Le 6 novembre 1975 commence officiellement la Marche verte. Plus de 30 ans plus tard, grâce aux archives progressivement déclassifiées, on commence tout juste à mieux saisir la planification et les répercussions de cet événement resté sans équivalent dans le monde. TelQuel a eu accès aux mémorandums des négociations diplomatiques menées par le secrétaire d’Etat américain, Henry Kissinger, pendant la période 1974-1976. Ils apportent un éclairage nouveau sur la nature des relations maroco-algériennes, sur la psychologie des grands protagonistes de la Marche verte, et sur bien d’autres choses encore.
Les Marocains se souviendront longtemps de cette épopée glorieuse menée par quelque 350 000 volontaires issus de différentes couches sociales et représentant toutes les régions du royaume, qui ont répondu à l'appel d'entreprendre cette Marche pour libérer le Sahara du joug de l'occupant espagnol avec des “armes” pacifiques que sont le drapeau national, le Coran et l'attachement aux vertus de paix pour défendre leurs droits spoliés”. C’est en ces termes que, plus de 30 ans après les faits, la presse officielle commémore l’anniversaire de la Marche verte. C’est dire l’ampleur du succès de Hassan II, qui avait pensé aux moindres détails. Comme le chiffre de 350 000, qui est lui aussi symbolique : il représente le nombre de naissances intervenues au Maroc en 1975, soit l’équivalent de toute une génération de la jeunesse d’un pays, ce que Hassan II lui-même a appelé “la moisson solennelle que Dieu nous donne pour ramener à la patrie une terre que nous n’avions jamais oubliée”.
Guerre froide et décolonisation
En 1975, la situation du Sahara espagnol ne laisse déjà plus grand-monde indifférent. Comme dans d’autres points chauds de la planète, c’est la partition de la Guerre froide qui se joue, un risque d’effet dominos compris de tous. L’Algérie, arrimée à la fois aux Non-alignés et au bloc soviétique, a choisi le camp opposé au Maroc qui, lui, a les regards tournés vers l’Oncle Sam. A l’époque, chacun sait qu’un soutien trop visible de l’une ou l’autre grande puissance (Etats-Unis et URSS) impliquerait presque logiquement un engrenage guerrier. Ainsi, dans ses mémoires, Daniel Patrick Moynihan, représentant des USA à l'ONU pendant la crise de 1975, compare les histoires parallèles de Timor Leste et du Sahara occidental : “La Chine a soutenu le Fretilin au Timor, et a perdu. Au Sahara espagnol, la Russie a tout aussi clairement appuyé l'Algérie et son mouvement, connu sous le nom de Polisario, et a perdu. Dans les deux cas, les Etats-Unis désiraient une évolution telle qu'elle a eu lieu et ont travaillé dans ce sens”. C’est au même Moynihan que l’on doit cette boutade illustrant l’anti-bolchevisme qui règne aux Etats-Unis : “Si l’URSS prend pied au Sahara, le sable n’y suffira bientôt plus”.
Les stratégies en présence
L’heure est ainsi à l’équilibre des super-puissances, mais l’époque est aussi celle des dernières décolonisations africaines. L’Espagne a gardé un pied au Sahara. Mais dès 1965, les Nations Unies se prononcent pour la première fois sur la nécessaire décolonisation du territoire. Un an plus tard, l’ONU appelle même à la tenue d’un référendum d’autodétermination. Le temps de la présence espagnole sur le sol africain est donc désormais compté. Le Maroc, l’Algérie et la Mauritanie aiguisent leurs armes tout en suivant de près l’évolution juridique du dossier. Quand la Cour internationale de justice, saisie par le Maroc, rend un avis reconnaissant des liens d’allégeance entre les populations sahraouies et les sultans marocains, avant la colonisation espagnole, Hassan II croit tenir en main un blanc-seing. Côté algérien, on préfère insister sur la nécessité d’un référendum d’autodétermination, préconisé à la fois par l’ONU et par la CIJ. Côté mauritanien, on se contente de soutenir les revendications du Maroc sur les zones qui avaient avec le royaume des liens ethniques et historiques, et de se satisfaire de la réciprocité marocaine. Qu’à cela ne tienne, le jour même du verdict de la CIJ, Hassan II annonce, dans un discours télévisé à la nation, qu’il conduira lui-même 350 000 civils marocains, rassemblés en une Marche verte pacifique et sans armes jusqu’à Laâyoune.
L’Espagne se retire
Au moment de la Marche verte, le général Franco est mourant. Dans la relation qu’il fait de son expérience au Sahara, André Lewin, porte-parole de l’ONU chargé d’une mission diplomatique auprès de Franco, le décrit ainsi : “Très affaibli, amaigri, la main tremblante en buvant son verre de Xérès ou en feuilletant distraitement son dossier, mais ferme encore dans ses attitudes et dans ses propos, étroitement sanglé dans son uniforme d'apparat devenu trop grand pour lui”. Et de continuer : “Je fus impressionné d'entendre cet homme, au pouvoir depuis près de quarante ans, - un pouvoir qui avait précisément pris naissance à partir des troupes stationnées à l'époque au Sahara espagnol et aux Canaries -, déclarer avec une nuance de regret dans la voix, mais avec assurance, que ‘si ces populations ne veulent plus de l'Espagne, il est clair que l'Espagne doit s'en aller’”. L’Etat de santé de Franco a sans aucun doute constitué une opportunité pour Hassan II. Même si le Caudillo s’était déjà résolu à abandonner le Sahara, l’arrivée de Juan Carlos sur le trône change complètement la donne. Il prend l’intérim dès le 30 octobre, à une semaine de la Marche verte, avant même la mort officielle de Franco. Un mois plus tard, le retrait espagnol du Sahara déjà largement entamé, le ministre des Affaires étrangères du nouveau roi est chargé de négocier avec le secrétaire d’Etat américain, Henry Kissinger. Le compte-rendu de la négociation révèle que l’Espagne a cherché à obtenir un signal fort de la part des Etats-Unis, en signe d’amitié envers les nouveaux dirigeants américains, désireux de sortir de la neutralité franquiste et de s’arrimer au bloc de l’Ouest : si l’Espagne quitte l’Afrique, c’est pour mieux se redéployer en Europe avec, en ligne de mire, une coopération militaire avec l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN).
La mission Waldheim
Quelques jours avant la Marche verte, le secrétaire général des Nations Unies, Kurt Waldheim, charge son porte-parole, André Lewin, d’une mission quasi impossible : convaincre Hassan II, déjà très enthousiasmé par son grand projet, de renoncer à la Marche verte. Dans sa besace, Lewin n’a rien, ou presque : un plan qui répond en presque tous points aux exigences algériennes et n’a donc presque aucune chance d’être accepté par Hassan II. “(Le roi) vint à ma rencontre, il était visiblement tendu, fiévreux, mais son regard brillait d'une flamme intérieure et d'une grande vivacité, se remémore Lewin. Il portait une robe de chambre sombre. Me tendant la main, il esquissa un sourire, me disant qu'en dépit de son état, de sa fatigue et de ses multiples charges, il avait tenu à me recevoir, en signe de considération pour les Nations Unies”. Après cette entrevue, Lewin restera longtemps marqué par la fermeté du ton de Hassan II. Le monarque lui aurait en effet expliqué en substance que, si les Nations Unies essayaient d’interférer, elles entraveraient la marche de l’Histoire et devraient en supporter les conséquences. Au pire, Hassan II s’est même dit prêt à quitter l’ONU, arguant du caractère pacifique de son entreprise. Ce faisant, il feignait d’ignorer qu’au même moment, les Forces armées royales (sous le commandement d’un certain Ahmed Dlimi) étaient stationnées au Sahara. Objectif : sécuriser et occuper plusieurs points stratégiques, mais aussi mener une véritable opération militaire contre le tout jeune Front Polisario.
La victoire de Hassan II
Au final, seuls quelques milliers de patriotes (sur les 350 000 “marcheurs verts”) quitteront les campements de Tarfaya et de Tan Tan pour parcourir une distance de 15 km dans le désert, avant que l’ordre de repli ne soit donné par Hassan II, qui négocie en coulisses avec les Espagnols. Le 9 novembre, dans un discours prononcé à Agadir, le roi met fin à la Marche verte : “La Marche a rempli sa mission, atteint ses objectifs, et réalisé ce que nous-mêmes et nos amis en attendions. Il nous appartient donc, cher Peuple, de revenir tous à notre point de départ, afin de traiter d’une autre manière et avec des méthodes nouvelles”. La victoire de Hassan II est, avant tout, celle d’avoir évité le pire à un moment où le ministre algérien des Affaires étrangères, Abdelaziz Bouteflika, n’hésite pas à utiliser le risque d’une situation qui dégénère, voire d’un génocide. Au risque de guerre avec l’Algérie s’ajoutait celui de pertes civiles que faisaient planer les champs de mines antipersonnel semées par les Espagnols en prévision de leur retrait. La victoire de Hassan II est également symbolique : par un incroyable coup de poker, le roi a redressé son trône et lui a conféré une aura incroyable.
“Alors, pensez-vous que j'aie eu raison d'agir comme je l'ai fait, convaincu que c'était pour le bien de mon pays ?”, demande Hassan II à Lewin, une fois la Marche terminée. Réponse : “Sire, je pense que vous réussirez dans l'immédiat ce qui peut apparaître comme un extraordinaire coup de poker, et que le proche avenir vous donnera raison, mais beaucoup de principes seront invoqués et beaucoup de forces se ligueront pour vous empêcher de pérenniser votre succès et s'efforceront de vous le faire payer. Le risque pour vous se situe donc à plus long terme. Aurez-vous alors les moyens d'y faire face ?”. A méditer.
Les Marocains se souviendront longtemps de cette épopée glorieuse menée par quelque 350 000 volontaires issus de différentes couches sociales et représentant toutes les régions du royaume, qui ont répondu à l'appel d'entreprendre cette Marche pour libérer le Sahara du joug de l'occupant espagnol avec des “armes” pacifiques que sont le drapeau national, le Coran et l'attachement aux vertus de paix pour défendre leurs droits spoliés”. C’est en ces termes que, plus de 30 ans après les faits, la presse officielle commémore l’anniversaire de la Marche verte. C’est dire l’ampleur du succès de Hassan II, qui avait pensé aux moindres détails. Comme le chiffre de 350 000, qui est lui aussi symbolique : il représente le nombre de naissances intervenues au Maroc en 1975, soit l’équivalent de toute une génération de la jeunesse d’un pays, ce que Hassan II lui-même a appelé “la moisson solennelle que Dieu nous donne pour ramener à la patrie une terre que nous n’avions jamais oubliée”.
Guerre froide et décolonisation
En 1975, la situation du Sahara espagnol ne laisse déjà plus grand-monde indifférent. Comme dans d’autres points chauds de la planète, c’est la partition de la Guerre froide qui se joue, un risque d’effet dominos compris de tous. L’Algérie, arrimée à la fois aux Non-alignés et au bloc soviétique, a choisi le camp opposé au Maroc qui, lui, a les regards tournés vers l’Oncle Sam. A l’époque, chacun sait qu’un soutien trop visible de l’une ou l’autre grande puissance (Etats-Unis et URSS) impliquerait presque logiquement un engrenage guerrier. Ainsi, dans ses mémoires, Daniel Patrick Moynihan, représentant des USA à l'ONU pendant la crise de 1975, compare les histoires parallèles de Timor Leste et du Sahara occidental : “La Chine a soutenu le Fretilin au Timor, et a perdu. Au Sahara espagnol, la Russie a tout aussi clairement appuyé l'Algérie et son mouvement, connu sous le nom de Polisario, et a perdu. Dans les deux cas, les Etats-Unis désiraient une évolution telle qu'elle a eu lieu et ont travaillé dans ce sens”. C’est au même Moynihan que l’on doit cette boutade illustrant l’anti-bolchevisme qui règne aux Etats-Unis : “Si l’URSS prend pied au Sahara, le sable n’y suffira bientôt plus”.
Les stratégies en présence
L’heure est ainsi à l’équilibre des super-puissances, mais l’époque est aussi celle des dernières décolonisations africaines. L’Espagne a gardé un pied au Sahara. Mais dès 1965, les Nations Unies se prononcent pour la première fois sur la nécessaire décolonisation du territoire. Un an plus tard, l’ONU appelle même à la tenue d’un référendum d’autodétermination. Le temps de la présence espagnole sur le sol africain est donc désormais compté. Le Maroc, l’Algérie et la Mauritanie aiguisent leurs armes tout en suivant de près l’évolution juridique du dossier. Quand la Cour internationale de justice, saisie par le Maroc, rend un avis reconnaissant des liens d’allégeance entre les populations sahraouies et les sultans marocains, avant la colonisation espagnole, Hassan II croit tenir en main un blanc-seing. Côté algérien, on préfère insister sur la nécessité d’un référendum d’autodétermination, préconisé à la fois par l’ONU et par la CIJ. Côté mauritanien, on se contente de soutenir les revendications du Maroc sur les zones qui avaient avec le royaume des liens ethniques et historiques, et de se satisfaire de la réciprocité marocaine. Qu’à cela ne tienne, le jour même du verdict de la CIJ, Hassan II annonce, dans un discours télévisé à la nation, qu’il conduira lui-même 350 000 civils marocains, rassemblés en une Marche verte pacifique et sans armes jusqu’à Laâyoune.
L’Espagne se retire
Au moment de la Marche verte, le général Franco est mourant. Dans la relation qu’il fait de son expérience au Sahara, André Lewin, porte-parole de l’ONU chargé d’une mission diplomatique auprès de Franco, le décrit ainsi : “Très affaibli, amaigri, la main tremblante en buvant son verre de Xérès ou en feuilletant distraitement son dossier, mais ferme encore dans ses attitudes et dans ses propos, étroitement sanglé dans son uniforme d'apparat devenu trop grand pour lui”. Et de continuer : “Je fus impressionné d'entendre cet homme, au pouvoir depuis près de quarante ans, - un pouvoir qui avait précisément pris naissance à partir des troupes stationnées à l'époque au Sahara espagnol et aux Canaries -, déclarer avec une nuance de regret dans la voix, mais avec assurance, que ‘si ces populations ne veulent plus de l'Espagne, il est clair que l'Espagne doit s'en aller’”. L’Etat de santé de Franco a sans aucun doute constitué une opportunité pour Hassan II. Même si le Caudillo s’était déjà résolu à abandonner le Sahara, l’arrivée de Juan Carlos sur le trône change complètement la donne. Il prend l’intérim dès le 30 octobre, à une semaine de la Marche verte, avant même la mort officielle de Franco. Un mois plus tard, le retrait espagnol du Sahara déjà largement entamé, le ministre des Affaires étrangères du nouveau roi est chargé de négocier avec le secrétaire d’Etat américain, Henry Kissinger. Le compte-rendu de la négociation révèle que l’Espagne a cherché à obtenir un signal fort de la part des Etats-Unis, en signe d’amitié envers les nouveaux dirigeants américains, désireux de sortir de la neutralité franquiste et de s’arrimer au bloc de l’Ouest : si l’Espagne quitte l’Afrique, c’est pour mieux se redéployer en Europe avec, en ligne de mire, une coopération militaire avec l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN).
La mission Waldheim
Quelques jours avant la Marche verte, le secrétaire général des Nations Unies, Kurt Waldheim, charge son porte-parole, André Lewin, d’une mission quasi impossible : convaincre Hassan II, déjà très enthousiasmé par son grand projet, de renoncer à la Marche verte. Dans sa besace, Lewin n’a rien, ou presque : un plan qui répond en presque tous points aux exigences algériennes et n’a donc presque aucune chance d’être accepté par Hassan II. “(Le roi) vint à ma rencontre, il était visiblement tendu, fiévreux, mais son regard brillait d'une flamme intérieure et d'une grande vivacité, se remémore Lewin. Il portait une robe de chambre sombre. Me tendant la main, il esquissa un sourire, me disant qu'en dépit de son état, de sa fatigue et de ses multiples charges, il avait tenu à me recevoir, en signe de considération pour les Nations Unies”. Après cette entrevue, Lewin restera longtemps marqué par la fermeté du ton de Hassan II. Le monarque lui aurait en effet expliqué en substance que, si les Nations Unies essayaient d’interférer, elles entraveraient la marche de l’Histoire et devraient en supporter les conséquences. Au pire, Hassan II s’est même dit prêt à quitter l’ONU, arguant du caractère pacifique de son entreprise. Ce faisant, il feignait d’ignorer qu’au même moment, les Forces armées royales (sous le commandement d’un certain Ahmed Dlimi) étaient stationnées au Sahara. Objectif : sécuriser et occuper plusieurs points stratégiques, mais aussi mener une véritable opération militaire contre le tout jeune Front Polisario.
La victoire de Hassan II
Au final, seuls quelques milliers de patriotes (sur les 350 000 “marcheurs verts”) quitteront les campements de Tarfaya et de Tan Tan pour parcourir une distance de 15 km dans le désert, avant que l’ordre de repli ne soit donné par Hassan II, qui négocie en coulisses avec les Espagnols. Le 9 novembre, dans un discours prononcé à Agadir, le roi met fin à la Marche verte : “La Marche a rempli sa mission, atteint ses objectifs, et réalisé ce que nous-mêmes et nos amis en attendions. Il nous appartient donc, cher Peuple, de revenir tous à notre point de départ, afin de traiter d’une autre manière et avec des méthodes nouvelles”. La victoire de Hassan II est, avant tout, celle d’avoir évité le pire à un moment où le ministre algérien des Affaires étrangères, Abdelaziz Bouteflika, n’hésite pas à utiliser le risque d’une situation qui dégénère, voire d’un génocide. Au risque de guerre avec l’Algérie s’ajoutait celui de pertes civiles que faisaient planer les champs de mines antipersonnel semées par les Espagnols en prévision de leur retrait. La victoire de Hassan II est également symbolique : par un incroyable coup de poker, le roi a redressé son trône et lui a conféré une aura incroyable.
“Alors, pensez-vous que j'aie eu raison d'agir comme je l'ai fait, convaincu que c'était pour le bien de mon pays ?”, demande Hassan II à Lewin, une fois la Marche terminée. Réponse : “Sire, je pense que vous réussirez dans l'immédiat ce qui peut apparaître comme un extraordinaire coup de poker, et que le proche avenir vous donnera raison, mais beaucoup de principes seront invoqués et beaucoup de forces se ligueront pour vous empêcher de pérenniser votre succès et s'efforceront de vous le faire payer. Le risque pour vous se situe donc à plus long terme. Aurez-vous alors les moyens d'y faire face ?”. A méditer.
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