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"Larbi" et l'histoire du temps de l'entre-temps

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    «Larbi» et l'histoire du temps de l'entre-temps

    par Kamel Daoud
    «Quand commence un nouvel an ?», se dit Larbi assis sous un olivier à qui on a imposé de répéter qu'il est un palmier. Sa question était la plus profonde qu'il s'est jamais posée depuis sa puberté encadrée par les interdits ancestraux et évidée par la mixité impossible. C'est qu'en effet Larbi a été tellement colonisé qu'il ne sait plus quand commence une année et si jamais elle finit par une fête ou un jour férié. D'ailleurs, au plus profond de lui-même, Larbi sait qu'il ne s'appelle pas Larbi, mais ça c'est une autre histoire avec une histoire qui lui manque terriblement (Larbi étant personne en fait: sa femme s'appelle Kahina/Yamina/Fatima mais lui, il ne sait pas comment il s'appelle encore. Sa mère étant morte trop tôt et son père a pris la montagne qui ne l'a pas rendu et son grand-père a été réduit à une chanson et sa grand-mère à un bijou artisanal. Du coup, Larbi se pose la même question différente de celle des intellectuels: il ne se dit plus «qui je suis ?» mais surtout «je commence quand ?». Du point de vue arabe de Larbi, le temps commence avec une fuite pour marquer la fuite du temps : le Prophète est sorti de La Mecque pour fuir vers Médine, d'où l'an zéro de la religion: l'an de la Fuite, du départ, du voyage, de l'exil.

    L'an final serait donc celui du Retour, vers Dieu, vers l'origine, le paradis ou l'enfer selon le casier judiciaire, l'an de la boucle bouclée. Entre temps, c'est ce temps de l'entre-temps qui préoccupe Larbi. Il ne sait pas comment le remplir, ni comment le vider. Il veut le compter et qu'il soit pris en compte dedans, pas le subir, le regarder. Par ailleurs, Larbi sait que le temps se calcule par des cycles: sans récoltes fixes, ni relance de l'agriculture, et avec l'exode rural et le trouble de l'identité, Larbi ne peut plus calculer le temps avec le blé, le labour ou la sécheresse. Avant le départ de la France coloniale, les temps étaient durs, aujourd'hui ils sont troubles, demain ils seront vagues. Larbi sait qu'on calcule le temps avec ce que l'on produit et ce que l'on mange: la chasse, la récolte de céréales, les caravanes, les moussons, la crue des fleuves ou la remontée des poissons. «Comment calculer le temps lorsqu'on ne vend que du pétrole ?», ne se dit pas Larbi. Le pipeline peut-il être une horloge ? D'où la question d'entame de Larbi «quand commence un nouvel an ?». Du coup, on y est tous revenus: par quoi commencer lorsqu'on fête à sept jours d'intervalle, trois nouvel an à la fois ? Le premier Mouharrem, suivi du premier janvier qui sera suivi du premier «yennayer». Quand prendre le temps au temps ? Si Larbi n'avait pas été tellement colonisé, par les autres, par les siens et ensuite par lui-même, il aurait pu fêter Yennayer comme nouvel an. Sauf que cela ne suffit pas à tarir l'angoisse de Larbi: le temps ce n'est pas un bocal mais un ruisseau. Ce n'est pas un souvenir mais la moitié d'un futur. Pour avoir un nouvel an, il faut en avoir les moyens: c'est-à-dire fabriquer du temps et pas seulement s'en souvenir et inventer tellement d'objets et d'armes que les autres espèces doivent vous suivre dans votre décompte et s'imaginer que votre anniversaire c'est l'anniversaire de toute l'humanité. Pour reprendre Larbi, on peut s'offrir un nouvel an et un calendrier lorsqu'on marche sur la Lune par exemple. Un an zéro peut être daté avec une conquête, une invention. Il peut être aussi inventé par une crucifixion, un massacre. C'est pour cela que la grand-mère de Larbi parlait du temps en disant l'an du typhus, du malaria, l'an du bon (bon alimentaire), l'an des Américains (en transit par le Maghreb lors de la Seconde Guerre). Du coup, là aussi, si on ne vend que du pétrole, que l'on ne croit que ce qui se dit au Moyen-Orient et à El-Azhar, que l'on n'a pas de champs de blé sous garantie et qu'on souffre de trouble de l'identité comme l'olivier à qui on tord la main pour qu'il chante qu'il est un palmier, il ne reste qu'une seule solution: fêter le nouvel an selon la loi du plus fort. Aujourd'hui l'Occident et dans quelques décennies, l'an chinois. C'est ainsi, quand on est présumé, on se fatigue de présumer et on se fixe sur la date la plus proche. Car le calendrier, c'est comme la langue: c'est un dialecte avec du Pouvoir. Quand on est fort, bien armé, nourri et souverain sur terre, le temps commence quand on le veut. C'est au plus fort et au plus civilisé de décider que sa propre histoire est celle du monde et que le monde est né quand il est né lui-même.

    D'où la tristesse enfouie de Larbi et son errance entre les fêtes. Le jour où le Yennayer coïncidera avec le premier Mouharrem qui coïncidera avec le premier janvier, Larbi explosera ou naîtra ou s'en ira ou se développera. Mais en attendant, il est là avec sa question «Quand commence un nouvel an ?». Et sa réponse est encore provisoire: «c'est quand finit l'an d'avant». C'est bête mais c'est ainsi quand le temps est vécu comme un entre-temps. Bonne année. Mais laquelle ?

    Le Quotidien d'Oran
    " Celui qui passe devant une glace sans se reconnaitre, est capable de se calomnier sans s'en apercevoir "
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