici. Tous les physiciens du monde rêveraient d'être à ma place!"
Nous voici dans la Mecque de la physique des particules, au Conseil européen pour la recherche nucléaire (Cern), situé à Genève, en Suisse. Vu de loin, l'endroit ressemble à un complexe industriel poussé en pleine campagne. Usines, hangars, immeubles de bureaux se déploient sur une centaine d'hectares entourés de murs de béton. Toutes les rues de cet étrange village portent les noms de grands physiciens: Einstein, Marie Curie... On y trouve une banque, un bureau de poste, une garderie et trois restaurants.
Près de 10 000 personnes, dont 8000 scientifiques venus du monde entier, travaillent ici à construire et à faire fonctionner la machine la plus complexe jamais élaborée par l'homme. Cet appareil pachydermique est constitué d'un tunnel circulaire de 27 kilomètres de circonférence, creusé à 100 mètres sous terre entre la Suisse et la France, dans lequel des faisceaux de protons poussés à une vitesse proche de celle de la lumière se percutent en produisant des gerbes de particules élémentaires. Quatre détecteurs installés sur le parcours de la boucle, baptisés Atlas, Alice, LHCb et CMS, sont chargés d'enregistrer la trace des collisions. Le tout forme un colossal instrument scientifique, sorte de mégamicroscope doublé d'une machine à remonter le temps, qui permet de voir la structure des atomes et de reconstituer les conditions qui régnaient dans l'Univers pendant les premières fractions de seconde qui ont suivi le big bang, voilà 14 milliards d'années. A pleine puissance, l'engin consomme 300 mégawatts d'électricité, autant qu'une ville de 200 000 habitants.
Mais, au-delà des vertiges techniques, le Cern a aussi donné naissance à une formidable aventure humaine. Le Large Hadron Collider est un instrument mis à la disposition de la communauté scientifique mondiale: chaque pays envoie ses propres chercheurs à Genève, pour des périodes de quelques jours à plusieurs années, payés par les institutions ou les universités dont ils dépendent chez eux. "L'équipe du détecteur Atlas dans laquelle je travaille rassemble 2000 chercheurs: c'est de la science à l'échelle industrielle", explique Henri Bachacou, 34 ans, physicien détaché du laboratoire du CEA-Saclay, en région parisienne.
Autogestion et démocratie chez les scientifiques
Aussi incroyable que cela puisse paraître, les 8000 savants du centre fonctionnent en quasi-autogestion. Il n'y a pas de chef ici. Personne n'a le pouvoir de donner des ordres ou d'assigner telle personne à telle tâche. Chaque équipe élit un "porte-parole" censé coordonner l'ensemble, mais qui n'a en réalité aucun pouvoir formel. Toutes les décisions importantes sont prises en assemblée générale, à la majorité. De l'étudiant en thèse au professeur confirmé, tout le monde est traité sur un pied d'égalité.
La particule de dieu
Financée par les 20 Etats européens membres du Cern, ainsi que les Etats-Unis, la Russie, le Canada et le Japon, la construction du LHC a commencé il y a plus de dix ans et a coûté la bagatelle de 3 milliards d'euros.
Le tunnel, où les faisceaux de particules sont dirigés par d'énormes aimants supraconducteurs baignant dans l'hélium liquide, est considéré comme l'endroit le plus froid sur terre. Il y règne un vide dix fois plus poussé que sur la Lune, et la température dégagée par les collisions atteint plusieurs fois celle qui règne à la surface du Soleil.
Les physiciens espèrent découvrir, avec cet instrument de tous les superlatifs, une particule dont l'existence a été prédite depuis presque trente ans : le boson de Higgs. Surnommée la "particule de Dieu", cette pièce maîtresse, qui manque encore au modèle standard de la physique (et qui est censée donner leur masse à toutes les autres particules), permettrait aux physiciens de décrypter l'ensemble des forces régissant le comportement de la matière, de l'infiniment petit à l'infiniment grand.
"La science se fait par consensus, pas par la contrainte, explique Fabiola Gianotti, physicienne italienne de l'université de Milan, porte-parole chargée de coordonner le projet Atlas. Le Cern n'est pas une usine automobile, nous ne sommes pas tenus à l'efficacité économique, mais à la nécessité de faire avancer la science. Ce qui implique de favoriser au maximum la créativité. Bien sûr, il y a des conflits et des batailles d'ego, c'est parfois la pagaille, on s'engueule beaucoup, mais c'est toujours à propos de physique."
Les articles scientifiques publiés par le groupe sont signés par tous ses membres, dans l'ordre alphabétique. "C'est parfois injuste, car certains font l'essentiel du boulot pendant que d'autres se contentent de signer, mais c'est la règle." Ces publications à 2000 auteurs pourraient aussi poser un problème en cas de grande découverte justifiant un prix Nobel: celui de physique ne peut officiellement être attribué qu'à trois individus au maximum.
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